17

Linda Ross et Franklin Lincoln gagnèrent le camp des archéologues à pied, une heure avant l’aube, au comble de l’excitation et manquant de sommeil. Mark Murphy était parti seul au volant du Pig : il devait rencontrer dans le désert George Adams, chargé de lui livrer en hélicoptère les quantités de carburant nécessaires à la poursuite de leur mission.

Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’ils s’étaient séparés. Après avoir découvert le corps crucifié de l’Américain, ils en avaient conclu que les autres avaient été emmenés ailleurs. Probablement là où l’hélicoptère avait amené le président. Si c’était le cas, leur interrogatoire serait rapide, brutal, et très probablement couronné de succès. En ce moment même, une équipe de terroristes pouvait fort bien se diriger vers le chantier archéologique à bord d’un hélicoptère Mi-8.

Le temps pressait. Le sommet approchait, et, surtout, plus la captivité de la secrétaire d’Etat se poursuivait et plus elle courait le risque d’être elle aussi torturée.

Avec le lever du soleil, le camp s’éveilla. Linda et Linc remarquèrent que la plupart des archéologues étaient des étudiants profitant de l’été pour accomplir du travail de terrain. Les plus âgés devaient être professeurs ou assistants. Il y avait aussi une dizaine de Tunisiens, dont l’un, vêtu d’un complet mal coupé, s’agitait beaucoup sans faire grand-chose et qui devait donc être le représentant du gouvernement.

Ils durent attendre presque une heure avant de voir le Dr Emile Bumford émerger de sa tente. Pour un homme qui venait de perdre les trois quarts de son équipe, le très raffiné M. Bumford ne semblait pas plus inquiet que cela. Il bâilla de façon théâtrale en sortant au soleil, comme s’il venait de passer une excellente nuit. Vêtu d’une ridicule tenue de safari, coiffé d’un panama, il se dirigea vers la tente des repas. Derrière la tente, des cuisiniers s’affairaient devant des grills, et, bien que l’odeur ne parvînt pas jusqu’à eux, Linda et Linc imaginaient les œufs au plat et les pommes de terre frites, eux qui en guise de petit déjeuner n’avaient eu droit qu’à des rations militaires froides. Le repas dura longtemps, car apparemment il fut suivi d’une réunion générale. Puis les étudiants allèrent chercher leur équipement et se dirigèrent vers un ensemble de ruines romaines. Les professeurs, un peu moins pressés, finirent eux aussi par disparaître derrière la colline séparant le camp du site archéologique.

Bumford retourna à sa tente en dernier. Il ne demeura à l’intérieur que quelques instants avant de s’asseoir sur une chaise au-dehors, à l’ombre d’un parasol, et d’ouvrir un livre épais comme une encyclopédie. Linc aurait aimé se glisser dans le camp et se saisir tout de suite de lui, mais des travailleurs tunisiens parcouraient encore les allées, les bras chargés de ballots de linge, ou bien s’occupaient à ranger les tentes des étudiants.

— J’ai suivi un cours d’archéologie lors de ma première année d’université, chuchota Linda. On a passé un long week-end à faire des fouilles, mais on n’a jamais eu de serviteurs comme ça.

— Parce que le Département d’Etat ne payait pas de supplément pour que vous puissiez travailler tout à votre aise.

— Bien vu. Bon, à ton avis, qu’est-ce qu’il fabrique, le Bumford ?

— Je dirais qu’il touche une confortable indemnité journalière et qu’il n’est pas du tout pressé de savoir ce qui est arrivé à Alana Shepard et aux autres.

— Jolie mentalité.

Une heure plus tard, le représentant du gouvernement tunisien vint voir Bumford et les deux hommes s’entretinrent pendant un moment. Bumford fit quelques grands gestes des bras et termina la conversation par un haussement d’épaules nonchalant.

Linc se mit à chuchoter en prenant un faux accent arabe :

— Professeur Bumford, avez-vous des nouvelles de vos compagnons ? (Il prit alors une voix nasillarde.) Je n’ai pas la moindre idée de ce qui a pu leur arriver… Vous avez dû contacter votre université et signaler leur disparition… Ce n’est pas de mon ressort. Je ne suis ici qu’en tant que consultant… Mais vous n’êtes pas inquiet ? Cela fait plusieurs jours… Ça n’est pas mon problème.

Le Tunisien quitta la scène.

La saynète de Linc semblait à peine exagérée, car Bumford retourna aussitôt à sa lecture sans paraître le moins du monde troublé.

Ils attendirent encore vingt minutes que le calme se fût installé dans le camp. On ne voyait plus aucun employé tunisien, et Linc en profita pour se glisser sans bruit jusqu’à l’arrière de la tente ; il tira de sa poche un couteau Emerson CQC-7A dont la lame était si affûtée qu’il coupa la toile en nylon sans plus de bruit qu’une motte de beurre.

Il pénétra dans la tente et se planta derrière Bumford qui ne se doutait pas le moins du monde de ce qui arrivait. Puis il se retourna et vit par l’ouverture Linda, accroupie derrière des fûts de gazole destinés au générateur électrique qui lui faisait signe d’attendre, car l’un des cuisiniers traversait le camp pour se rendre aux latrines. Dès qu’il eut disparu, Linda lui montra son poing serré.

D’un geste vif, Linc saisit alors l’orientaliste sous les aisselles et le tira à l’intérieur de la tente avant de le plaquer au sol. Puis il se mit sur lui à califourchon, lui appuya une main sur la bouche et de l’autre brandit son couteau de façon menaçante.

Un instant plus tard, Linda se glissa à son tour par l’ouverture que Linc venait de pratiquer dans la toile.

— Dis donc, t’as fait ça avec une telle facilité. Il doit bien peser cent dix kilos.

— Dis plutôt cent vingt. C’était mon côté « propre et soigné ».

Linda se pencha vers Bumford, le front en sueur, qui ouvrait des yeux grands comme des soucoupes.

— Mon collègue va ôter sa main. Vous ne crierez pas et ne bougerez pas. Compris ?

Bumford avait l’air d’un poisson mort.

— Hochez la tête si vous avez compris.

Comme il ne bougeait toujours pas, Linc lui releva et lui abaissa le menton plusieurs fois de suite. La terreur se lut dans les yeux de Bumford, et il acquiesça vigoureusement. Linc retira sa main.

— Qui êtes-vous ? gémit-il.

— Parlez doucement, dit Linda. Nous sommes ici pour Alana Shepard, Mike Duncan et Greg Chaffee.

— Qui êtes-vous ? répéta Bumford. Je ne vous reconnais pas. Vous ne faites pas partie de l’équipe.

Lorsque Linda tendit la main vers lui, Bumford sembla se rétracter dans le sol. Elle rajusta sur son nez les lunettes du professeur et replaça l’une des branches derrière son oreille.

— Nous sommes des amis. Nous avons besoin de vous parler des autres membres de votre équipe.

— Ils ne sont pas ici.

— C’est qui, ce type, un savant idiot ? demanda Linc.

— Professeur Bumford, dit Linda le plus gentiment du monde, nous sommes venus vous poser un certain nombre de questions. Nous faisons partie d’une équipe de sauvetage américaine.

— Des militaires ?

— Nous ne sommes que des civils sous contrat, mais à Washington on a pensé que votre mission était suffisamment importante pour faire appel à nous.

— C’est une perte de temps, fit Bumford, recouvrant un peu de son arrogance naturelle.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?

Linda comprit qu’il attendait un brin de reconnaissance capable de flatter son ego boursouflé.

— Vous êtes Emile Bumford, l’un des meilleurs experts mondiaux de l’empire ottoman.

— Dans ce cas, vous devez savoir que je n’ai pas besoin de justifier mes assertions. Il faut les prendre telles quelles. Pour le Département d’Etat, cette expédition est une pure et simple perte de temps.

— Mais alors dans ce cas, pourquoi êtes-vous venu ? demanda Linc.

Bumford ne répondit pas tout de suite et Linda remarqua la lueur furtive dans son regard.

— Ne mentez pas, lui dit-elle sèchement.

Bumford laissa échapper un soupir.

— J’ai perdu mon poste de professeur à cause d’une aventure que j’ai eue avec une étudiante, et je suis maintenant en plein divorce. L’avocat de ma femme me presse comme un citron, alors que l’enseignement ne m’a jamais beaucoup rapporté. Ajoutez à cela que je n’ai pas publié un livre en dix ans, et vous comprendrez tout.

— L’argent.

— Le Département d’Etat me verse cinq cents dollars par jour. J’en ai besoin.

— C’est pour ça que vous restez assis sur votre cul alors que votre équipe a disparu. Vous touchez votre salaire journalier !

Linda aurait voulu gifler ce visage béat, mais elle se contint.

— Bon, eh bien voici le moment venu de mériter votre argent. Dites-moi exactement pourquoi, à votre avis, cette expédition est une perte de temps.

— Connaissez-vous l’histoire de Suleiman Al-Jama qu’on nous a racontée ? Il se serait lié d’amitié avec un marin américain et aurait changé d’avis à propos de sa guerre sainte contre l’Occident.

— Oui, on en a entendu parler, dit Linda.

— Eh bien moi je n’y crois pas. Pas une seconde. J’ai étudié tout ce qu’Al-Jama a pu écrire. C’est comme si je le connaissais personnellement. Il ne pouvait pas changer. Aucun corsaire barbaresque ne pouvait changer. Ils ramassaient trop d’argent en attaquant les navires marchands européens.

— Je croyais qu’Al-Jama se battait pour des raisons idéologiques et pas pour l’argent, rétorqua Linc.

— Al-Jama était un homme comme les autres. Je suis certain qu’il a été tenté par les richesses que la course procurait. Il a peut-être commencé parce qu’il voulait tuer des infidèles, mais dans certains de ses derniers écrits il évoque les « récompenses » qu’il a accumulées. C’est lui qui le dit, pas moi.

— Récompense ne veut pas forcément dire trésor, dit Linda qui se rendait compte que Bumford interprétait les propos d’Al-Jama à travers le filtre de sa propre cupidité.

— Ma jeune dame, on m’a amené ici parce que je suis un expert sur ces questions. Si mes explications ne vous intéressent pas, je vous en prie, laissez-moi tranquille.

— Je suis curieux, dit Linc. La piraterie était-elle lucrative pour les pirates barbaresques ?

— Que savez-vous vraiment d’eux ?

— Je sais que les marines leur ont flanqué une raclée, comme le dit la chanson, « au large de Tripoli ».

— En fait, il s’agissait de cinq cents mercenaires sous le commandement de l’ancien consul d’Amérique, William Eaton, et d’une poignée de marines qui ont mis à sac la ville de Dema, un petit bled qui faisait partie du domaine personnel du pacha de Tripoli. Cette action a peut-être hâté la signature d’un traité de paix, mais ce n’était en rien une de ces batailles héroïques qu’on célèbre avec des hymnes.

Linc connaissait certains marines de ses amis qui l’auraient tué pour une telle remarque.

— Entre le quinzième et le dix-neuvième siècle, reprit Bumford, les pirates barbaresques avaient la mainmise sur les routes maritimes les plus lucratives : la Méditerranée et la côte de l’Atlantique Nord en Europe. A cette époque, les nations qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas payer l’exorbitant tribut réclamé par les pirates voyaient leurs bateaux arraisonnés, les cargaisons pillées et les équipages soit vendus comme esclaves soit libérés contre rançon. Des nations comme l’Angleterre, la France et l’Espagne versaient des millions en or pour protéger leur commerce maritime. Pendant un moment, même les Etats-Unis ont payé. D’après certaines études, plus d’un dixième du revenu fédéral allait à différents seigneurs de la côte barbaresque. Pour capturer des gens dans les villages côtiers, les pirates lançaient même des expéditions aussi loin que l’Irlande. D’après certaines estimations, plus d’un million et demi d’Européens ont été enlevés et réduits en esclavage. Vous vous rendez compte ?

— Oui, dit Linc d’un air ironique.

Mais Bumford était lancé sur son sujet favori et choisit de ne pas relever le sarcasme de l’Afro-Américain.

— C’était l’une des principales puissances navales de l’époque, reprit le professeur. Et Suleiman Al-Jama était peut-être le plus habile et certainement le plus cruel de tous ces pirates. Il avait d’abord fait des études pour devenir imam, mais il y avait dans sa famille une tradition de piraterie qui remontait à des générations. On raconte que ses ancêtres attaquaient déjà les navires revenant des croisades. Al-Jama avait ça dans le sang. Je regrette, mais d’après ce que je sais de lui, il n’aurait pas plus renoncé que le terroriste actuel portant le même nom à ce qu’il considérait comme une guerre sainte contre les puissances occidentales.

C’est là que Linda vit qu’elle s’était trompée. Il ne voyait pas les choses à travers le prisme de sa propre cupidité. Il voyait ce qu’ils cherchaient à faire à travers la conviction du caractère inévitable du terrorisme et du triomphe du dogme islamiste. Elle parlait à un homme battu, un homme qui ne s’était jamais attaqué aux extrémistes d’une culture qu’il prétendait enseigner mais n’avait jamais vraiment comprise.

Elle décida pourtant de poursuivre la discussion.

— Mais à un moment donné, Thomas Jefferson a décidé que les Etats-Unis ne payeraient plus le tribut. Pour la première fois dans leur histoire, les pirates faisaient face à une puissante marine de guerre disposée à les combattre plutôt qu’à leur donner de l’argent. Al-Jama a sûrement dû comprendre que leur règne était terminé. La déclaration de guerre unilatérale de Jefferson contre la piraterie signait le début de leur fin. Un pays s’était dressé contre leur forme de sauvagerie alors que le reste du monde continuait à courber l’échine.

En prononçant ces paroles, Linda sentait tellement le parallèle avec l’époque présente qu’un frisson la parcourut tout entière. L’Europe avait passé la dernière partie du vingtième siècle sous la menace constante du terrorisme. Des bombes avaient explosé dans des boîtes de nuit, partout s’étaient succédé enlèvements, assassinats et détournements d’avions sans que les autorités ne réagissent vraiment.

Après la première attaque contre le World Trade Center, les Etats-Unis avaient adopté la même attitude. Le gouvernement l’avait considérée comme un acte criminel alors que ce n’était en réalité que la première opération d’une guerre à venir. Les coupables avaient été arrêtés et jetés en prison, et jusqu’au 11 Septembre, on n’en avait plus guère parlé.

Mais après l’attaque de 2001, au lieu de se voiler la face une deuxième fois, le gouvernement américain avait réagi en attaquant ceux qui soutenaient le terrorisme. Comme deux cents ans auparavant, l’Amérique avait proclamé à la face du monde qu’elle préférait se battre plutôt que de vivre dans la peur.

— En admettant même qu’Al-Jama ait changé et trouvé un moyen de réconcilier l’islam et la chrétienté, reste encore à découvrir son navire, le Saqr, dit Bumford. Or, il est impossible qu’un vaisseau ait pu demeurer caché dans le désert pendant deux siècles. Il aurait été soit détruit par les éléments, soit pillé par des nomades. Croyez-moi, il n’y a plus rien à trouver.

— Simplement, comme ça, fit Linc en voyant Linda prête à exploser, si par hasard ce bateau avait pu être conservé, où pourrait-il se trouver, à votre avis ?

— D’après la lettre que j’ai lue à Washington, il devrait être dans le lit asséché de la rivière, au sud du camp, mais Alana, Mike et Greg l’ont exploré en totalité. Ils ne se sont arrêtés qu’en arrivant à une chute, qui, lorsque la rivière coulait, aurait été impossible à franchir. Il n’y a aucun navire barbaresque dissimulé dans les parages.

— Y avait-il un autre indice dans cette lettre ? Quelque chose qui pourrait paraître significatif ?

— Henry Lafayette disait qu’il était dissimulé dans une vaste caverne, accessible seulement, je cite, « grâce à un dispositif ingénieux ». Mais ne me demandez pas ce que c’est. Alana m’a harcelé pendant des semaines à ce sujet. Le seul autre indice dont je dispose, est une légende locale selon laquelle le navire est caché sous le noir qui brûle.

— Le quoi ? demanda Linda.

— Le noir qui brûle. Ce conte provient du journal du second d’Al-Jama, Suleiman Karamanli. Ce journal a été conservé dans les archives royales parce que cet homme était le neveu du pacha de Tripoli. Mais je n’ai aucune idée de ce que ça peut vouloir dire, désolé.

— Moi aussi, grommela Linda.

Si une archéologue aussi compétente qu’Alana Shepard n’avait pas pu découvrir le navire d’Al-Jama après plusieurs semaines de recherche, en utilisant le matériel le plus performant, il y avait peu de chances que Mark, Linc et elle y arrivent au cours des quelques jours qui restaient avant la conférence de paix.

Linda jeta un coup d’œil à sa montre. Il leur faudrait une heure pour rejoindre le lieu de leur rendez-vous avec Mark et le Pig. Leur rencontre avec Bumford n’ayant rien donné, elle leur dirait que le mieux était à présent de se tenir à la disposition de Juan pour le cas où il aurait eu plus de chance qu’eux.

— Allez, viens, Linc, dit-elle. M. Bumford, merci de nous avoir consacré tout ce temps. Et inutile de vous rappeler que vous ne nous avez jamais vus.

— Bien sûr. Au fait, avez-vous trouvé des indices, quelque chose à propos de la disparition de mon équipe ?

Linda ravala une répartie cinglante en l’entendant évoquer de façon si désinvolte le sort des autres.

— L’un des hommes est mort. Soit Greg Chaffee soit Mike Duncan. Une balle dans la tête. Les vautours n’en ont pas laissé suffisamment pour que nous puissions l’identifier. Pour les deux autres, on ne sait rien.

— Mon Dieu. Suis-je en sûreté en restant ici ? Je devrais peut-être rentrer aux Etats-Unis.

Linc saisit le bras de Linda avant qu’elle ne gifle le savant.

— Du calme. Il n’en vaut pas la peine. Allez, on y va.

Ils se glissèrent au-dehors par l’arrière de la tente et traversèrent le camp assoupi. Aucun des deux ne remarqua le jeune garçon qui avait écouté toute la conversation, accroupi près de la tente. Lorsqu’ils eurent disparu derrière une dune, l’enfant se précipita vers le représentant du gouvernement tunisien. Vingt minutes plus tard, l’information fut transmise à un contact à Tripoli en échange d’une somme conséquente, et quarante minutes après cela, dans un lointain camp d’entraînement de la montagne, les turbines d’un hélicoptère Mi-8 se mirent à vrombir.