Sur son joli petit visage on lisait un mélange de joie et de détermination. Il avait la bouche ouverte, et, en dépit du chlore qui le piquait, il gardait les yeux grands ouverts. Des gouttes d’eau pendaient à ses longs cils comme des éclats de diamant. Tout son corps gigotait au rythme de ses petites jambes qui fouettaient l’eau et son menton venait rebondir sur les brassards gonflables à chacun de ses mouvements maladroits.
Debout dans la piscine de l’immeuble, de l’eau jusqu’à la taille, Alana avait l’impression que son cœur allait exploser de joie en voyant son petit Josh tenter furieusement de la rejoindre, tandis qu’elle reculait lentement. Il connaissait le jeu et se plaindrait amèrement s’il se fatiguait avant d’avoir rejoint sa mère, ou rayonnerait de fierté s’il parvenait à se blottir dans ses bras accueillants.
Alana avait à présent les fesses pressées contre le rebord de la piscine, tandis que Josh n’était plus qu’à quelques pas d’elle, un sourire triomphant aux lèvres. Et soudain, ses brassards disparurent et son visage s’enfonça dans l’eau. Alana voulut s’écarter de la paroi, mais c’était comme si sa peau et le tissu de son maillot de bain étaient collés aux carreaux.
Josh réapparut, crachant de l’eau et de la salive. Il se mit à tousser, les yeux remplis de terreur. Il cria « maman ! » avant de disparaître à nouveau sous la surface de l’eau.
Alana tendit les bras désespérément mais ne put l’atteindre. Impossible de bouger. Tout autour de la piscine, il y avait des gens allongés dans des chaises longues, ou qui laissaient négligemment tremper leurs pieds dans l’eau. Elle voulut les prévenir mais aucun son ne sortait de ses lèvres.
Les mouvements de Josh se firent moins violents et ses cheveux longs se répandirent à la surface, agités par les vaguelettes. Il avait les poings serrés, comme s’il cherchait encore à lutter, mais Alana ne pouvait rien pour lui. Le système de filtrage de la piscine l’éloignait d’elle. Ses bras tendus et sa nuque arquée lui faisaient mal : c’était pour la punir d’être une mauvaise mère, elle le savait.
Son bébé était en train de mourir.
Elle aurait pu accepter un tel destin, mais la réalité était bien plus cruelle encore.
Elle s’éveilla de son cauchemar.
Si elle avait mal à la tête, c’était que l’un de ses gardiens venait de la frapper à coups de matraque. Si elle avait mal aux bras, c’était qu’on la tirait de la queue où quelques instants auparavant, elle versait un maigre gruau dans les assiettes en métal des autres prisonniers. Elle avait le dos engourdi parce que le sol était caillouteux et que l’homme qui la tirait marchait d’un pas vif.
Un autre garde cria quelque chose à l’homme qui venait de la frapper. Il s’immobilisa et la laissa tomber au sol. Elle ne prêta aucune attention aux salves de phrases arabes que les deux hommes échangèrent. Si seulement ils pouvaient l’oublier là !
L’image de son fils en train de se noyer ne faisait qu’ajouter à sa douleur. Josh avait à présent onze ans, et pas cinq, comme dans son rêve, et c’était un excellent nageur.
Le ton ne cessa de monter entre les deux gardiens jusqu’à ce qu’un troisième homme intervienne. C’était l’un des chefs et un seul mot de lui suffit à mettre un terme immédiat à l’algarade. L’homme qui l’avait frappée lui donna un petit coup de pied dans les côtes pour l’obliger à se lever et lui fit signe de reprendre place derrière la table où les femmes servaient leur pitance à des hommes hâves, vêtus de haillons.
Alana, prisonnière depuis moins d’une semaine, savait que la plupart de ces malheureux étaient là depuis des mois. Ils ne faisaient pas meilleure figure que les déportés libérés des camps nazis.
Lorsqu’elle reprit sa place derrière la table, sa voisine lui murmura quelques mots en arabe.
— Désolée, je ne comprends pas.
La femme, qui avait dû être grosse si l’on en jugeait par la chair pendant à son cou, désigna les yeux d’Alana puis la table. Ne regardez pas les gardes, semblait-elle lui dire. Ce fut du moins ce qu’elle comprit. Ou alors, occupez-vous de votre travail. En tout cas, lorsque le prisonnier suivant se planta devant elle, elle se contenta de lever le regard à hauteur de l’assiette qu’il tendait d’une main tremblante.
Après avoir touché leur nourriture et une tasse remplie d’une eau chaude capable de brûler la langue, les prisonniers mangeaient par terre. Les plus chanceux pouvaient s’adosser à l’un des vieux bâtiments, hauts d’un ou deux étages, recouverts de toits en tôle rouillée. Les flancs de ces bâtiments étaient faits de planches tordues et fendues par le soleil. De l’autre côté, on apercevait des rails, quelques wagons et deux locomotives, dont l’une pas plus grande qu’un camion. A la différence des bâtiments et des wagons, les locomotives étaient récentes, quoique recouvertes de poussière. Un peu plus loin, le long de la voie ferrée, avant qu’elle ne disparaisse derrière un pan de montagne, se dressait une énorme structure en métal rouillé, avec de vieux tapis roulants et des morceaux de ferraille qui pendaient dans le vide.
Il n’avait pas fallu longtemps à Alana pour comprendre qu’il s’agissait d’une ancienne mine et que les prisonniers travaillaient à sa réouverture. Des groupes de détenus, parmi les plus costauds, partaient tous les matins travailler sur les voies au nord, tandis que d’autres descendaient dans l’énorme puits ouvert, au fond de la vallée. On utilisait peu d’équipement lourd, seulement une grue montée sur rails et deux bulldozers. Tout le reste était effectué à la main, sous l’œil vigilant et la chicotte des gardiens.
Soudain, un brouhaha parcourut les rangs des prisonniers assis et ils tournèrent les yeux vers le fond de la vallée. Un véhicule s’approchait sur la piste étroite, soulevant un nuage de poussière.
Ce véhicule était identique à celui qui les avait capturés : un 4 × 4 équipé pour le désert, avec de gros pneus et une mitrailleuse montée sur le toit. Au fur et à mesure de son approche on distinguait une forme sur le capot, et l’on découvrit bientôt qu’il s’agissait d’un cadavre d’homme. Il était nu, et sa peau autrefois brune avait rougi sous l’effet des brûlures et s’en allait par lambeaux. On voyait bien qu’il avait été également la proie d’un animal tant la chair était lacérée sur les bras et la poitrine. Quant à son visage, ce n’était plus qu’une masse informe et sanguinolente.
La patrouille ramenait un prisonnier évadé.
Le camion s’arrêta tout près des tables à tréteaux et la porte côté passager s’ouvrit à la volée. L’homme qui descendit s’entretint pendant un moment avec le chef des gardes, qui se mit ensuite à haranguer les prisonniers. Alana n’avait pas besoin de parler arabe pour comprendre qu’il leur disait, voici ce qui arrive à ceux qui tentent de s’évader. Il tira ensuite un couteau de sa ceinture, coupa les liens retenant le corps au capot et s’éloigna à grands pas. Le cadavre heurta le sol avec un bruit sourd et les mouches qui bourdonnaient autour des assiettes trouvèrent soudain un repas plus appétissant.
Alana n’avait pas suffisamment de nourriture dans l’estomac pour vomir, mais elle se pencha en avant, les mains aux genoux, et bientôt son estomac se contracta. Lorsqu’elle se redressa, un garde qu’elle ne connaissait pas la regardait avec intérêt.
Une demi-heure plus tard, le repas terminé, Alana et une autre femme nettoyaient les plats de service avec des poignées de sable. Cela dit, les prisonniers qui travaillaient dans la mine et sur la voie ferrée n’avaient pas laissé grand-chose dans leurs assiettes, car l’un des principaux moyens de coercition était de les laisser dans un état permanent de dénutrition.
Elle était à genoux, occupée à nettoyer un bol, lorsqu’une ombre se pencha sur elle. Elle leva les yeux. La femme qui travaillait avec elle continua de travailler avec application. Soudain, Alana fut remise brutalement sur ses pieds par le garde qui l’avait giflée auparavant. Il ne devait pas avoir plus de vingt ans. Il était si près d’elle qu’elle sentait son haleine chargée de tabac et elle vit dans son regard qu’il ne la considérait pas comme un être humain.
Les autres gardes chargés de surveiller les femmes détournèrent le regard. Visiblement, ils avaient passé un accord. Alana Shepard appartenait à cet homme.
Elle tenta de lui donner un coup de genou, mais son geste fut tellement annoncé qu’il se détourna et reçut le coup dans la cuisse. Le regard toujours aussi vide, il la gifla sur la même joue qu’auparavant, encore gonflée et qui commençait à bleuir.
Alana se retint pour ne pas pleurer ni s’écrouler sur le sol. Elle tituba jusqu’à ce que la brûlure sur sa peau s’apaise et que la tête cessât de lui tourner. Le garde la fit alors pivoter à nouveau, lui enfonça durement les doigts dans l’épaule et la poussa en avant.
A une centaine de mètres de là, se trouvait un vieil appentis. La moitié du toit manquait et les flancs étaient bombés comme ceux d’un vieux cheval. La porte pendait sur un unique gond. Lorsqu’elle fut arrivée sur le seuil, il la poussa si violemment à l’intérieur qu’elle tomba à terre. Elle avait déjà vécu un semblable supplice à l’université et s’était jurée de ne plus jamais le subir. En se retournant pour lui faire face, elle ramassa une poignée de graviers et de poussière.
Il se rua en avant et lui lança un coup de pied au poignet. Ses doigts s’ouvrirent et son bras s’engourdit. Ses maigres munitions s’éparpillèrent sur le sol. Il prononça quelques mots en arabe et pouffa.
Il se jeta alors sur elle, lui plaqua une main sur la bouche et le nez, tandis que l’autre… Elle tenta de se débattre sous son poids, d’échapper à l’horreur de ce qui allait arriver, mais il la plaquait impitoyablement au sol. Elle n’arrivait plus à respirer. Sa tête commençait à tourner, et après quelques secondes, en dépit de toute sa volonté, elle sentit que son corps la trahissait. Ses mouvements devinrent moins violents. L’inconscience planait comme une ombre noire.
C’est alors que retentit un fort craquement, comme celui de branches sèches, et elle put se tourner et respirer. Elle aperçut au-dessus d’elle une main d’homme et l’arrière du crâne de son agresseur. L’homme repoussa le garde et elle put respirer plus librement. Celui qui avait tenté de la violer gisait à présent à ses côtés, et la mort avait donné quelque semblant de vie à ses yeux qui ne cilleraient plus.
Agenouillé au-dessus d’elle, le garde qui avait observé son haut-le-cœur derrière la table où elle servait les repas. Il avait brisé le cou de son agresseur à mains nues.
Il lui parla d’un ton apaisant, et il lui fallut une bonne seconde pour se rendre compte qu’elle reconnaissait les mots. Il s’adressait à elle en anglais.
— Ça va aller, maintenant. Ses ardeurs se sont refroidies. A jamais.
— Qui… ? Qui êtes-vous ?
Il retira son keffieh, et elle vit qu’il était plus âgé que les autres gardes, la peau tannée par le grand air. Elle remarqua aussi qu’il avait un œil brun et l’autre d’un bleu intense.
— Je m’appelle Juan Cabrillo, et si vous voulez rester vivante, il faut qu’on parte d’ici très vite tous les deux.
— Je ne comprends pas.
Juan se leva et tendit à la main à Alana.
— Pas besoin. Il suffit de me faire confiance.
*
Après avoir traversé la vallée de nuit, en profitant de la clarté de la lune, il lui avait été des plus faciles de gagner le site lui-même. Les gardes avaient ordre de tenir les prisonniers enfermés, mais rien n’empêchait les gens vêtus comme lui de circuler librement.
Alors qu’il avait pris place dans la file pour prendre son petit déjeuner comme les autres, on lui avait demandé les raisons de sa présence, et il avait répondu qu’on l’avait envoyé là depuis l’autre camp pour le punir d’avoir échoué à une épreuve de parcours du combattant. Le jeune homme qui l’avait interrogé avait jugé sa réponse plausible et n’avait pas cherché à en apprendre davantage.
Après tout, avec sa tenue de combat et son visage à moitié dissimulé par le keffieh, Juan ne déparait pas dans le paysage. Mais il fallait demeurer prudent. Lors de sa chute dans la montagne, il avait perdu l’une de ses lentilles de contact brunes. Il avait lavé l’autre du mieux qu’il le pouvait dans sa bouche, mais elle avait été rayée, et chaque fois qu’il cillait, il avait l’impression qu’on lui frottait la cornée avec du papier de verre, et son œil larmoyait sans cesse.
Il passa la matinée à déambuler au milieu des travaux, sans trop s’éloigner des autres gardes pour ne pas attirer l’attention. Il comprit rapidement qu’il se trouvait dans un camp de travail forcé, et, d’après l’état des prisonniers, soit ce camp existait depuis longtemps soit ils y étaient arrivés en bien piètre condition. Il penchait plutôt pour la dernière explication, car il ne semblait pas qu’on eût accompli beaucoup de travail.
C’était d’ailleurs là le problème, car il ne tarda pas à se rendre compte que ces gens n’étaient pas censés accomplir quoi que ce soit. Les trous creusés au fond de la vallée semblaient l’être au hasard, sans qu’un ingénieur des mines en ait supervisé l’excavation. On avait affaire là à des travaux en trompe l’œil, destinés à épuiser ces gens, à les rendre reconnaissants pour la maigre pitance qu’on leur concédait. Mais, au moins pour l’instant, on ne cherchait pas à les faire mourir.
Il songea alors à Fiona Katamora, elle aussi disparue dans les limbes. Ni vivante ni morte, au moins officiellement.
En écoutant les autres gardes, Juan avait fini par obtenir une image relativement claire de l’endroit ; non pas de sa destination (personne n’en parlait) mais des gens qui y vivaient. Les accents arabes les plus différents s’y côtoyaient, depuis le dialectal le plus guttural des bidonvilles du Maroc jusqu’au parler raffiné des universitaires d’Arabie Saoudite. Cette Babel d’accents et de dialectes le confirmait dans l’idée qu’il y avait là des terroristes recrutés aux quatre coins du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord.
A un moment, au cours de la journée, il avait pu s’approcher suffisamment de la tente de commandement pour entendre le chef des gardes parler dans un téléphone satellitaire. Sous l’œil du garde posté à l’entrée de la tente, il fit mine de relacer sa chaussure et fut presque sûr d’entendre prononcer le nom de Suleiman Al-Jama. Il dut cependant s’éloigner rapidement pour ne pas éveiller les soupçons.
Au cours du repas de midi, il se rendit compte que tous les prisonniers n’étaient pas arabes. Il remarqua au milieu d’eux un homme aux cheveux blonds, cruellement brûlé par le soleil. Puis, lorsque l’un des gardes frappa une femme, il remarqua qu’elle non plus ne venait pas de la région. Elle était petite, des mèches s’échappaient du foulard qu’on lui avait donné, et elle avait les yeux d’un vert éclatant. Elle aurait pu être turque, mais il y avait chez elle une incontestable allure d’Américaine moyenne.
Il l’avait surveillée du coin de l’œil et s’était donc retrouvé prêt lorsque l’homme qui avait été sévèrement admonesté par son chef pour l’avoir frappée, était revenu venger son humiliation.
Avec l’aide du chef de l’armurerie de l’Oregon, Kevin Nixon, de la Boutique magique, avait dissimulé dans sa prothèse un garrot en fil de fer et un pistolet compact Kel-Tec 380. Le pistolet ne possédant pas de silencieux, il avait opté pour le garrot et brisé le cou de l’homme.
*
— Je crois que je n’ai pas le choix, dit Alana en prenant la main que lui tendait Juan.
L’appentis était assez éloigné des autres bâtiments pour que les gardes ne puissent pas le voir directement. En outre, ils savaient ce qui devait s’y passer et détournaient sciemment le regard. Juan réussit à conduire Alana jusqu’à une petite corniche en contrebas. Ils s’aplatirent sur le sol et attendirent.
Apparemment, rien d’anormal.
Quelques minutes plus tard, Juan estima que le danger était passé : ils se laissèrent glisser le long de la pente et gagnèrent le désert, mettant le plus de distance possible entre eux et le camp d’entraînement.
D’après lui, ils disposaient d’environ une heure avant qu’on s’inquiète de l’absence du garde et qu’on découvre qu’il ne manquait personne parmi les prisonniers capables de lui briser la nuque. En outre, il ne craignait guère qu’on lançât des patrouilles à leur recherche. A l’heure du déjeuner, il avait vu le camion revenir avec le cadavre, et en avait déduit que les gardes comptaient sur le désert pour accomplir la besogne ; il ne leur restait plus, ensuite, qu’à repérer les vautours pour les conduire à leur proie.
Selon toute vraisemblance, ils enverraient un véhicule d’ici un jour ou deux à la recherche de vautours tournoyant dans le ciel.
A ce moment-là, il serait allongé dans sa baignoire, à bord de l’Oregon, un verre dans une main et un cigare cubain dans l’autre. Mais parce qu’il avait perdu son téléphone satellitaire, il y aurait un bandage taché de sang sur sa jambe.