Chapitre 44

 

« Nous sommes tous des imposteurs dans l’ensemble de ce monde, nous prétendons tous être quelque chose que nous ne sommes pas. »

De Richard Bach/Illusions

 

 

— Harmony, Harmony. Je sais que tu es là. Pourquoi fuis-tu ? Tu n’as quand même pas peur de moi ? Allez montre-toi, qu’on se parle. On peut tout recommencer à zéro, sans plus jamais se mentir. Tu sais que nous sommes faits l’un pour l’autre. Ce qui compte ce n’est pas qui je suis, mais ce que je suis pour toi et ce que tu es pour moi. Allez, arrête de te cacher, tu es ridicule, cria-t-il.

Maxence ne la distinguait plus. Elle ne devait pourtant pas être très loin, quelque part cachée derrière un arbre de cette forêt côtière. La route, peu fréquentée à l’approche du crépuscule, était toute proche. Cela faisait une dizaine de minutes qu’il avait perdu de vue sa femme. Plus d’une heure qu’il était à sa poursuite. Cela devenait inquiétant, il fallait qu’il la convainque de revenir auprès de lui. Ils referaient leurs bagages, ils repartiraient ailleurs, redémarreraient sous de nouvelles identités. Il en avait déjà usurpé plusieurs que c’était presque devenu un jeu. Même si cela lui faisait du mal de quitter le personnage de Rousseau.

François Duchâteau et Olivier, Maxence Rousseau étaient tous les deux ensevelis sur un îlet désert des Virgin Islands. François avait enterré son ami qu’il croyait mort par accident, une mauvaise chute provoquée par Sonia. Elle avait prétendu que Rousseau avait tenté d’abuser d’elle, en le repoussant il s’était empalé sur une ferraille. Amoureux, François l’avait crue. Cette version avait son ombre de vérité. L’accident était réel, mais la cause de la bagarre était différente. Rousseau avait surpris Sonia en train de voler ses papiers d’identité et son diplôme.

Le mari d’Harmony avait épié François tandis qu’il creusait la tombe de son ami. Lorsque celui-ci était descendu pour replacer le corps, il en avait profité pour le rejoindre. Il l’avait assommé avec la pelle puis poignardé à mort. Ce dernier gisait lui aussi au fond du même trou.

Cela paraissait compliqué, mais tout était horriblement simple. Peut-être aurait-il pu éviter de devoir le tuer ? Mais à nouveau, il avait opté pour une solution facile. François en savait trop et aurait pu se rétracter. 

Rousseau et Duchâteau, deux amis qui s’étaient vantés dans un bar d’être des anciens enfants de la DASS, sans véritable attache, sans véritable famille. Cela lui était tombé du ciel, de tels naïfs avec de tels profils. Sonia avait charmé François pour pouvoir avoir accès à ses papiers d’identité et son diplôme. Mais François ne possédait pas ce fameux sésame, ce diplôme de cuistot auquel l’actuel mari d’Harmony  avait tant aspiré. Alors Sonia, avait improvisé et était partie dans la chambre de Rousseau. Celui-ci était rentré plus tôt que prévu. Une bagarre mortelle, « l’effet Papillon ».

Le mari d’Harmony avait toutes les compétences requises pour être un excellent cuisinier, mais une phobie des examens l’avait stoppé dans sa progression. Il avait échoué à cause de ces foutus malaises provoqués par la peur de l’échec. Avec le diplôme de Rousseau, il avait pu réaliser son rêve. S’échapper de ces îles et travailler dans un hôtel chic à Miami.

Mais après six années de bons et loyaux services, il commençait à tourner en rond et Sonia exigeait de plus en plus une part importante de son salaire. Il n’était quand même pas un monstre, et il n’avait pas envisagé une seule seconde de l’éliminer. Il ne tuerait jamais une femme, par principe. Sa propre mère était morte sous les coups de poing de son paternel.

Ce fut à ce moment qu’il y eut Harmony, leur coup de foudre, leur mariage, un nouveau départ. Lorsque Sonia l’avait retrouvé, furieuse d’avoir été bernée, elle avait exigé beaucoup plus d’argent. Ainsi ils avaient monté cette fausse disparition et cette demande de rançon. Il l’avait sentie méfiante dans la villa à Saint-Barth, jusqu’à l’enfermer dans la chambre. Toutefois, ce que Sonia ignorait, c’était qu’il avait préparé sa fuite afin qu’elle ne le retrouve jamais. Mais sa complice était morte, une bête erreur de livraison. La chance était de son côté. Bien qu’il eût donné un petit coup de pouce à la chance… Il avait rappelé le traiteur quelques instants après Sonia, il avait embrouillé le pauvre cuistot haïtien avec sa commande d’accras. Et des accras aux fruits de mer avaient finalement été livrés. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle succombe, mais cette fois-là, ce qu’il espérait tant s’était enfin produit. Il ne s’attribuait nullement ce crime, les pompiers et le médecin n’étaient pas arrivés à temps… N’ayant appris son décès qu’un jour plus tard, il avait d’ailleurs poursuivi son plan comme prévu. Il ne voulait pas rentrer à Milwaukee. Il fallait à nouveau repartir à zéro.

Il avait conservé cette carte postale de Côte d’Ivoire comme un joker. Un lieu de retraite idéal. Il avait éparpillé des indices pour que sa femme le rejoigne. Sa seule erreur avait été de laisser apparaître le nom du destinataire sur la carte : Stéphane Cordier. Et la veille, Harmony lui avait demandé qui était ce Stéphane. Il n’avait pas été très convaincant en expliquant que c’était une carte trouvée par terre. Elle semblait très au courant de ce qui s’était tramé à la villa des Wallace. Le fameux Cédric aurait balancé aux flics que Sonia appelait le mystérieux logeur « Stéphane ». Ensuite, il l’avait sentie en manque d’appétit au lit. Et ce matin, au petit déjeuner, elle l’avait regardé moins souvent droit dans les yeux.

Une heure plus tôt, il s’était rendu dans leur petit appartement pour l’embrasser avant qu’il ne s’enferme dans la cuisine du restaurant. Ils habitaient juste au-dessus de celui-ci, c’était pratique pour lui. Comme à son habitude, il avait monté bruyamment les escaliers en bois, puis avait ouvert la porte d’entrée. Harmony ne se trouvait pas dans leur unique pièce de vie, ni dans leur chambre ni dans la salle de bains. Les portes-fenêtres de la terrasse étaient larges ouvertes, le vent faisait danser les fins rideaux blancs. Il vit tout de suite que son sac à main n’était pas à son emplacement habituel. Elle le déposait toujours sur un guéridon en bois à côté de la télévision.

Par contre, elle avait laissé tomber son téléphone sur le tapis devant le canapé en cuir. Il l’avait ramassé, un SMS d’un certain Florent Van Steerteghem lui avait écrit : « J’ai montré la photo au gendarme, votre mari non seulement n’est pas le vrai Olivier, Maxence Rousseau, mais il n’est pas non plus le véritable François Duchâteau, le frère disparu du gendarme. Fuyez au plus vite. Il peut être dangereux. »

Il avait fouillé un peu plus dans ses SMS. Elle était en contact avec ce Florent depuis un certain temps, et elle ne lui en avait jamais parlé. De plus, elle lui avait donc désobéi. Elle avait envoyé à cet homme une photographie de lui. Sans doute avait-elle copié celle qui figurait sur son passeport, car il n’en avait pas d’autres.

Il avait ensuite filé sur la terrasse, avait scruté au plus loin qu’il pouvait. La petite grille qui barrait l’accès aux escaliers de secours était restée ouverte. Il avait supposé qu’elle s’était enfuie par là. Il avait ratissé un peu partout dans le village. Heureusement pour lui, une femme blanche ne pouvait pas passer inaperçue. Léon, le vendeur de cigarettes à l’unité, l’avait vue se diriger vers la forêt. Elle allait certainement prendre un raccourci pour rejoindre la route principale qui mène à San Pedro. Il l’avait presque rattrapée, mais maintenant elle se cachait.

— Harmony, laisse-moi t’expliquer. Pourquoi tu me fais ça, toi aussi tu es une criminelle, non ? Steven Reardon et Megan Sutton ne sont-ils pas morts par ta faute ? Nous sommes les mêmes toi et moi.

Instinctivement, il cessa de la chercher et fonça vers la route. Quand il posa ses pieds sur l’asphalte, il la distingua à peine. Seuls ses cheveux blonds resplendissaient dans l’obscurité. Elle était assise dans l’un de ces taxis-brousse, entassée parmi d’autres.

Il pleura, il était sûr qu’elle avait été la femme de sa vie. Depuis le début, il pensait qu’ils étaient de la même nature. Deux êtres en souffrance qui voulaient juste être tranquilles.

Pourquoi le rejetait-elle si près de leur bonheur ? N’avait-elle pas tué son premier fiancé et sa meilleure amie en lui faisant une queue de poisson ? Car dans son ivresse du premier soir de leur rencontre, tout cela, elle le lui avait également avoué. C’était un accident, mais la conséquence avait été mortelle pour Steven Reardon et Megan Sutton. Les juges auraient qualifié cela d’homicide involontaire ayant entraîné la mort sans intention de la donner.

Sans Harmony, il ne savait pas s’il avait la force d’endosser un nouveau personnage.

Quelle identité choisir ? Être qui et pour faire quoi de son existence ? Et pour cela, devrait-il encore recourir au meurtre ?

La serre paisible de son jardin à Milwaukee lui parut si loin, sans parler de ces enfants qu’il n’aurait jamais avec sa femme.