Chapitre 11

 

« On arrive en avance, à l’heure juste ou en retard selon qu’on aime, qu’on aime encore ou qu’on n’aime plus. »

Diane de Beausacq

 

17 h 15, déjà.

Pourquoi le temps file toujours aussi rapidement lorsque les femmes font leur shopping, songea-t-elle ? Harmony n’avait pourtant pas l’impression d’avoir traîné. Cette robe, elle l’avait vite essayée, vite négociée, vite achetée. Elle rejoignit l’embarcadère en se forçant à ne plus jeter le moindre coup d’œil aux boutiques si alléchantes.

Une foule commençait à s’agglutiner devant le portail qui donnait accès au quai. Maxence n’était pas encore là, sans doute faisait-il lui aussi une ultime course. Peut-être cherchait-il des cartes postales pour lui faire plaisir, ou était-il en quête d’une nouvelle chemise ?

De l’autre côté de la chaussée, un commerce à l’étroite façade suscita sa curiosité. L’enseigne, représentant plusieurs cornets de glace, éveilla sa gourmandise. Elle avait un peu de temps devant elle. Sans réfléchir, elle traversa à grandes enjambées la rue et pénétra aussitôt chez le glacier artisanal. Tout en longueur, la pièce avait juste l’espace nécessaire pour accueillir le présentoir transparent. Face à celui-ci, trois clients attendaient d’être servis, dont un russe avec une casquette rouge qui se trouvait le matin sur le même ferry. Sur cette île, force était de constater qu’on finissait toujours par se recroiser.

Une fois son tour venu, elle choisit sa combinaison préférée : une boule vanille accompagnée d’une autre à la fraise. Cette dernière devait être déposée contre le biscuit, afin de la déguster en dernier lieu. Un TOC anodin, une réminiscence de son enfance. Les jours de printemps et d’été, la musique du marchand de glace ambulant s’engouffrait dans le quartier de Pilsen. Flanquée de son frère, ils accouraient dehors tout joyeux. Leur petit bonheur dominical. Pourquoi lui manquait-il autant tout à coup ? Presque deux ans qu’elle n’avait plus conversé avec lui. Maxence… L’homme de sa vie était responsable de ce silence. Mais il l’avait convaincue que c’était pour son bien.

 

À 17 h 25, elle retraversa la rue en sens inverse. Des voitures garées en double file l’embouteillaient. Le chauffeur d’une camionnette de livraison de fleurs, impatient, osa klaxonner sans toutefois résoudre le problème. Il aurait dû passer un peu plus tôt. Sur l’île, tout le monde savait que c’était la mauvaise heure. Mais l’homme était nouveau ici et il n’avait pas encore capté toutes les habitudes de circulation de ce petit territoire. L’arrivée et le départ d’un bateau provoquaient toujours beaucoup de raffut.

Sur le muret, situé à côté du portail d’accès au quai, Harmony s’assit. Elle croisa les jambes et dégusta sa glace. Le léger retard de Maxence commençait à la faire languir. Lorsque le matin, elle filait au boulot, elle n’aspirait qu’à une seule chose : que les heures tournent en accéléré pour pouvoir le retrouver. Le soir, elle se faisait une joie de retirer la clé de sa voiture et de le rejoindre sous l’auvent de l’entrée où il l’accueillait.

Où pouvait-il bien être ? Il ne devait absolument plus tarder. Pourquoi traînait-il ainsi ? S’était-il laissé tenter par l’achat d’une chemise ? Hésitait-il encore dans son choix ? C’était son petit point faible : devoir trancher lors d’une course. De toute façon, il en avait une superbe dans la penderie de la suite de leur hôtel qui l’attendait. Une chemise de marque italienne qui rendait n’importe quel homme beau et chic.

 

17 h 30. Le bateau en provenance d’Oyster Pond qui devait les ramener sur Saint-Martin accosta. À sa vue, Harmony s’énerva quelque peu. L’heure de leur rendez-vous était bel et bien dépassée. Il avait pourtant insisté sur ce point. Elle l’appela : messagerie. Elle réessaya, mais elle tomba encore sur son répondeur.

La petite foule qui était jusqu’alors restée calme s’agita et forma une file informe, un peu comme ces troupeaux de vaches. Les bêtes faisaient la queue machinalement chaque jour, à une heure très précise, anticipant l’arrivée du fermier, voulant être certaines de ne pas être oubliées.

Harmony s’était mise debout, et elle dansait presque sur ses pieds tant elle hésitait. Devait-elle s’intégrer au troupeau ? C’était là qu’elle était censée l’attendre. Mais même de cela, elle finit par en douter. Elle ôta son passeport et les billets retour de son portefeuille, les coinça fermement entre ses doigts. Son portefeuille devenait vraiment trop épais. Il fallait qu’elle trouve le temps de faire le tri parmi toutes les cartes de fidélité accumulées. Un peu comme elle l’avait fait en amitié, pour n’en garder qu’une... La plus précieuse, Shirley Connors. Elle avait souvent eu du mal à refuser la proposition d’une vendeuse qui lui vantait les avantages de la fameuse carte. Elle l’acceptait en se disant : « On ne sait jamais. Un dollar de gagné est un dollar de gagné… ». Toujours la célèbre formule de sa mère.

 

17 h 37. Ouverture du portail, le cheptel de passagers frémit, puis s’engouffra lentement. On ne se poussait pas, mais aucun centimètre n’était laissé à l’adversaire derrière soi. Chacun tendit son billet tel un sésame. Harmony rangea sa pièce d’identité. Dans le sens retour, apparemment, il n’y avait pas de contrôle d’identité. Les vérifications étaient si strictes pour débarquer à Saint-Barth, alors que n’importe qui pouvait repartir vers Saint-Martin. Maxence avait préféré qu’elle conserve les billets, mais son passeport, il l’avait sur lui.

 

17 h 45. Elle était la dernière, se sentit ridicule à se tâter ainsi à mettre ou pas un pied sur le quai. Elle continuait à chercher Maxence du regard, scrutant la moindre silhouette masculine qui pouvait de loin ou de près lui correspondre. Le contrôleur, un grand blond, dont la peau ébouillantée par le soleil lui fit pitié, la pressa de monter à bord. Elle eut envie de lui donner un coup de brumisateur. Mais elle se contenta d’essayer de gagner du temps. Il ne s’agissait que de l’affaire de quelques secondes, lui affirma-t-elle, son mari devait arriver, il n’était jamais en retard. Jamais ! répéta-t-elle en articulant chaque syllabe.

 

17 h 48. La sirène du départ retentit, lui provoquant, elle ne sut pourquoi, un déchirement. Un son synonyme d’adieu.

— Madame, nous ne pouvons plus attendre. Embarquez immédiatement sinon nous partons sans vous.

— Patientez un tout petit peu, SVP. 

 

17 h 50. L’équipage enleva la passerelle d’accès à bord. Le contrôleur, toujours aussi rouge, se retourna vers elle d’un air inquiet :

— Le prochain bateau, ce n’est pas avant demain matin. Je suppose que vous avez un logement pour cette nuit, sinon vous allez en claquer du fric ! Et il accompagna ses paroles en roulant entre ses doigts, de fictifs billets de dollars.

Harmony regarda le ferry se détacher du quai. Elle pria, elle ne sut quel dieu, pour que Maxence surgisse encore. Elle se projeta en s’imaginant effectuer des gestes désespérés vers le bateau afin qu’il fasse demi-tour. Mais très vite, celui-ci fut hors de vue, et son mari n’avait toujours pas réapparu.

 

Combien de temps déambula-t-elle dans les ruelles de Gustavia, qu’elle trouvait tout à coup trop nombreuses, trop longues, toutes identiques ? Elle eut l’impression étrange que tout le monde la dévisageait comme si elle-même était perdue. Elle croisa la vendeuse, Clémentine Cuvelier, qui s’apprêtait à chevaucher une mobylette. Harmony lui demanda à tout hasard si elle n’avait pas vu son mari. Elle se perdit en foule de détails pour le décrire, ne possédant même pas une photo de lui.

 

Presque une heure s’écoula. Elle revint pour la énième fois vers l’embarcadère. Pas de Maxence. Maintenant, l’énervement fit place à une angoisse qui l’étreignit. Sa gorge se noua et elle perçut une sourde douleur à la poitrine. Pourquoi n’était-il pas là ? Se serait-il trompé d’heure ? 18 h 45 au lieu de 17 h 45 ? Mais, si c’était le cas, sa montre affichait déjà 18 h 40. Il devrait être là.

Sans qu’elle s’en rende compte, la nuit venait de tomber brutalement comme si quelqu’un là-haut avait appuyé sur un interrupteur.

Jamais Maxence n’était arrivé en retard à un rendez-vous.