Chapitre 27

 

« Tout le monde devrait tenir son journal. À commencer par les bandits et les criminels. Cela simplifierait les enquêtes policières. »

Philippe Bouvard

 

De puissants rayons de soleil frappèrent le hublot pour terminer leur course sur le visage reposé d’Harmony. Aucun cauchemar n’était venu la perturber. Elle ne devait pas traîner, ils devaient attraper le ferry de dix heures en partance pour Saint-Martin. Partir avec le voilier aurait pris trop de temps.

Quelques dizaines de minutes plus tôt, Florent l’avait extirpée d’un sommeil profond en déposant devant sa porte un vieux transistor. Il avait poussé à fond le nouveau tube de Kungs qui diffusait sur radio St-Barth. À sa suite, de nombreuses petites annonces s’étaient enchaînées, dignes de ces sympathiques radios de bleds perdus au fin fond d’une campagne oubliée. Beaucoup d’entre elles concernaient des demandes de colocation ou la recherche désespérée d’un logement. Les loyers étant exorbitants sur l’île, la colocation était devenue le seul moyen de ne pas reverser tout son salaire à un propriétaire.

Ils allaient effectuer la traversée tous les trois. Brigitte retournait à Monaco au départ de Juliana Airport. Florent comptait démarrer l’enquête au point de départ des vacances des Flynt-Rousseau : leur atterrissage à Sint-Maarten. Il souhaitait ensuite retracer chaque minute de leur parcours. Harmony n’en voyait pas trop l’intérêt, il n’y avait rien eu de particulier durant ce trajet. Toutefois, elle n’avait pas voulu le contrarier. Au prix où elle avait accepté de le rémunérer, elle supposait qu’il savait ce qu’il faisait. Comment avait-elle pu signer ce contrat à l’aveugle, cela ne lui ressemblait pas ?

Elle enfila un short beige en coton et un chemisier rose pâle en lin, à manches courtes, que Brigitte lui avait prêtés spontanément comme à une vieille camarade. Dès qu’elle le pourrait, elle les lui enverrait par colis postal. Pourtant, Brigitte avait insisté qu’Harmony pouvait les garder autant de temps que nécessaire. Mais celle-ci avait en horreur la procrastination. Ce que l’on devait effectuer, il fallait s’y atteler de suite.

Sa cheville avait dégonflé. Elle ne jugea pas utile de remettre la bande « velpo » fournie par le médecin. Elle sortit de sa cabine, dut se frayer un chemin dans les escaliers. Tempête s’y était couchée, barrant l’accès au pont. Harmony lui caressa la tête. C’était un brave chien inoffensif, et ce, malgré son physique imposant. Elle l’enjamba et rejoignit le carré central.

Sur la table, son café noir et des toasts grillés l’attendaient au côté d’un pot de confiture à la mangue jamais ouvert. Cette fois-ci, Florent n’avait pas eu le temps de cuire des croissants. Concentré, il prenait des notes sur un carnet électronique.

— Ah ! Très bien, vous êtes beaucoup plus matinale qu’hier.

— Difficile de ne pas être réveillée, merci pour la musique, ça déménage. Et, j’ai finalement bien dormi après notre dernière conversation.

— Tant mieux ! Allez, asseyez-vous. J’espère que vous n’êtes pas rancunière. Sinon, ça ne va pas coller entre nous. Je n’ai pas l’habitude d’avoir la langue de bois, je dis toujours ce que je pense. Quand vous n’êtes pas d’accord, vous me criez un bon coup dessus, ça ne sert à rien de garder tout ça pour soi.

Silencieuse, Brigitte semblait limiter ses mouvements. Elle ne mangea pas et se contenta d’un thé sucré, d’un gramme de paracétamol et d’une cuillère à soupe d’un sirop antiacide. Ses lunettes de soleil opaques tentaient d’atténuer la photophobie provoquée par sa crise de migraine. Tous les symptômes de la gueule de bois étaient réunis. Harmony eut pitié d’elle, elle ne voudrait pas se trouver dans cet état avant d’entamer un vol transatlantique.

À peine eût-elle ingurgité sa dernière gorgée de café, qu’Harmony remarqua un bateau filant droit vers eux à une allure un peu trop élevée. La vedette de la gendarmerie finit par ralentir et se colla à l’arrière du catamaran.

— Hello, tout le monde, vous m’entendez d’ici ? J’ai du neuf pour Madame Harmony Flynt-Rousseau, elle est là ? s’égosilla Yves Duchâteau.

— Oui, je suis là, répondit-elle en se redressant.

— Voilà, j’ai de bonnes et de mauvaises nouvelles. Nous pensons avoir retrouvé le contenu de votre fameux panier de plage. Ces serviettes, masques, tubas et surtout cet iPhone, est-ce que c’est à vous ?

Aussitôt, il les brandit tels des trophées de chasse.

Harmony se planta sur l’une des larges marches d’escalier prolongeant l’une des coques à l’arrière. Une échelle d’aluminium, accrochée à la dernière marche, baignait dans l’eau. Celle-ci permettait l’accès à bord plus facilement lorsque l’on était à la mer.

Avec une attention exagérée, elle observa les objets que le gendarme lui présentait. Elle plissa même les yeux comme s’il pouvait subsister un doute. Pourtant, il n’y en avait aucun. Dès les premières secondes, elle les avait identifiés comme étant les leurs.

— Oui, ce sont nos affaires, où les avez-vous trouvées ?

— Ce sont trois gamins de l’île qui ont déniché cela. L’une des mamans, une esthéticienne, a eu l’intelligence de demander à son fils d’où il tenait cet iPhone et elle nous a prévenus. Ils ont pris tout ceci dans une poubelle.

— Mais le panier, il est où ?

— Les enfants ne l’ont pas. Ils prétendent avoir suivi un adolescent, Antoine Brin. Celui-ci avait vidé le contenu du panier dans une poubelle. Mais on a du mal à l’interroger, il est atteint d’autisme. Il ne faut pas le brusquer. Pour le moment, il ne nous répond pas. Mais on ne peut pas approcher du panier qui est dans sa chambre, sinon il « crise ». Sa mère nous demande de patienter un peu, elle le questionnera petit à petit.

— Alors, c’est quoi la mauvaise nouvelle ? s’interposa Florent.

— Ils ont jeté la puce du téléphone du haut d’une falaise, à la pointe Milou, direction la mer. Mais de toute façon nous ne pouvons obtenir des infos de l’opérateur téléphonique pour retracer son parcours que s’il y a ouverture d’une enquête pour disparition inquiétante…

— Pourquoi ? Vous hésitez encore à ouvrir une enquête pour disparition inquiétante ? s’inquiéta Harmony.

— Oui. Le commandant ne veut pas trop de précipitation. Monsieur Rousseau est adulte. Il a le droit de disparaître sans qu’on lui coure après…

— Mais que lui faut-il de plus ? Qu’on le retrouve mort ?

— Pour quelle raison voudriez-vous qu’il soit mort ? s’alarma Yves Duchâteau.

— Un enlèvement qui tourne mal, ça n’arrive jamais ?

— Écoutez, ce n’est qu’une question de jours. Je suis sûr que je vais trouver des éléments nouveaux qui vont nous éclaircir. Madame Flynt, vous restez sur Saint-Barth ?

— Je retourne à Saint-Martin aujourd’hui. Nous revenons ce soir, c’est bien ça Florent ?

— C’est bien cela, Inch’Allah.

Le « Inch’Allah » fit sourire Yves Duchâteau, il avait déjà remarqué ce côté provoc chez Florent Van Steerteghem. À l’heure de l’islamophobie, celui-ci n’hésitait jamais à invoquer Dieu en arabe, surtout devant les représentants de l’ordre de la République française. Yves aimait bien ce petit caractère rebelle, à contre-courant. Nadia sa femme, d’origine tunisienne, avait senti ces regards culpabilisants posés sur elle depuis tous ces attentats. Elle avait dû subir en silence les commentaires sur les réseaux sociaux qui l’avaient choquée, en particulier « de ses amies » Facebook. Ici, elle se sentait mieux en se fondant dans la masse des femmes bronzées au naturel ou par le soleil.

— Florent, si tu as du neuf, tu me fais signe ?

— Pourquoi est-ce que j’aurais du neuf ?

— Parce ce que Madame te regarde comme si tu étais devenu le maître de sa destinée. Elle t’a engagé, hein ?

Comme Florent resta muet et qu’Harmony ne le démentit pas, Yves Duchâteau en conclut que la réponse était positive.

— Avez-vous trouvé une photo de votre mari ?

— C’est ce que je vais chercher, peut-être qu’il y en a une dans ses bagages.

— Dès que vous en avez une, vous la photographiez et vous me l’envoyez. C’est facile : y.chateau arobase hotmail.fr.

En prononçant ces mots, il appuya son regard. Ses yeux étaient à la fois sérieux et inquisiteurs.

— Oui, oui, évidemment, bégaya-t-elle.

Les silhouettes du gendarme et de son collègue de la brigade nautique s’évanouirent avec la vedette. Harmony eut le cœur serré. Leurs effets de plage avaient refait surface. Une piste, enfin ! Mais personne pour la rassurer sur ce qu’était devenu son mari. Yves Duchâteau lui avait parlé sur un autre ton que le premier soir. Se ralliait-il à cette hypothèse unique : la disparition volontaire ? Elle se raccrocha aux statistiques que Florent lui avait fournies : quatre-vingt-quinze pour cent des disparus étaient retrouvés…

Florent débarrassa la table et donna à boire à son chien. Il avait analysé les réactions de sa nouvelle cliente. Une lueur d’espoir avait surgi quelques secondes pour vite faire place à une angoisse qu’il lui connaissait. C’était pour cela qu’il ne la tint pas informée de ces taches sombres qu’il avait tout de suite repérées sur l’une des serviettes. Aussi il songea aux écorchures sur les paumes de la main d’Harmony. Elle lui avait parlé de blessures probablement provoquées par les rochers sur lesquels elle s’était assise pendant les recherches à Shell beach.

Trente-six heures s’étaient écoulées depuis qu’Harmony Flynt avait vu son mari pour la dernière fois. L’énigme de Maxence Rousseau commençait à faire bouger des pièces comme sur un échiquier, et Florent opterait à ce stade plutôt pour une disparition inquiétante.

Mais dans toute enquête, même officieuse, il fallait toujours revenir à l’essentiel : à qui profitait le crime ? Si crime, il y avait… Car pour l’instant, il n’y avait pas encore de cadavre.