Chapitre 40

 

« Le pire quand on assemble enfin un puzzle, c’est de découvrir qu’il manque des pièces... Il est revenu et n’a fait que me laisser un message. “Viens me chercher”. Et c’est ce que je vais faire. Il n’y a pas de secret dans la vie, juste des vérités cachées qui reposent sous la surface. »

Citation de personnage de fiction, Dexter, film/série

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Le vent doux et chaud circulait partout dans l’appartement grâce aux jalousies qui garnissaient l’ensemble des fenêtres de la maison. Le couple Duchâteau occupait le premier étage de l’habitation de Victor et Denise Lédée. Des Saint-Barths dont le fils unique était parti s’exiler en Guadeloupe pour échapper un peu à la chape parentale. C’était pourtant pour lui qu’ils avaient aménagé cet étage cossu dans la maison familiale. Mais l’ingratitude du fils avait été une aubaine pour Yves et Nadia. Ils étaient logés comme des rois, car bénéficier d’un appartement avec trois chambres sur cette île, relevait de l’exploit. Surtout que sa femme n’avait pas souhaité loger avec les autres familles de gendarmes dans les maisons près du fort.

Sa petite fille Maya venait de s’endormir pour la sieste de l’après-midi, qui souvent était assez longue. Nadia était partie en coup de vent pour ne pas encore pointer en retard à sa séance d’aquagym. Dès lors, il régnait un calme inhabituel, propice aux réflexions qui le torturaient.

Yves Duchâteau restait perplexe sur la présence de Sonia Marquès sur l’île et son décès. Il avait beau inscrire toutes sortes d’hypothèses sur une feuille blanche ou les faire s’entrechoquer dans sa tête, rien ne collait. Il manquait sûrement des pièces au puzzle. Ils avaient reçu assez rapidement les résultats de l’autopsie effectuée par un médecin légiste de Guadeloupe. Sonia Marquès avait bel et bien succombé à un choc anaphylactique consécutif à l’ingestion de fruits de mer. Ils avaient même récupéré un vieux dossier médical du CHU de Valenciennes où elle avait été suivie jusqu’à l’adolescence. Deuxième d’une fratrie de six, elle avait enchaîné eczéma, asthme, allergies alimentaires multiples. Prise en charge également par un pédopsychiatre pour des troubles du comportement, celui-ci avait psychanalysé ses symptômes. Il en avait conclu qu’elle faisait un rejet de son environnement socio-familial. Forte de ce diagnostic, elle avait quitté sans aucun état d’âme le domicile familial à dix-huit ans. Lorsque sa mère avait été informée de son décès, celle-ci avait simplement dit « Je savais qu’elle finirait mal, elle voulait vivre sous le soleil, et bien tant pis pour elle ». Et quand plus tard, on lui avait annoncé les frais de rapatriement du corps, elle avait juré : « Celle-là, elle nous aura fait chier jusqu’au bout ». Un enfant qui n’avait pas été aimé de son vivant ne l’était pas plus à sa mort.

Yves avait beaucoup compté sur une autopsie suspecte pour placer Cédric Deruenne et Fernando Sanchez  en garde à vue. Ce dernier n’avait pas demandé son reste et à l’annonce des résultats des examens, il avait aussitôt grimpé dans un avion pour Miami. Cédric Deruenne, lui, passait le plus clair de son temps entre le voilier de Florent Van Steerteghem et la villa des Wallace.

Pas de meurtre, pas de possibilité d’ouvrir une enquête. Mais Yves demeurait persuadé que la disparition de son frère il y a six ans, la mort de Sonia Marquès, et le cas de Maxence Rousseau étaient liés.

Toutefois, Cédric lui avait fourni un précieux renseignement. Sonia Marquès vivait à Miami et travaillait comme réceptionniste dans un hôtel. Lorsque Harmony était venue signaler la disparition de son mari, elle leur avait confié qu’ils s’étaient mariés à Las Vegas et qu’ils s’étaient connus à Miami. Trop de coïncidence tue la coïncidence…

Yves avait tenté de sortir les vers du nez de Florent Van Steerteghem, car celui-ci était la pièce charnière entre ce qui s’était tramé dans la villa des Wallace et l’affaire Maxence Rousseau. Mais Florent s’était montré très évasif. Et depuis, Harmony Flynt était retournée chez elle, prétendant que son époux avait donné signe de vie via internet. Elle avait passé un coup de fil à la gendarmerie de Saint-Barth avant son départ, exigeant de parler à Thierry Roland. Derrière son téléphone, il avait arboré un sourire en coin. Il avait pris un plaisir presque jouissif de la sermonner :

« Vous voyez bien, Madame Flynt-Rousseau, qu’on avait raison, que votre mari était parti de son propre plein gré. Encore des deniers publics français jetés à la poubelle, ça coûte une fortune d’organiser des recherches en mer la nuit et en plus nous avons fait sortir l’hélico. La prochaine fois que votre mari fera une fugue, vous attendrez quelques jours avant d’aller trouver la police ou la gendarmerie ».

Florent avait également confirmé à Yves Duchâteau qu’elle était sa cliente. Ce qui revenait à dire qu’il ne pouvait tout lui dévoiler. Un privé était pire qu’un avocat de la défense. Si nécessaire, il pouvait brouiller les pistes, effacer les choses compromettantes. Et si elle était toujours sa cliente, cela prouvait bien que « l’affaire Maxence Rousseau » n’était pas terminée.

Yves ne lâcherait pas le morceau. Dès que cet énigmatique Maxence Rousseau aurait refait surface physiquement, il fallait qu’il lui parle. Connaissait-il Sonia Marquès, connaissait-il son frère disparu ?

Et aujourd’hui, six janvier, contre toute attente, le privé lui avait envoyé un document Word. Il débutait par quatre lettres et quatre points : « D.E.E.T », le tapuscrit du roman que Maxence Rousseau était en train d’écrire. Florent Van Steerteghem avait intitulé son message : « à toutes fins utiles ». Puis, avait ajouté dans le corps du message : « toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé n’est parfois pas une coïncidence… »

La dernière page du roman venait de sortir de l’imprimante, au total une cinquantaine de feuilles A4 qu’il s’apprêtait à lire, profitant de cette quiétude transitoire. Il retourna vérifier que Maya ne s’était pas réveillée. Même si elle se serait de toute façon déjà manifestée. D’abord d’une voix douce, puis d’une voix impatiente pour finalement pleurer s’il tardait. Maya était leur première enfant, et lorsqu’elle dormait, il avait pris cette habitude de passer la tête par la porte de la chambre, histoire de se rassurer.

Son visage était détendu et avait lâché sa peluche fétiche, le renard. Sur le parquet en bois, Maya avait éparpillé toutes les tasses, assiettes et couverts. C’était devenu son jeu préféré : tout balancer. Il rangea un peu, mais ne s’attarda pas, sinon c’était prendre le risque de la réveiller. 

Il partit chercher les feuilles fraîchement imprimées et s’en alla s’étendre dans le hamac familial fixé aux piliers de la terrasse. C’était un cadeau artisanal de Christine, la femme de Jérôme Jourdan, en provenance de la forêt amazonienne, ramené de leur voyage récent en Guyane. Yves se surprit à avoir une pensée sarcastique envers son collègue. La marchande ambulante, la jolie brune, était revenue leur annoncer qu’elle avait retrouvé sa carte d’identité. Elle était cette fois-là accompagnée d’un bel étalon. Un surfeur avec tous les attributs usuels qui faisaient craquer les filles : cheveux longs éclaircis par le soleil, peau chocolatée, sourire écarlate. Devant cette concurrence déloyale, Jérôme avait dû « raison retrouver ».

Il commença à lire. Un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept chapitres. Ils étaient courts, rythmés. Lui qui ne lisait jamais de fiction ne pouvait s’en détacher. Plongé dans le récit, il ne vit pas les deux heures s’écouler ni ne perçut les doux appels de sa fille, mais bien ses pleurs. Il tomba à terre en tentant de s’extirper du hamac et fonça vers la chambre de Maya.

— Oh, désolé, ma puce, Papa ne t’avait pas entendue.

Elle lui tendit ses bras, le visage perlé par les larmes. Il la délivra de son lit à barreaux. Le renard en peluche semblait le fixer, désirant lui aussi quitter ce lieu de repos. C’était le premier cadeau d’anniversaire que Nadia lui avait offert. Le choix fut judicieux, dès le premier toucher, elle l’avait adopté comme doudou préféré. Maya arrêta de pleurer lorsqu’il le lui mit dans ses mains. Une seconde plus tard, Yves Duchâteau se figea.

Il songea à la dînette, la cuisinière en bois de sa fille, le roman de Maxence Rousseau. Son cerveau fonctionna tel un robot mixeur. Et il assembla enfin tout. Les pièces du puzzle manquantes.

Il avait déjà entendu des écrivains parler de leur premier roman dans les émissions littéraires. Le point commun de ces premières œuvres et qu’elles comprenaient très souvent des éléments autobiographiques camouflés sous une fiction. On réglait ses comptes avec sa famille, avec ses copains. On racontait un secret, on pleurait un amour de jeunesse, on expiait ses fautes…

Les chapitres qu’il venait de dévorer racontaient l’arrivée d’un trio d’amis en Indonésie :

Trois personnages-clés, deux hommes et une femme.

Lionel et Benoit, tous deux orphelins, avaient étudié à la même faculté de Sciences Po. Lionel avait obtenu son diplôme et avait déjà signé un contrat pour une boîte internationale à Hong-Kong.

Benoit, pourtant brillant, sans doute plus doué que son meilleur ami, avait échoué. Une phobie des examens, une incapacité à surmonter son stress, ses émotions l’avait empêché de réussir sa dernière année. Il devait redoubler.

La femme, c’était Clara, la petite amie de Lionel. Ils se connaissaient depuis le lycée. Ce genre de couples qui marchaient sur un fil suspendu entre deux gratte-ciel. Le lecteur se demandait lequel allait tomber en premier lieu ou lequel allait entraîner l’autre dans sa chute. Un couple « je t’aime, moi non plus » pour reprendre le titre célèbre de Gainsbourg. 

Au décours d’une soirée arrosée dans un bar, un boui-boui mal famé que les touristes occidentaux se devaient de fréquenter au moins une fois durant leur séjour, les amoureux se disputèrent. La soirée coupa court. Ils sortirent fâchés. Ils marchèrent et se perdirent sur une route déserte, caillouteuse où ci et là des déchets en tout genre avaient été déversés. Vieux matelas, fours usagés, blocs de béton de maisons en démolition...

Ne retrouvant pas leur chemin, les insultes entre Clara et Lionel fusèrent de plus belle. Le couple en vint aux mains. Benoit s’interposa et la petite amie en profita pour bousculer une ultime fois son compagnon. Ce genre de bousculade ne portait jamais à conséquence, mais il tomba à la renverse et surtout au mauvais endroit. Une ferraille qui traînait, une stupide ferraille qui le transperça en plein thorax.

Ils eurent beau comprimer et appeler à l’aide. Il n’y avait personne, et il y a des plaies qu’on ne peut comprimer… Il cessa de bouger, de respirer, de réagir ni aux cris ni à la douleur.

L’implacable loi de « l’effet Papillon ».

S’ils ne s’étaient pas perdus, si le couple ne s’était pas disputé, si Benoit ne s’était pas interposé, si cette ferraille avait été ne fut-ce que vingt centimètres plus loin, rien de tout cela ne se serait produit. 

Prise de panique, Clara persuada Benoit de l’aider à cacher le corps. Ils étaient en Indonésie, elle avait bu. Les autorités allaient-elles la croire ? Benoit hésita, mais elle lui fit le coup « de la pauvre Cendrillon qui décidément n’avait jamais eu de chance ». Une mère au chômage, obèse, avec six enfants. Elle, la plus mal aimée, qui avait dû travailler dès ses seize ans. Il craqua.

Ils partirent enterrer le corps sur un îlot idyllique, de ceux qui de jour possédaient des eaux si turquoise, contrastant avec le terrible drame.

 

Yves Duchâteau s’était arrêté au moment le plus crucial : celui où ils décidèrent d’aller déclarer la disparition de Benoit et non de Lionel. C’était là l’acte le plus immoral. Le vrai Benoit devenait Lionel. Il prenait la vie de celui-ci, ses diplômes, son futur emploi avec la complicité de Clara.

D.E.E.T signifiait Disparitions En Eaux Turquoise.

 

Tout semblait limpide, cela lui fit à la fois chaud et froid dans le dos. Car pourquoi y avait-il un « s » à disparitions ?