Chapitre 2

 

« Voyager plein d’espoir est plus important que d’arriver à bon port, »

L’étoile de Pandore de Peter Hamilton

 

 

Le puissant catamaran Voyager reliant l’île de Saint-Martin à Saint-Barth ralentit fortement sa vitesse, la balise rouge étant maintenant à portée de vue. Alors qu’il avait tracé jusque-là à vive allure, le capitaine ne pouvait plus dépasser les cinq nœuds.

Dix heures du matin. Ils étaient à l’heure. Harmony Flynt se retira du cocon confortable formé par le buste robuste et les bras sécurisants de son mari. Elle enfonça aussitôt la main dans son sac en toile blanc, beaucoup plus profond que large. Un achat qu’elle reconnaissait volontiers comme un acte compulsif, effectué la veille à la boutique de leur hôtel. Mais il collait tant avec l’image qu’elle s’était forgée des séjours dans la Caraïbe. Les contours des îles de Saint-Martin et de Saint-Barth y étaient brodés aux côtés d’un couple de dauphins bleus. Ceux-ci sautillaient juste en dessous d’un soleil jaune, représenté par un cercle d’où partaient des rayons tels que le dessinaient les enfants. C’étaient ces détails, pourtant anodins, auxquels elle n’avait pas pu résister, de ceux qui la faisaient se sentir totalement sous les tropiques et en vacances.

Fouillant d’un geste plus exaspéré, elle tomba sur une crème hydratante, un brumisateur tout neuf, un flacon de parfum Lancôme presque vide, un brillant à lèvres, son passeport américain et une pochette en tissu épais aux motifs fleuris. Cette dernière, très usée, tranchait avec le reste si moderne, en parfait état. Un trompe-l’œil. En réalité, elle contenait une somme d’argent non négligeable.

Elle s’agita davantage, car elle devait dénicher au plus vite son iPhone. Elle ne voulait en aucun cas rater l’entrée dans le joli port de Gustavia où l’on devinait déjà, à tribord, un passé singulier avec les ruines du fort de Gustav III. L’île avait brièvement appartenu à la couronne suédoise avant de redevenir française, d’où le nom de la ville qui rendait hommage à ce roi. C’était d’ailleurs sur ce monument historique haut perché qu’elle comptait se rendre sous peu. Elle ne désirait pas combler toutes ces prochaines heures en séances de bronzage.

Elle le tint enfin. Tout juste à temps ! Chaque année, grâce à son forfait téléphonique, elle pouvait en acquérir un flambant neuf, même si l’ancien pouvait encore servir. C’était le paroxysme de la société de consommation : jeter avant que ce ne soit usé. Malgré sa fibre écolo qui s’étoffait de plus en plus, elle jura qu’à son futur passage chez son fournisseur de téléphonie mobile, elle en choisirait un de couleur flashy : jaune ou rose. Ça trancherait mieux dans l’obscurité de ses sacs qui contenaient toujours trop de bric-à-brac. Ainsi, elle ne perdrait plus autant de temps à le trouver.

L’entrée dans la baie fut une authentique carte postale, nul besoin de Photoshop : ciel bleu avec de rares nuages blancs inoffensifs, mer lisse et turquoise sur laquelle des bateaux à voiles multicolores s’avançaient avec langueur vers leur lieu d’ancrage. Derrière les quais, on apercevait des bâtiments peu élevés, abritant pour la plupart des commerces. Leurs façades soigneusement entretenues donnaient déjà un avant-goût de la propreté qui pouvait régner sur l’île. Et ici, la salubrité allait de pair avec le luxe.

D’un coup d’œil furtif, Harmony observa juste à côté d’elle la jeune femme brune, plus affalée que réellement assise sur son siège métallique. Celle-ci retrouvait enfin quelques couleurs. Avec subtilité, elle changeait de teint en virant d’un gris verdâtre inquiétant, vers un rose pâle plus rassurant. Toutefois, des gouttes de sueur coulaient encore le long de son cou fin, épongées sur-le-champ par son compagnon attendri, au look de golfeur avec sa casquette blanche enfoncée, son polo orange et son pantalon trois quarts. Une fois qu’il l’eut soulagée, il reprit en main le magazine en papier glacé. Celui-ci, entièrement dédié aux montres haut de gamme vendues dans les boutiques de l’île, faisait fonction d’éventail. Pouponnée outrageusement, pour débarquer telle une starlette sur la terre des « people », la femme n’en menait pas large : mascara dégoulinant, rouge à lèvres débordant le contour de sa bouche, cheveux en bataille. Tout ce qui était censé rehausser sa beauté semblait s’être ligué contre elle.

En fin de compte, pour Harmony Flynt, la traversée fut idyllique. Elle n’avait éprouvé qu’un léger mal de mer et qui fut de très courte durée. Une fois l’île Fourchue dépassée, le creux des vagues avait nettement diminué et la mer s’était lissée à l’approche de la balise rouge. Elle était devenue presque aussi horizontale que la surface du lac Michigan où elle aimait tant flâner le long de ses rives, surtout les plus septentrionales, restées très sauvages. C’était là-bas sa résidence secondaire, une résidence à ciel ouvert où désormais son mari l’accompagnait. Même si elle devait le pousser un peu lorsqu’il régnait un froid de canard. Par amour pour sa femme, Maxence Rousseau avait délaissé la Floride, éternellement ensoleillée, pour rejoindre le Wisconsin, cet État beaucoup plus au nord où les mois frisquets supplantaient en nombre les mois chauds. Un territoire où le blizzard pouvait être si ravageur.

Les petites Antilles, c’était tout l’inverse de la météo qu’elle venait de quitter, ce qui la rendait radieuse. À cet instant, elle ne voulait être nulle part ailleurs. Depuis plusieurs jours, elle avait lu et épluché tout ce qui pouvait être intéressant au sujet de ces îles du Nord, des French West Indies. Malgré toutes les infos qu’elle avait trouvées sur Internet, elle s’était procuré le dernier Lonely Planet. Elle l’avait étudié de long en large, ainsi que tous les dépliants touristiques mis à disposition sur le bureau moderne, totalement transparent, de leur chambre d’hôtel.

Pour cette journée d’excursion, le programme fut choisi volontairement basique : visite des quelques monuments historiques de la ville dont les ruines du fort, puis déjeuner au restaurant Le Côté Port. Un couple de vacanciers italiens, rencontré lors du buffet du matin, leur avait renseigné cet endroit. Le prix du plat du jour y était appréciable, surtout pour les bourses de la classe moyenne comme la leur. Après le repas, ils avaient prévu le farniente sur la plage de Shell Beach, le lieu de baignade le plus proche et le plus agréable situé non loin de l’embarcadère pour le ferry. Ne connaissant pas l’île, ils préféraient ne pas trop s’éloigner.

S’il leur restait un peu de temps, ils se promèneraient dans les ruelles de Gustavia, avec une séance classique de lèche-vitrine dans le Carré d’Or de la ville, avant de reprendre le dernier bateau de 17 h 45. Tomber sur la robe de soirée originale serait la cerise sur le gâteau, espérait-elle, un gâteau déjà très alléchant rien qu’à observer l’entrée dans Gustavia !

Ce cinq décembre 2016 allait être une journée confortable, pas trop chargée, comme elle les appréciait. Elle ne s’était jamais sentie l’âme d’une aventurière et ce n’était pas à trente-deux ans qu’elle souhaitait commencer. Parcourir le monde avec un lourd sac à dos ou remplir ses vacances par un excès d’activités contraignantes, très peu pour elle ! Durant leur séjour, ils avaient prévu de réserver un voilier avec un skipper sympa pour une mini-croisière de deux jours. Et pourquoi pas, s’était-elle dit quelques minutes plus tôt, ne pas découvrir l’île Fourchue qu’ils venaient de dépasser ? Une terre émergée, à mi-chemin entre Oyster Pond et Gustavia. Un territoire privé, mais inhabité, si elle avait bien retenu ce qu’elle avait lu à son sujet.

Elle regarda de plus près ses doigts puis les glissa sur son visage. Elle découvrit une pellicule de sel non négligeable qui s’y était déposée. Elle tenta de l’enlever avec la serviette rafraîchissante qu’elle avait conservée de leur vol reliant New York à Sint-Maarten. Cette escale à la « Big Apple » avait été un peu longue, plus de trois heures. Elle se souvint de cet Anglais d’âge mûr assis à côté d’elle qui l’avait complimentée sur sa tenue, un tailleur-pantalon fuchsia qui lui donnait déjà un air de vacances. Coquin et malin, l’homme l’avait flattée après avoir attendu que Maxence s’éloigne. Ce dernier voulait à tout prix dénicher un journal en français, si possible une édition du jour qu’il ne trouva d’ailleurs pas. Le voyageur anglais lui avait clairement fait « du rentre-dedans », une expression que Maxence venait juste de lui apprendre.

Le goût salé infiltrait ses lèvres jusqu’à sa gorge. Elle ressentit une soif intense. L’un des membres d’équipage au teint brun cuivré était pourtant passé à plusieurs reprises avec un plateau regorgeant de jus tropicaux. Son service l’avait épatée. Malgré le tangage, pas la moindre goutte de liquide n’était tombée à terre. Un job taillé pour un équilibriste ou pour ces clowns avec leurs habits trop amples. Ces derniers jouaient aux faux maladroits, feignant de trébucher maintes fois, sans jamais renverser le seau d’eau qu’ils portaient sur la tête.

Maxence avait bu d’une traite le verre de jus. Ensuite, il avait rejoint l’avant du pont pour catapulter le gobelet vide dans la poubelle fixée au sol. Sa journée aurait été gâchée si le déchet s’était retrouvé en pleine mer. Le réflexe de vouloir garder l’environnement propre en toutes circonstances, et si possible tout recycler, semblait inné chez lui. De ce fait, c’était toujours lui qui s’occupait du tri domestique. Résultat : zéro gaspillage, cent pour cent recyclage. Français immigré aux États-Unis, il avait réussi à persuader son épouse, l’incarnation même de la citadine américaine, à cultiver un potager. Et leurs légumes étaient excellents, surtout si c’était lui qui les préparait. Un véritable chef, de surcroît français. Quelle femme ne rêverait pas d’un mari cuisinier qui la libérerait de cette tâche, qu’elle considérait ingrate lorsqu’elle était quotidienne et donc obligatoire ?

Mais Harmony n’avait pas voulu de ces rafraîchissements, malgré l’insistance de ce serveur antillais. Son torse était moulé par un t-shirt bleu roi arborant le logo de la compagnie maritime, une bouée blanche entourant un gouvernail en bois. Il possédait des mollets fuselés dignes d’un sportif de haut niveau. Il s’épongeait régulièrement le front avec un foulard beige qu’il sortait de la poche arrière de son bermuda kaki. Plusieurs fois, il était venu se poster devant elle et planter ses yeux bruns, très clairs, dans les siens.

Elle avait été gênée par sa robe légère qui remontait à chaque bourrasque, révélant la racine de ses cuisses. Elle avait craint que ce vent indiscret n’aille jusqu’à dévoiler sa petite culotte trop échancrée, en dentelles noires. Elle l’avait choisie à la dernière minute, car elle voulait être sexy de la tête aux pieds. Après tout, c’était les vacances ! Les sous-vêtements conventionnels qu’elle enfilait pour se rendre au boulot, elle n’avait plus envie ni de les voir ni de les sentir sur sa peau.

Toutefois, le regard insistant du jeune homme avait provoqué un fard de honte sur ses joues. La prochaine fois, elle opterait pour un short, une tenue plus adaptée pour ce type de traversée. Cette robe trop cintrée à la taille favorisait l’envolée du bas, sans parler de son décolleté trop profond qui attirait l’attention. Inconsciemment, avait-elle voulu, elle aussi, endosser le personnage d’une starlette ? Surtout avec son chapeau rose à larges bords et ses lunettes de soleil aux montures rouges signées Michaël Kors. Un look glamour, mais totalement inadéquat. Le chapeau avait failli rejoindre les flots, Maxence l’avait rattrapé in extremis en plein vol.

Son mari, son éternel chevalier servant. Adossé contre le bastingage métallique du pont supérieur, elle s’était lovée contre lui, le trouvant tellement élégant avec sa chemise blanche et son bermuda gris clair en lin. Il avait choisi l’endroit idéal, à l’arrière, dans le sens du déplacement. Ils avaient pu ainsi voir défiler un spectacle ahurissant. Des bancs de poissons-volants semblaient vouloir les poursuivre. À l’horizon, ils avaient deviné les silhouettes de plusieurs îles dont elle ignorait le nom. De ce fait, teintées de mystères, elles invitaient à d’autres voyages, d’étranges découvertes.

Une traversée idyllique où ils avaient ri également lorsque les creux des vagues avaient provoqué de larges éclaboussures et cris de frayeur chez certains. Grâce à ce spectacle, Harmony avait pu feindre de ne pas voir les regards courroucés du serveur. Quel âge pouvait-il avoir ? Pas plus de vingt-quatre ans probablement. L’impertinence de la jeunesse s’était-elle couplée à l’atmosphère tropicale sensuelle qui donnait, semblait-il, la permission aux hommes de tout oser en matière de séduction, même lorsqu’une femme était adossée à son compagnon ?

Harmony adorait être dans les bras de son mari. Des membres solides, recouverts de poils noirs, comme l’était tout autant son torse. Un mâle, un vrai. Elle avait dû attendre longtemps avant qu’il ne surgisse dans sa vie. L’homme dont elle avait toujours rêvé : protecteur, viril, au caractère trempé, mais éperdument amoureux.

Ils s’étaient rencontrés quelques mois après qu’elle eut soufflé ses trente bougies. Un chiffre qui devenait sensiblement inquiétant pour une femme. Une horloge commençait à faire « tic, tac, tic, tac » dans la tête, dans le bas du ventre. Une bombe à retardement. Cet âge lui avait provoqué d’étranges sensations. À chaque fois que l’une de ses connaissances se félicitait de son mariage ou de la venue prochaine d’un enfant, elle les encourageait du bout des lèvres. Mais le sourire était forcé, confirmant ainsi son mal-être. À la joie de l’annonce, se mêlait une jalousie sourde de ne pas pouvoir bénéficier du même bonheur.

Puis, Maxence avait débarqué dans son existence. Une embellie dans sa vie, sans l’ombre d’un nuage. Enfin presque… Il y eut un petit doute, une suspicion passagère. Rien de méchant, rien d’important. Du moins, c’était ce qu’elle espérait, ce qu’elle croyait toujours. Elle ne songeait plus depuis de longues semaines à cet épisode. Pourquoi ses pensées se dirigeaient-elles vers de si mauvais souvenirs alors que le lieu ne s’y prêtait pas ?

Ils étaient pourtant arrivés à bon port, les quais qui les séparaient de Gustavia étaient presque à portée de main.

Les vacances ne faisaient que commencer.