Chapitre 21
« Les événements sont comme les trapèzes : il y a une coïncidence et une seule qui permet de passer de l’un à l’autre. »
De René-Salvator Catta/Le grand tournant
Une heure et demie plus tard, Harmony se tenait à nouveau assise sur le bord gris caoutchouteux du dinghy. Elle se sentait un peu inconfortable de porter sa robe encore humide. Brigitte Blondel avait insisté pour les accompagner. Demain, elle retournait chez elle à Monaco. Il fallait, selon ses termes, qu’elle profite « à fond » de sa dernière journée. En articulant ces mots, elle plaça sa main sous le menton de Florent tel un joujou dont elle pensait disposer à sa guise. Celui-ci sourit à pleines dents. Harmony dut reconnaître qu’il était tout à fait craquant et qu’il pouvait, s’il le souhaitait, user de son charme. Tempête, d’un coup de patte jaloux, ôta les doigts de Brigitte du visage de son maître. Celle-ci faillit perdre l’équilibre et se retrouver à l’eau.
Intérieurement, Florent se félicita d’avoir, cette fois-ci, emmené sa chienne. Brigitte Blondel devenait trop familière. Qu’elle tombe à l’eau ne lui aurait pas déplu, pour calmer ainsi ses ardeurs. Tempête, par instinct, aurait été la première à se jeter à l’eau pour aller la récupérer. On n’appelait pas pour rien les Terre Neuve, « Les Saint-Bernard des mers ». C’était ces qualités-là qui l’avaient convaincu à l’adopter. Elle n’était encore qu’un chiot, et sa taille définitive l’incitait à refuser.
— Dites Harmony, vous dormirez encore sur le voiler cette nuit ? la questionna tout à coup Florent, qui aimait gérer son emploi du temps.
— Il n’y a rien de sûr.
Elle voulut rajouter qu’elle souhaitait ne plus devoir rester sur ce bateau et devoir supporter leurs ébats nocturnes. Cependant, tout dépendait de la tournure qu’avait prise l’enquête. Peut-être, n’avait-elle pas d’autres choix que de les côtoyer encore un peu ?
Après avoir accosté, Florent accrocha l’annexe à un anneau sur le mur qui servait de digue. Leur arrivée bruyante ne passa pas inaperçue avec les rires excessifs de Brigitte. N’importe quelle situation était prétexte à s’esclaffer. Cette fois-ci, ce furent les tentatives de Tempête de lécher son visage qui la faisaient hurler de rire. Une sotte ! En toute spontanéité, ce fut le mot qui vint à l’esprit d’Harmony pour qualifier l’attitude de cette femme.
Elle redécouvrit sous un œil nouveau le break Chevrolet. La lumière éblouissante du jour révéla une véritable antiquité. Certains endroits de la carrosserie étaient rouillés, prêts à s’effriter, surtout les parties basses. Le tissu qui recouvrait la banquette, un épais velours gris, était ravagé par de nombreuses taches de boues et traces de griffes. Florent Van Steerteghem faisait visiblement plus attention à son bateau qu’à sa voiture.
Tempête retrouva sa place dans le coffre, Brigitte s’installa au milieu de la banquette avant et colla ses hanches désossées au plus près de celles de Florent. Était-ce leur première fois cette nuit ? Ou, ça faisait partie du forfait hébergement que proposait le trop séduisant Florent à ses clientes célibataires ? Harmony s’efforçait à penser à autre chose, mais leur présence physique était trop sensuelle, obsédante.
— Brigitte, je te dépose où ?
— À Lorient, s’il te plaît mon petit chéri.
— Et je te récupère où ?
— À la Pointe, en face de la librairie Barnes, je me débrouillerai pour y être dans moins d’une heure.
— Et vous, Harmony ?
— Au fort, s’il vous plaît !
— Mais c’est parfait, je vous récupère toutes les deux dans le même secteur.
Florent tutoyait Brigitte et la vouvoyait. Le « vous » et son utilisation très subtile. Une autre astuce de la langue française et de ses codes sociaux qu’Harmony avait perfectionnés avec Maxence. Elle avait fréquenté le lycée français de Chicago depuis ses douze ans, mais rien ne valait la pratique quotidienne avec un Français.
Florent démarra en trombe, reprit sa conduite sèche. Harmony craignait ces routes étroites, sinueuses. Malgré la clarté du jour, cela lui parut dangereux. Florent avait le réflexe de se rabattre juste à temps lorsqu’il croisait un véhicule. Il s’arrêta devant le Minimart à Lorient, un des rares supermarchés de l’île. Sans tarder, Brigitte enjamba sa voisine pour s’extirper de la voiture, non sans s’empêcher à nouveau de piaffer. Une fois sur le trottoir, elle envoya un regard animal, suivi d’un clin d’œil appuyé à Florent. Il hocha la tête de gauche à droite avec un sourire cette fois-ci, pour le coup, blasé.
— Ah là là, Brigitte, Brigitte, quelle folle ! pensa-t-il à haute voix.
Harmony ferma les paupières, jugeant la situation grotesque. Brigitte lui parut encore plus vieille et Florent encore plus jeune. À Milwaukee, elle avait parfois du mal à donner un âge aux Afro-Américains dont la peau résistait plus aux marques du temps. Mais elle parierait qu’il y avait un minimum de quinze ans d’écart.
Quand il redémarra, elle ne put s’empêcher de laisser échapper un soupir dédaigneux.
— Quelque chose ne va pas, Harmony ?
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
— Quand on répond ça, c’est qu’on sait très bien de quoi on parle. Sinon vous auriez dit « non », tout simplement.
— Vous en savez des choses.
— Oh, les humains, je lis en eux comme dans un livre.
— Vraiment ?
— Oui, Mrs Harmony. Quand on est une touriste en vacances, on n’oublie pas de monter sur le dernier bateau. On ne prend pas le risque de se retrouver à la nuit tombée sans toit, surtout sur une île où les prix sont si exorbitants. Ça ne colle pas, surtout pas avec vous. Une femme qui doit être au quotidien très organisée, prévoyante. En plus, une femme mariée avec une alliance si visible.
— Pensez ce que vous voulez, si ça vous amuse.
— Pourquoi ne pas m’avoir dit tout de suite que vous étiez « l’épouse du disparu en mer » ?
— Comment l’avez-vous appris ?
— Tout se transmet ici comme une traînée de poudre. La recherche d’un noyé, ça fait vite le tour de l’île et la radio locale en a parlé ce matin, surtout qu’ils avaient déployé l’hélico pour jeter un œil sur les sentiers dangereux.
— Mais ça aurait changé quoi de vous l’avoir dit ?
— C’est juste bizarre, d’autres personnes auraient été effondrées, en demande de soutien.
— Évidemment que je suis abattue et morte d’inquiétude, mais pas au point de me confier aux premiers venus. Et surtout pas à cette « Brigitte », ne put-elle s’empêcher de grommeler entre ses dents.
— Oh, qu’est-ce qu’elle vous a fait ma « Brigitte » ? C’est une nana marrante, pleine d’énergie.
Et Florent appuya plus sur l’accélérateur, content d’avoir réussi à sortir un peu de ses gonds cette femme au visage si peu expressif.
La rue qui menait au fort n’aurait pu être construite avec une pente plus raide. Il l’escalada en première et se félicita d’avoir vérifié récemment l’état de ses freins. Il colla le véhicule contre un buisson et dut se résoudre à sortir du côté passager. Se parquer était tout un art sur cette île.
Harmony ne perdit pas de temps, appuya sur le parlophone. La troisième fois en moins de vingt-quatre heures. Une voix masculine masquée par un grésillement lui répondit. Elle se présenta, puis la grille du portail s’ouvrit. Ils empruntèrent l’allée recouverte de graviers gris. De nuit, l’endroit lui avait déjà semblé lugubre, mais elle avait attribué cette impression à l’obscurité et à l’angoisse de ne pas trouver Maxence. Mais également en plein jour, elle eut la même sensation. Les pierres massives de l’ancien fort, d’un gris très foncé, et les grillages épais protégeant les fenêtres étaient dignes d’une prison de haute sécurité. Heureusement, les cocotiers et la vue panoramique sur la baie de Gustavia égayaient le site.
En pénétrant dans le hall d’accueil de la gendarmerie, Harmony découvrit un Jérôme Jourdan plus grassouillet que dans son souvenir. Son visage de poupon dévoilait l’ébauche d’un double menton. Il s’avança immédiatement vers eux, quelque peu maladroit. Une attitude qui détonnait avec l’image qu’elle s’était forgée des hommes exerçant ce type de métier.
— Salut Florent ! Ah, vous voilà Madame, enfin euh, bonjour. Vous avez reçu les messages de mon collègue ?
— Oui, c’est pour ça que je suis ici. Mais même sans son coup de fil, je serais venue. Où en êtes-vous ?
— Les recherches en mer n’ont absolument rien donné. Votre mari reste introuvable. Désolé, mais dans les cas de noyade, ça arrive parfois.
— C’est ça, vous allez me dire que son corps finira bien par échouer quelque part. Assez perdu de temps, il lui est arrivé autre chose. Il faut le rechercher sur l’île ou ailleurs.
— Ce n’est pas moi qui dirige l’enquête. Nous attendons les ordres du commandant.
— Quelle perte de temps ! Ce sont quand même les premières vingt-quatre heures qui comptent en cas de disparition.
— Oui, mais pour les cas de disparition d’un mineur. Ici, il s’agit d’un adulte. S’il ne s’est pas noyé, s’il n’a pas fait de malaise, peut-être que…
— Peut-être que quoi ?
— Peut-être qu’on doit envisager le fait qu’il ait tout simplement voulu disparaître de son propre gré, termina-t-il presque en chuchotant. Et si c’est le cas, nous ne pouvons rien faire, les adultes ont le droit de s’éclipser.
— Mais qu’est-ce que vous me racontez là ? Vous êtes fou !
— Moi, je ne peux vous en dire plus. Le commandant vient vous expliquer.
Son téléphone vibra, ce qui n’était pas normal. Il avait sans doute dû effectuer une mauvaise manipulation et l’avoir placé en mode silencieux. Il espérait n’avoir manqué aucun appel, surtout de sa femme. Il s’éloigna pour répondre en toute discrétion. Ça tombait à pic, Harmony Flynt n’allait plus avoir l’occasion de s’exciter davantage sur lui. Qu’est-ce qu’il y pouvait si son gars avait disparu volontairement ? Elles ne voulaient jamais comprendre que leur mari pouvait tout bonnement s’être fait la malle. Seul ou avec une autre. Les hommes n’aimaient pas rester longtemps célibataires. Il le savait, car lui-même se disait que la petite brunette qui sillonnait les plages pour vendre des maillots était vraiment trop mignonne. Lui aussi se ferait bien la malle. Quitter sa femme, pourtant excellente maîtresse de maison, mais qui ne baisait presque plus. Les enfants, les devoirs, le repassage, ses règles, ses migraines, la bouffe, tout était bon.
Se faire la malle. Oui, c’était ça, ouvrir une malle. Mettre l’essentiel de sa vie dedans puis se barrer, recommencer autre part, un ailleurs qui serait meilleur. Il y pensait parfois à disparaître. Mais pas seul… Du coup, il fantasmait souvent sur cette petite vendeuse qui lui montrait toujours ses dents si blanches et sa paire de fesses si fermes. C’était pour ce genre d’images qu’un homme pouvait tout claquer. Mais tout ça, il ne pouvait pas l’expliquer aussi crûment à Mrs Harmony Flynt.
Au bout du fil, une autre habituée. Madame Germaine Aubin laissait entendre que celui qui gardait la maison des Wallace avait ramené du monde. Quelle vieille emmerdeuse celle-là, à moucharder sans cesse ! Il fila vers le bureau d’Yves Duchâteau pour lui passer la communication. Ce n’était pas encore à lui de se taper ce genre de corvées. Parce qu’en plus, il fallait rester courtois avec les locaux, « les Babath ». D’ailleurs, il ne devait jamais les appeler comme ça. Ils se désignaient comme étant « les St Barth ».
Thierry Roland apparut enfin, les traits tirés. Mais, toujours avec ce regard de chef, la chemise bleu ciel impeccablement repassée avec les insignes en évidence.
Harmony tenta d’ouvrir la bouche, mais le commandant la devança en la saluant, puis s’adressa aussitôt à Florent.
— Alors « The private », on est sur quoi pour le moment ? Un mari ou une femme infidèle ?
— Sur rien.
— De toute façon, si vous étiez sur un coup, vous ne me diriez rien.
— Vous avez tout compris !
— Et donc, vous louez des cabines sur votre voilier. D’ailleurs, merci de l’avoir hébergée. Nous étions inquiets, Madame n’avait pas accepté notre aide pour qu’on lui trouve un toit, et il la regarda d’un air mécontent.
— Oui, je sais. J’ai vu votre jeune gars, Thomas Teisseire, qui la suivait. Il peut faire mieux comme filature. Je l’ai tout de suite repéré lorsqu’il l’épiait près de l’hôtel Sunset.
— Décidément, rien ne vous échappe. Je voulais juste être sûr qu’elle avait déniché quelque chose pour le reste de la nuit. Donc, ça marche votre business de gîte sur votre voilier. Faudrait peut-être que le fisc fasse un contrôle chez vous…
— Menace ou plaisanterie ?
— Choisis !
Harmony écoutait les deux hommes sans broncher. Leur attitude la laissa perplexe. Rivalité entre deux coqs ? Humour au second degré ? Florent était-il vraiment un enquêteur privé ? Mais elle s’impatientait. Quand le commandant allait-il avoir la décence de s’occuper d’elle ?
Lisant dans ses pensées, Thierry Roland s’adressa enfin à elle, tout en prenant appui sur le bureau avec ses poings.
— Madame, nous n’avons malheureusement aucune trace de votre mari. Et votre fameux panier a effectivement disparu. Les serveurs du restaurant ne l’ont pas trouvé. Comme un vol est peu probable, nous nous tournons vers d’autres hypothèses. Nous vous conseillons de déposer une main courante dans l’intérêt des familles, cela nous permettra de faire quelques vérifications administratives. Dès que nous avons du nouveau, nous vous contactons. Vous restez sur Saint-Barth ou vous regagnez Saint-Martin ?
Harmony attendit quelques secondes avant de répondre. Elle devait analyser ce qu’il venait de lui dire. Avait-elle bien entendu ? Parlait-il uniquement de « vérifications d’ordre administratif » ?
— Mais qu’allez-vous faire concrètement pour retrouver mon mari ? Vous devez fouiller l’île, organiser d’autres battues, lancer un avis de recherche.
— Mes hommes ont effectué suffisamment de battues et l’hélico a survolé les endroits dangereux. Le territoire est petit, nous l’aurions déjà retrouvé. N’ayez crainte, nous avons fait notre maximum.
— Votre maximum ? C’est ça, faire maintenant quelques vérifications administratives ?
— Je viens de vous expliquer que nous nous dirigeons vers d’autres hypothèses.
— C’est ça, comme celle où Maxence aurait disparu de son plein gré.
— Madame, personne n’a rien signalé d’inquiétant sur l’île. Pas d’homme agressé, pas de bagarres, pas de traces de sang suspectes. Oui, désolé, votre mari peut vous avoir quittée. C’est pour ça sans doute qu’on ne retrouve pas le panier. Soit parce qu’il est parti avec, soit parce qu’il s’en est débarrassé. Avez-vous seulement appelé votre hôtel ? Il y a peut-être fait un saut ? Repassez autant de fois que vous le souhaitez, mais à cet instant précis, je ne peux pas vous en dire plus !
Harmony était écroulée. Que pouvait-elle faire de plus toute seule ? Elle avait face à elle un mur d’obstination. Ce genre de situation, elle l’avait déjà observé dans ces reportages qui reconstituaient une enquête criminelle. Quelqu’un disparaissait et les policiers ne prenaient pas l’affaire au sérieux, ils attendaient des éléments plus inquiétants. Aussi, elle ne comprenait pas toujours l’attitude des familles des victimes. Certaines étaient très actives, distribuaient des tracts, placardaient des affiches. D’autres semblaient paralysées, sans aucune réaction. Maintenant, elle les comprenait. Elle faisait partie de cette dernière catégorie : elle était sidérée par la situation exceptionnelle qu’elle était en train de vivre. D’autant plus qu’elle n’était pas chez elle et ne connaissait strictement personne.
Elle ne pouvait pas quitter l’île. Il fallait attendre. Le courage de faire le tour des hôtels pour trouver une chambre, elle ne l’avait pas. Le bateau de ce soi-disant détective privé demeurait la solution la moins mauvaise. Ils allaient prendre congé lorsqu’Yves Duchâteau s’approcha de son commandant et interpella Harmony Flynt :
— Madame, excusez-moi, auriez-vous une photo récente de votre mari ?
— Je n’en ai pas.
— Comment cela vous n’en avez pas ? Vous ne faites pas des selfies, des Instagram et compagnie ? répondit Yves Duchâteau presque incrédule.
— Je n’en ai aucune de lui, je vous assure. Il n’aime pas être photographié. Un petit caprice d’artiste, depuis qu’il écrit un livre. La seule photo de lui se trouve sur sa pièce d’identité, qu’il a évidemment dans son portefeuille.
Thierry Roland haussa les épaules. Les artistes ! Un univers qui l’énervait, tous des tordus. Jamais concrets, pas foutus de répondre clairement aux questions, pas fiables. Ils se rendaient suspects rien qu’en adoptant des attitudes rocambolesques.
— Bon, artiste ou pas, Yves, vous avez raison. Madame, il faut que vous nous ameniez une photo de lui au plus vite. Au moins, on pourra vérifier auprès de la compagnie de ferry hollandaise. L’équipage l’a peut-être vu embarquer. Fouillez dans vos mails ou je ne sais où. Contactez ses proches, ils doivent bien en avoir de lui !
— Il n’a plus de famille. Ses parents sont morts lorsqu’il était enfant. Et il n’a ni frère ni sœur.
— Quelle poisse ! Mais je veux que vous vous débrouilliez quand même pour me trouver une photo récente.
Thierry Roland les observa s’éloigner. Heureusement qu’il s’agissait d’un adulte. Rien ne l’obligeait à lancer une enquête pour disparition inquiétante. Aucun élément n’allait dans ce sens. À part les certitudes d’une Américaine dont on ne savait absolument rien et qui n’avait même pas un portrait de son cher et tendre. Ça prouvait plutôt que tout n’était pas rose. Il ne s’agissait pas d’alarmer inutilement la population et les touristes. Surtout les richissimes, même si ceux-ci voyageaient la plupart du temps avec leur garde du corps. Ils ne devaient pas s’imaginer qu’on peut disparaître ainsi à Saint-Barth.
Et puis, le mari était français, c’était moins grave. Un Frenchie de la classe moyenne qui se volatilisait, ça rassurait les fortunés. En plus, un orphelin, gros facteur de risque pour disjoncter à l’âge adulte. Il avait déjà eu à traiter ce genre de pseudo-disparition. Des êtres en quête d’identité qui tout à coup envoyaient tout promener.
Thierry Roland se persuada vraiment qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Il ne pouvait s’agir que d’une banale histoire de couple qui se sépare. D’ailleurs, pour une soi-disant « morte d’inquiétude », Harmony Flynt avait coupé son téléphone pendant des heures. Elle n’était venue aux nouvelles qu’en fin d’après-midi. Ça ne tenait pas. Tant mieux…
Mais pourquoi Yves Duchâteau s’était-il interposé ainsi avec cette demande de photos ? Pourvu qu’elle n’en trouve pas. Après qu’est-ce que ce sera ? Placarder des affiches avec un avis de recherche de son mari dans Saint-Barth ? L’île devait paraître toujours hyper « clean », hyper « secure », comme disaient les plus branchés. Aussi, espéra-t-il que Florent Van Steerteghem s’en mêle. Avec sa façon de se prendre très au sérieux depuis qu’il s’était fait des clients fortunés, il était capable de faire de l’excès de zèle. Le commandant ne pouvait se mentir à lui-même : il le jalousait. Cette vie de célibataire sur un voilier, sans hiérarchie, sans comptes à rendre à personne. Il savait de source sûre qu’il se sucrait pas mal sur ses enquêtes privées. Il pensa à sa petite retraite qui l’attendait, une carotte qui le menait à la baguette, qui l’empêchait d’oser changer de vie. La sécurité contre la liberté…
Avant d’entrer dans son spacieux bureau, Thierry Roland surprit Jérôme Jourdan en train de dévorer son deuxième cheeseburger qu’il s’était fait livrer. La mayonnaise s’accrochait au coin de ses lèvres.
En l’observant, le commandant prit la décision d’organiser un exercice en association avec la brigade nautique : une fausse découverte de cargaison de cocaïne au large des côtes. Il fallait maintenir ses hommes un minimum en forme. Ceux-ci s’ennuyaient vite et lui aussi. Étonnamment, il eut tout à coup envie de rentrer à Lille. La déprime de sa femme le contaminait. Était-ce à cause de cette nuit horrible et du manque de sommeil ? Son épouse prétendait que voir toujours ces eaux turquoise autour d’elle la rendait dingue. Il n’avait jamais entendu ça, mais plutôt l’inverse. C’était le gris qui déprimait en général. Même que Jacques Brel l’avait chanté « avec ce ciel si gris qu’un bateau s’est pendu »…
Mais on ne l’avait pas muté ici par hasard. Il avait trop parlé de l’état de l’équipement désastreux de son ancienne affectation. Cela n’avait pas plu à sa hiérarchie et aux politiciens locaux.
On l’avait envoyé ici, comme punition.
Il devait purger sa peine au soleil.
Yves Duchâteau avait regagné sa chaise derrière son bureau en tek massif, une pièce unique datant de l’époque coloniale. Cela changeait de ces bureaux métalliques gris clair, sans âme, qu’il avait connus jusque-là. Lui aussi trouvait étrange l’attitude d’Harmony Flynt. Il était pourtant prêt à l’aider. Mais elle ne leur avait certainement pas tout dit. Un mariage célébré à Las Vegas, tout le monde savait ce qu’ils devenaient ceux-là : des records de divorce. Et aucune photo de son mari. Comment était-ce possible ? Mais en réfléchissant, Yves Duchâteau admit que Nadia, sa femme, ne se baladait pas avec un portrait de lui dans son portefeuille. Seulement celui de leur fille. Un enfant remplaçait vite la photo du conjoint… Puis, il replongea dans ce qui l’obsédait depuis que Jérôme Jourdan avait ouvert sa porte hier soir. Le patronyme du disparu : Rousseau ! Mais le prénom Maxence ne collait pas. Il avait eu au téléphone à plusieurs reprises un François Rousseau, un copain de son frère disparu. François était également de ce séjour maudit dans la Caraïbe. Ce nom de famille n’était qu’une pure coïncidence. Il fallait surtout qu’il en apprenne un peu plus sur l’énigmatique, Mrs Harmony Flynt.