« Il n’appartient pas à l’être humain de sauver son frère de la mort. Il ne peut que l’aimer. »
Marie-Claire Blais, Le jour est noir
Le visage quelque peu ennuyé, Yves Duchâteau s’affairait à remplir un formulaire, d’une écriture très appuyée et acérée. Reflet de son enfance blessée, au sens propre comme au figuré. Des coups, il en avait reçu, même s’il avait fini par apprendre à les parer puis à en donner. C’était peut-être pour cela qu’il avait, à vingt-sept ans, acquis le physique d’un adepte de boxe thaï. Un corps sec, mais des muscles que l’on devinait puissants et vifs.
Bien que la partie administrative de son boulot fût ce qu’il détestait le plus, il s’appliquait consciencieusement à noircir chaque case. De toute façon, le reporter à plus tard ne faisait qu’entasser les dossiers, aggraver le problème, augmenter son dégoût pour cette tâche. D’autant plus qu’ici, l’informatisation accusait au moins une décennie de retard par rapport à Paris.
Il venait de commencer à écrire la date du jour cinq décembre 2016 sur un nouveau document, quand il s’interrompit, ressentant une légère crampe dans sa main gauche. Pour se relaxer un instant, il redressa la tête, la tourna vers la fenêtre grillagée. Il replaça ses lunettes de myope sur le nez pour mieux percevoir au loin chaque détail. La mer était devenue anthracite, parsemée de rayures argentées ondulantes que provoquait la lune presque pleine. Les bateaux ancrés dans la baie étaient, pour la plupart, assez éclairés. Leurs occupants sans doute attablés pour le dîner. Ils battaient pavillon américain, anglais, russe, belge, français, brésilien, suédois… Bref, un échantillon assez large des nationalités que comprenait la planète. Toutefois, c’étaient leurs ressortissants, en général les plus riches, qui mouillaient dans ces eaux.
Les drapeaux étaient beaucoup plus agités que le matin. La météo commençait à changer. Et s’il venait à pleuvoir, cela ne l’inquiétait pas. Il savait qu’il n’aurait jamais réellement froid. C’était le privilège de vivre dans la douceur des températures de la Caraïbe. Même une nuit de décembre, celles-ci dépassaient presque toujours les vingt degrés.
Depuis leur installation sur l’île, ce climat était ce que sa femme Nadia appréciait le plus : ne pas devoir se préoccuper de comment habiller leur fille, voire ne pas du tout s’en tracasser et l’autoriser à courir presque nue, juste avec sa couche. Parfois, sa maman la laissait volontiers totalement dévêtue, libre de tout mouvement, et tant pis si elle devait passer la serpillière après elle pour éponger tout ce qu’elle semait un peu partout. C’était peut-être grâce à cette liberté qu’elle avait marché si tôt, vers ses dix mois, épatant sa grand-mère maternelle qui était alors en visite. Maintenant, à deux ans révolus, il la sentait prête à nager sans ses minuscules brassards orange qu’il gonflait à peine.
Lui qui aimait tant dormir en mer, il enviait ces gens sur ces bateaux. Sa nuit d’astreinte devait être plutôt calme, comme d’habitude. La plupart de ses potes à qui il avait annoncé sa mutation pour Saint-Barthélemy alias Saint-Barth n’avaient eu que des mots tels que « chançard », « cool », « super »… Ils n’avaient vu là qu’une opportunité d’être planqués pendant quelques années et d’élever leur fille, Maya, sans chichis, sans manteaux, sans ces rhinopharyngites qui s’enchaînaient les unes après les autres sous le climat tempéré de la métropole.
Mais lui seul connaissait les raisons exactes de sa présence, et ce pour quoi il avait bataillé pour obtenir ce poste. Son frère utérin avait disparu à quelques îles d’ici, plus au nord, et il avait l’espoir qu’un jour, peut-être, il réapparaîtrait. Pourtant, ils avaient très peu vécu sous le même toit. Une fratrie séparée pour cause d’incompétence maternelle, pour cause de pères absents. Ils avaient été juste là le temps de les concevoir. Son demi-frère et lui avaient ce point commun : leurs géniteurs respectifs n’avaient pas attendu que leur mère souffle leur deuxième bougie d’anniversaire pour les abandonner. Par la suite, celle-ci avait vite craqué à la suite de la naissance d’un troisième enfant, et tous les deux avaient supporté des placements successifs dans de multiples foyers d’accueil.
À sa majorité, Yves l’avait enfin retrouvé. Mais les retrouvailles furent de courte durée et il ne pouvait se résoudre à ce que son frère ait pu disparaître, voire mourir.
Comment pouvait-on croire à la mort d’un jeune homme, parti sur ses deux pieds, plein de vie et de rêves tenter sa chance dans la Caraïbe ? Il y avait même rencontré l’Amour. Il l’appelait « la future femme de sa vie ».
Yves Duchâteau se noyait sans doute dans des illusions, était probablement dans le déni, car cela faisait bientôt sept ans que François n’avait plus donné signe de vie. Mais il y a trois ans, sa femme Nadia, alors vendeuse aux galeries Lafayette, avait accepté une invitation à dîner chez Solange Guérin. Une collègue logorrhéique qui ne se sentait vivre qu’en recevant chaque samedi une dizaine de convives, prêts à boire et manger jusqu’aux petites heures de la nuit.
Solange, ce soir-là excitée, avait davantage remué sa crinière blonde en leur racontant une histoire digne d’un roman. N’ayant jamais connu son père, que la plupart de ses proches considéraient comme mort, elle leur annonça l’avoir retrouvé par le plus grand des hasards. Il n’avait pourtant plus donné signe de vie depuis presque trente ans. Cependant, l’éclipse avait été volontaire, préméditée. Il vivait caché, oublié de tous sur Terre de bas, une île isolée de l’archipel des Saintes. C’était un détail a priori insignifiant qui l’avait trahi : son accent ! Mais pour un fin connaisseur, c’était un accent typique d’un bled de l’Auvergne. Des intonations dans le phrasé que seul un autre villageois, débarqué par pure coïncidence sur ce territoire perdu, avait reconnu de suite.
Et si cela s’était produit pour Solange, pourquoi pas pour lui ? Son frère referait surface ou on le découvrirait par hasard. Un homme qui expliquerait simplement : « voilà, j’avais voulu tirer un trait sur mon passé, je voulais qu’on m’oublie, je voulais recommencer à zéro ».
C’était pour cet espoir fou que dès qu’un week-end de libre se présentait, Yves Duchâteau poussait sa femme à sortir en mer. Très motivé, il avait obtenu aisément son permis « plaisance option côtière ». Avec leurs économies qu’ils avaient amassées pour l’achat d’une maison en Normandie, ils avaient finalement fait l’acquisition d’un petit voilier d’occasion à un ancien baroudeur.
Ils levaient l’ancre, partaient plusieurs jours, parfois presque deux semaines. Lors de leur escapade, Yves s’arrêtait quelque part au feeling. Il posait des questions aux habitants, aux plus vieux d’entre eux qui avaient souvent un œil ou une oreille indiscrète qui traînaient par-ci, par-là. Il avait appris à les cuisiner, l’air de rien, tel un touriste féru d’histoire, d’anecdotes, espérant cet indice qui le mettrait sur une piste. Comme cet accent du père de Solange Guérin qui avait permis de le démasquer.
Mais ses réelles motivations pour obtenir ce poste, Yves les avait toujours gardées secrètes. Même sa femme Nadia les ignorait. Elle pensait qu’il avait souhaité faire un interlude dans leur vie trop citadine et élever leur fille au soleil. Avoir plus de moments pour eux, profiter de la mer. C’était vrai, en partie. Ce n’était pas le principal. Il n’avait pas désiré lui en dire plus, cela l’aurait peut-être inquiétée. Yves savait que la recherche de la vérité n’était pas toujours un parcours qui conduisait au bonheur.
Soit son frère était mort, soit il avait délibérément voulu disparaître. Mais pourquoi François aurait-il souhaité agir ainsi à vingt-cinq ans à peine ? Qu’avait-il bien pu faire de répréhensible qui l’aurait poussé à s’éclipser ? Et de cela, il s’en inquiétait un peu. Ballotté de famille d’accueil en famille d’accueil, puis en foyer pour jeunes, ce n’était pas un enfant de chœur. À quinze ans, il avait fait une grosse connerie, même si le pion l’avait mérité. Heureusement pour lui, comme il était mineur, cette bastonnade orchestrée avec ses potes du pensionnat n’apparaissait pas dans son casier judiciaire.
Yves avait pu parler à sa copine de l’époque, quelques semaines après sa disparition. Elle était encore sous le choc. Elle était rentrée dans leur gîte avant lui, le laissant discuter entre hommes avec son ami, Olivier, et un touriste français dans un bar. Ces derniers étaient partis bien avant lui. Sa petite amie pensait le voir rappliquer au petit matin, comme cela s’était déjà produit lors de leurs précédentes virées nocturnes. Mais il n’était pas revenu. Ni les jours suivants, ni au Beef Island airport le jour de son vol pour San Juan, une île où il voulait prospecter.
Les autorités de l’île de Tortola avaient effectué des recherches en mer, interrogé des clients de différents bars qu’il avait écumés. Y compris quelques petits revendeurs de marijuana, au cas où… Mais rien, il s’était volatilisé. Officiellement, son frère n’était pas mort, mais rien ne prouvait qu’il fût encore en vie. Yves avait mené sa propre enquête, quelques semaines après sa disparition. Cependant, il était inexpérimenté et n’avait peut-être pas posé toutes les bonnes questions.
Il ramena son regard vers la surface de son bureau. Sa petite pause lui suffit tout à coup. Il replongea dans la pénibilité du boulot administratif.
Il achevait de terminer d’écrire un « A » en lettres capitales sur l’en-tête d’un énième formulaire lorsque son collègue, chez qui il devina un début d’embonpoint, entra précipitamment :
— Yves, viens écouter un peu. Il y a une cinglée d’Américaine, une certaine Harmony Flynt…
Et Jérôme prononça le « yn » comme « hein » à la française, ce qui le fit sourire. Il l’appréciait bien ce Jérôme Jourdan, même si depuis qu’il vivait aux Antilles, quelques poils avaient poussé dans les paumes de ses mains. Un effet secondaire de la « tropicalisation ».
— La nana, limite hystérique, nous prétend que son mari ne s’est pas présenté pour embarquer sur le dernier bateau. Elle l’aurait déjà cherché partout, et il se serait volatilisé comme par enchantement.
Intrigué, le gendarme Yves Duchâteau se leva d’un bond : vingt heures trente. Ça tombait à point nommé. Un peu d’action après ces heures fatigantes d’ennui dans la paperasserie.
Une disparition…
Immédiatement, il ne put que ressentir de l’empathie envers cette femme. Il ne devait pas laisser l’affaire entre les deux hémisphères cérébraux de Jérôme. Même si à Saint-Barth, il ne pouvait s’agir d’une disparition inquiétante. Encore un qui s’était sûrement trop attardé à un bar et qui cuvait quelque part… Quoique parfois, ça finissait mal. Une mauvaise chute dans un sentier perdu ou une noyade par excès de confiance n’étaient pas rares.