Chapitre 5

 

« Un fantasme assouvi est un rêve déchu »

   Elisabeth Carli  

 

 

Au milieu de l’escalier métallique, devenu anxieux, Maxence serra un peu plus la main de sa femme.

Déjà trois mois s’étaient écoulés depuis ce jour où Maxence Rousseau avait imprimé les billets d’avion électroniques ainsi qu’une carte des petites Antilles. Avec d’épaisses flèches noires dessinées au marqueur indélébile, il y avait indiqué les îles de Saint-Martin et de Saint-Barth. Il avait placé les documents à l’intérieur d’une boîte mauve, la couleur préférée de son épouse. Ce ton revenait partout dans les éléments décoratifs de leur maison : lot de vaisselle, tableaux, serviettes de bain… Et surtout, leur chambre à coucher dont les murs avaient été repeints entièrement en lilas. Harmony, une romantique dans l’âme.

Ce penchant pour les femmes fragiles, sensibles, il l’avait sans doute toujours eu, et son épouse était de ce type-là. Il avait souvent rêvé d’une relation fusionnelle et tant pis si les psys trouvaient cela pathologique. Il se sentait sans cesse prêt à la protéger, à lui prodiguer de l’amour. Tout manque risquant de la faner. C’était dans cet état-là qu’il l’avait d’ailleurs rencontrée : une fleur en train de mourir, à deux doigts de plonger dans une dépression profonde dans cet hôtel de Miami.

Trois mois auparavant, pour leur petit déjeuner, il avait donc dressé la table sur la terrasse à l’arrière de leur maison. Celle-ci, protégée par une véranda, permettait de prolonger un peu l’été. À cette heure pourtant matinale, il faisait une température agréable, et avant de partir au boulot, elle aimait regarder le jardin fleuri. Le service en porcelaine qu’ils s’étaient offert comme unique cadeau de mariage avait été sorti pour l’occasion. Une table trop splendide pour un jour de semaine, mais il voulait l’émerveiller.

En se levant, elle avait découvert des pancakes, des toasts grillés, une salade de fruits frais et même des œufs brouillés. La boîte mauve trônait sur l’assiette de sa femme pour plus de mystère. Harmony l’avait ouverte, impatiente, ne sachant absolument pas ce qu’elle pouvait contenir. Le mois précédent, il lui avait offert une chaîne en or avec une topaze pour son trente-deuxième anniversaire. Pour le célébrer, ils avaient dîné au Carnevor, un restaurant situé dans la partie est de la ville de Milwaukee. De ce fait, elle écartait l’hypothèse d’un bijou, à moins qu’il ne soit devenu fou. D’autant plus que ses moyens étaient limités depuis la pause-carrière qu’il avait décidé de s’octroyer après leur mariage éclair.

Harmony avait déchiré l’enveloppe avec une sauvagerie inhabituelle. Il lui avait pourtant préparé un coupe-papier, connaissant sa manie de toujours vouloir que le courrier soit ouvert avec soin. Sa femme était une experte-comptable jusqu’au bout des ongles. Il s’était régalé en épiant ses yeux qu’il vit s’écarquiller peu à peu. Elle lui avait crié : « un voyage dans la Caraïbe, c’est une folie ! ». Ému, il lui avait répondu : « oui, car je suis fou de toi ».

Ils s’étaient embrassés avec fougue, sans même croquer dans un pancake, avaient fait l’amour dans leur salon en oubliant l’heure. Elle avait ensuite rejoint son bureau dans sa tour de glace en plein centre-ville. Avant de descendre de sa voiture garée dans le parking souterrain, elle avait noué ses cheveux blonds dans la nuque. Avec une coiffure plus stricte, elle pensait ainsi camoufler leurs récents ébats. Ce jour-là, ses collègues l’avaient trouvée étrangement radieuse pour une retardataire.

Pour ne pas attiser la convoitise, elle ne les avait pas tenus informés de ce merveilleux voyage. D’ailleurs, elle ne leur avait jamais présenté Maxence et évoquait rarement son couple. Cela ne le dérangeait pas, car lui aussi aimait protéger leur vie privée. De plus, Harmony n’entretenait que des relations strictement professionnelles avec les employés de la Miller Brewing Company, la plus ancienne brasserie de Milwaukee. Elle n’y avait pas de réelles attaches et ils auraient pu décider d’aller vivre autre part.

Sa femme vivait depuis peu à Milwaukee, un emménagement forcé, suite à son licenciement pour faute grave de son précédent boulot. Située dans le sud-est de l’état du Wisconsin, Maxence n’avait jamais entendu parler de cette ville avant d’y déposer ses valises. Mais, désireux de changer lui aussi radicalement de vie, il n’avait jamais regretté le choix d’avoir tout plaqué pour la rejoindre.

Sa femme quant à elle ne s’était liée d’aucune profonde amitié. Ni dans son voisinage ni dans son club de fitness. Des copines, elle semblait s’en méfier. Maxence l’avait deviné suite à quelques réflexions qu’elle lâchait souvent sur le sexe féminin. Seule demeurait l’amitié de Shirley Connors, qu’elle connaissait depuis l’adolescence. Elles ne se voyaient qu’environ une fois par an, Shirley ayant emménagé sur la côte ouest, et leur dernier rendez-vous avait dû être reporté. Maxence sortait à peine d’une mauvaise grippe, il n’était pas en état pour l’accompagner. Harmony se devait de rester auprès de lui. Shirley avait été déçue, elle aurait voulu enfin découvrir le mari de son amie. Cependant, ce n’était que partie remise : ayant eu la chance de ne pas tomber malade durant l’année 2016, les paid sick days qu’Harmony n’avait pas utilisés pouvaient être transformés en congés annuels.

Disposant de peu de jours de vacances, quinze par an, ce repos au soleil en hiver tombait à pic. Refaire le plein d’énergie était indispensable pour sa femme. Maxence, lui, n’en avait pas vraiment besoin. Il s’était autorisé une pause pour se consacrer à son rêve : écrire. Cela faisait plus d’un an qu’il bûchait sur son premier roman. Il ne voulait pas montrer le fruit de son travail tant que celui-ci ne serait pas achevé. Mais Harmony avait tout de suite été enchantée par son projet. Après avoir passé plus de six ans comme chef-coq dans le même hôtel à Miami, à trente et un ans, il concrétisait un rêve d’adolescent. Et puis, grâce à cette pause-carrière, il était très présent. Et de sa présence, elle en avait fichtrement besoin.

Harmony s’était juste quelque peu inquiétée du coût de ce séjour. Il l’avait rassurée en répétant sans cesse avoir suffisamment d’économies pour tenir plusieurs mois sans travailler. Les chiffres, les comptes, l’équilibre du budget. Une déformation professionnelle qui se prolongeait trop souvent dans la vie de tous les jours. Elle devait oublier tout cela. Au pire, il reprendrait le chemin des fourneaux un peu plus tôt que prévu si cela s’avérait nécessaire. Avec son CV en or, il n’avait aucun souci à se faire pour être engagé rapidement.

 

Ils arrivèrent en bas de l’escalier métallique du ferry.

Un grand nombre de voyageurs avait déjà franchi la courte passerelle qui menait à quai. C’était maintenant au tour d’Harmony. Elle repensa à ce couple de Colombiens dont l’accès à bord leur avait été refusé à Oyster Pond. Ceux-ci ne savaient pas qu’ils devaient obtenir un visa pour transiter de Saint-Martin à Saint-Barth. La guichetière leur avait expliqué avec un espagnol impeccable que c’était bien sûr toujours la France, mais pas tout à fait la France… qu’ils étaient oversea.

Un imprévu qu’ils auraient dû anticiper avait susurré Harmony à l’oreille de Maxence. Puis, elle lui avait donné « le baiser », celui qui claquait sur la joue, en remerciement de sa prévoyance. C’était grâce à lui, à son organisation, qu’ils étaient là.

Le bateau tangua juste au moment où elle dut franchir à son tour la passerelle. Machinalement, elle accepta la main tendue qui voulait l’aider. À son grand regret, c’était celle de l’employé antillais préposé à la distribution des jus. Elle capta à nouveau ses beaux yeux bruns clairs, et détourna aussi vite le regard. Elle lâcha dès qu’elle put sa main, les joues à nouveau en feu.

Une autre file les attendait pour un contrôle d’identité. Cela semblait plus relever de la formalité. Pas de fouille de bagage, pas d’interrogatoire. Par contre, il ne s’agissait pas de policiers aux frontières. De façon inhabituelle, des gendarmes assuraient cette mission. Vêtus d’une chemise bleu ciel et d’un pantalon bleu marine qui leur donnaient un air moins sévère, ils jetèrent un rapide coup d’œil sur les passeports. Un profond ennui se lisait sur leurs visages.

Harmony Flynt et Maxence Rousseau se retrouvèrent propulsés sur l’étroit parking de la gare maritime, tout à coup bondé de touristes, prêts à partir à l’assaut de l’île et de ses mythes.

Ils se lorgnèrent d’un regard complice. Ça y était, ils venaient de fouler officiellement la terre de Saint-Barth, et pour tous les deux, c’était la première fois.

Maxence savait que sa femme trépignait d’impatience. Mettre un pied sur ce territoire suscitait chez elle tous les fantasmes.

Que ressentirait-elle une fois celui-ci assouvi ? Satisfaite, comblée ou déçue ?