Chapitre 13
« Il appréhendait fort cet interrogatoire, m’a-t-il confié, ayant ce qu’il appelle, je crois, un complexe de culpabilité. »
Journal, 1943 de
Julien Green
Le souffle court, le cœur palpitant, elle déboula dans le hall d’entrée de la gendarmerie, mais plus question cette fois-ci de demander des renseignements pour une visite guidée. Juste derrière elle, un homme trapu d’une soixantaine d’années fit irruption. Subtilement, il tenta de passer devant elle, mais le militaire ayant décelé la manœuvre lui fit signe de patienter sur un banc à l’écart. Monsieur Barnabé Philippe ronchonna. Il déposa sa casquette verte sur ses genoux et observa ses mains qu’il avait rarement propres, continuellement salies par l’huile de moteur. Il avait eu une rude journée au garage, et ce qu’il réparait, ce n’était pas n’importe quoi : des bateaux. Il n’avait qu’une envie : rentrer chez lui, prendre une douche. Ensuite, il plongerait avec sa femme dans un bon film américain qu’il téléchargerait de préférence, plutôt que d’aller chez le loueur de DVD. Sinon, tout St Barth apprenait ce que vous regardiez et on finissait par vous coller une étiquette en fonction de vos goûts.
Harmony s’approcha du bureau de la réception, mais ne sut plus trop quoi dire.
— Oui, Madame, c’est pourquoi ?
— Mon mari, mon mari a disparu… J’ai peur que des délinquants ne s’en soient pris à lui.
Jérôme Jourdan souleva un seul sourcil. Une mimique à la « Sean Connery » que la plupart des gens normalement constitués ne pouvaient exécuter. Physiologiquement, les deux sourcils synchronisaient leurs mouvements. Cette particularité, ses collègues la trouvaient hilarante.
Jérôme Jourdan, alias JJ pour les intimes, pensait avoir une permanence tranquille. C’était lundi, le week-end semblait déjà loin derrière et le prochain loin devant. La nuit de vendredi à samedi avait été agitée plus que de coutume : arrestation de plusieurs vacanciers éméchés, accidents de scooters. Rien de grave, mais beaucoup de boulot, surtout en paperasserie. Yves Duchâteau enfermé dans son bureau y était encore collé. Dimanche, la veille, comme toujours, avait été « morne pleine ». Pas un chat à Gustavia, la plupart des boutiques étant fermées, les touristes d’un jour ne se précipitaient pas.
Une nuit de week-end mouvementée, mais rien à voir avec l’île d’en face. Il avait souvent une pensée pour ses collègues de Saint-Martin qui eux passaient leur temps sur des interventions à haut risque : braquages, violence conjugale, règlement de comptes en tous genres. Jamais de répit, et quand il y en avait un, ce n’était jamais bon signe : du lourd allait sortir. Comme cette fois où la bijouterie Goldfinger avait été cambriolée à Marigot en plein jour et qu’il y avait eu cette course-poursuite sur le front de mer avec un échange de tirs entre les forces de l’ordre et des gangsters vénézuéliens.
Ici c’était une île sans criminalité, c’était le paradis. Qu’est-ce qu’elle venait lui raconter cette Américaine qui s’exprimait si bien en français ? Déjà ça, ce n’était pas banal. Ils ne faisaient jamais d’efforts ceux-là, comme si ça coulait de source que tout le monde sache parler leur langue. D’ailleurs, il était fatigué de faire des efforts en « English ». Plus qu’un an et retour dans la vraie France. Il espérait quand même ne pas être muté trop au nord pour ne pas accuser le choc thermique.
D’où elle sortait cette femme ? Une mythomane ? Des psys, il en déboulait souvent ici. L’autre jour, une New-Yorkaise prétendait s’être fait voler son portefeuille sur la plage, mais elle l’avait tout simplement laissé dans sa chambre d’hôtel. Rien de méchant en général.
Il y avait aussi ces nouveaux arrivés qui vivaient pour la première fois toute l’année sur l’île, et qui à force de tourner en rond sur vingt-quatre kilomètres carrés « pétaient un fusible ». Ce que confirmait leur commandant, Thierry Roland. Il savait de quoi il parlait son chef, sa femme n’en était pas loin, du « pétage de plomb ».
Mais mieux encore, il y avait le mari qui n’avait pas réellement disparu, mais qui, comme partout ailleurs, avait fui quelques heures une épouse chiante. Elles l’étaient toujours à un moment donné. Lui aussi voulait le faire parfois. Pas plus tard qu’hier, une dispute conjugale s’était déclenchée autour de la préparation du goûter des enfants. Il avait omis les fruits. Surtout que c’étaient des melons à découper et il n’avait pas envie de s’emmerder avec ça. Il les avait remplacés par des chips. Le soir, sa femme l’avait fusillé en s’apercevant de la supercherie. Il avait haussé les épaules, elle s’était encore plus énervée. Il avait quitté leur appartement de fonction situé juste à côté du fort. Il avait fait le tour de l’île avec sa moto, puis il était revenu. Elle avait fait semblant de cesser de râler. Le lendemain, leur vie avait continué avec obligation de pommes épluchées et de bananes dans la boîte à goûter des enfants. Elle gagnait toujours. Elle le dressait année après année.
— Bon, reprenons depuis le début, calmement de A à Z, Madame.
— Je suis calme, Monsieur, je suis juste très inquiète. Je suis arrivée ce matin avec mon mari. Nous devions repartir sur le bateau de 17 h 45 vers Saint-Martin. Il ne s’est pas présenté à l’heure de l’embarquement. Je l’ai cherché partout, il est introuvable. Je suis même allée vérifier s’il n’avait pas été admis à l’hôpital.
— Où l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
— À Shell Beach. Enfin non, dans une ruelle, peu après avoir quitté la plage. Je suis partie un peu avant lui, car j’étais pressée.
— Vous étiez pressée ?
— Oui, je voulais m’acheter une robe de soirée. Je l’ai vu à une cinquantaine de mètres derrière moi avant que je n’emprunte une autre rue. Je ne souhaitais pas qu’il me voie.
— Vous ne vouliez pas qu’il vous voie ?
Pourquoi dès lors que les gens franchissaient la porte d’un commissariat ou ici en l’occurrence une gendarmerie, ils s’embrouillaient toujours un peu ? Ils adoptaient un discours qui pouvait passer comme incohérent à leurs yeux, voire suspect. Elle comprenait mieux pourquoi Jonathan Clark l’avait tant protégée après la disparition brutale de son fiancé. Si les flics ou l’inspecteur de l’assurance-vie l’avaient questionnée de cette façon, quelle impression leur aurait-elle laissée ? Auraient-ils découvert qu’elle n’avait pas dit toute la vérité ?
Elle se força à se tenir plus droite, et se mit à tout réexpliquer à Jérôme Jourdan, sans rien omettre depuis leur arrivée à Saint-Barth. Un autre gendarme s’approcha pour l’écouter. Plusieurs interrogatoires s’enchaînèrent. Leurs questions se répétaient, s’entrecroisaient, s’entremêlaient. Si elle était parano, elle pourrait croire qu’ils souhaitaient la déstabiliser pour qu’elle craque. Elle n’osa pas imaginer la situation des gens détenus en garde à vue.
Jérôme Jourdan s’éclipsa brièvement. Il réapparut quelques instants plus tard avec un collègue qui semblait plus dans l’empathie. Yves Duchâteau lui servit même un café avec un brownie garni de pépites au chocolat. Pas fait maison, mais le goût s’en rapprochait. La seule douceur de la soirée. Il lui parut juste étrange qu’il lui demande de confirmer l’identité de son époux. Il lui fit répéter plusieurs fois « Rousseau », c’est ça « Maxence Rousseau ». Elle n’était pas dingue. Elle connaissait quand même le nom de son mari. Elle n’était pas affolée au point de se tromper.
Puis, il y eut tout un déferlement de questions, « Vous êtes-vous disputés ? Cela lui est-il déjà arrivé de quitter le domicile ? »
Plusieurs contre-interrogatoires s’enchaînèrent et même un test d’alcoolémie en soufflant dans leur fameux ballon, pour qu’ils parviennent à cette conclusion inattendue :
« Votre mari a peut-être été emporté en mer, par des courants qui l’ont fait dériver. »
L’intrusion de leur chef, Thierry Roland, qu’on avait extirpé du divan familial, au beau milieu d’une émission politique, n’avait rien changé à la tournure des débats.
La suite des évènements devint incontrôlable. Elle n’était plus maître de rien. Tout le monde se pressa, s’agita.
Elle perçut des bribes de phrases :
« à l’hôpital de Saint-Martin et de Sint-Maarten, aucune admission au nom de Maxence Rousseau. Ni à celui d’Anguilla, ni de Sint-Maarten, ni de Saba. »
« bateau SNSM sera là dans quinze minutes »
« hélicoptère pas possible, il fait nuit, temps se dégrade »
Tout le monde courut, se prépara pour un sauvetage en mer. Une mission hypocrite puisqu’ils recherchaient plutôt un noyé. Des gendarmes de la brigade nautique, accompagnés de plongeurs professionnels, se mirent en route vers Shell Beach. Harmony les suivit tel un robot et se retrouva à l’arrière d’une vieille jeep bleue inconfortable.
Retour à la plage de leurs derniers moments à deux. Des moments heureux. Le massage avec l’huile de monoï, l’ultime baiser, la promesse de sortir le soir au casino pour s’émoustiller.
Elle voulait qu’ils arrêtent toute cette agitation, toute cette expédition qui n’avait aucun sens. Elle voulait qu’ils cherchent autre part, dans toutes les rues et ruelles de Gustavia, vers les autres quartiers de l’île, tous les sentiers, qu’ils interrogent tout le monde, qu’ils vocifèrent dans un haut-parleur :
« Qui a vu Maxence Rousseau, bel homme de trente et un ans, au teint mat, aux yeux bleus, de corpulence moyenne ? Le plus beau des hommes, le plus tendre, le plus fiable. Il était vêtu d’un bermuda gris clair battle et d’une chemise blanche en lin à manches courtes. Il portait un panier contenant leurs effets de plage ».
Au lieu de cela, elle se retrouva tout à coup propulsée au centre de la plage, parmi des badauds, apparus tels des mouches attirées par l’odeur d’un cadavre.
Elle eut l’impression que tous la regardaient d’un air culpabilisant. La femme qui laissa son mari se noyer.