Chapitre 6

 

« Entre femmes jeunes et aimables, l’amitié n’est qu’une trêve. »

Nicolas Massias, rapport de la nature à l’homme

 

 

Dans un crissement de pneus, le taxi s’arrêta juste à la hauteur du couple Flynt-Rousseau. Un jeune conducteur aux cheveux roux, plutôt nerveux derrière le volant de sa Renault Clio blanche, espérait effectuer plusieurs courses en un temps record. Plusieurs personnes se collaient déjà à eux, prêtes à les remplacer s’ils venaient à montrer le moindre signe d’hésitation. Harmony et Maxence ne s’attendaient pas à trouver une telle effervescence sur l’île. Tous ces passagers déversés subitement dans la capitale locale aggravaient l’étroitesse de ce territoire français ultramarin.

Le chauffeur s’adressa à eux d’emblée en anglais avec un accent toulousain. Avec un sourire crispé, il leur somma de se dépêcher. Il promit aux autres clients potentiels d’être de retour sous peu. En haute saison, Lionel Delmas devait assurer une certaine cadence. Faire vite pour gagner plus, surtout lorsque le ferry venait d’accoster. Pour tenir le coup, il ne s’encombrait pas d’allumer cigarette sur cigarette, qu’il fumait en un temps record.

Harmony et Maxence Rousseau n’hésitèrent plus par peur de se retrouver sans moyen de locomotion. Mais moins de deux minutes plus tard, après avoir emprunté quelques ruelles, le chauffeur passa la première et se lança à l’assaut d’un chemin très pentu. Le véhicule s’immobilisa devant l’entrée principale du fort. Harmony prit une pause avant de descendre, flairant comme une arnaque. Elle sortit en claquant la portière pour marquer son mécontentement. Elle fulminait. La distance lui parut ridicule, un trajet qu’ils auraient pu faire à pied.

— Voilà, Madame ou Monsieur, ça fera vingt dollars, s’il vous plaît.

— Dites donc, ce n’est pas donné ! s’exclama Maxence en plongeant une main résignée dans sa poche pour y puiser son portefeuille en cuir.

— Ah, vous êtes à Saint-Barth, Monsieur. La vie ici coûte cher, faut bien que nous aussi on mange et qu’on se loge !

Irrité, Lionel Delmas empocha le billet vert que Maxence lui tendait et démarra aussitôt. Il n’avait pas de temps à perdre avec des récalcitrants. Et les radins, selon lui, n’avaient rien à faire sur l’île. Ils n’avaient qu’à se rendre à Santo-Domingo en « All Inclusive » avec un bracelet d’identification au poignet, grommela-t-il entre ses dents.

La mine déconfite de sa femme arracha un fou rire à Maxence. Il eut pitié d’elle et stoppa net. Dépenser ainsi de l’argent devait l’avoir mise en rage, il la savait si économe. Mais elle finit par en rire à son tour. Ils s’étaient fait avoir comme dans ces reportages TV. Des touristes, en short, baskets, appareil photo autour du cou, se faisaient plumer à peine après avoir posé un pied en dehors de leur bus. Toutefois, elle ne pensait pas qu’ils auraient pu en être victimes aussi facilement. Une leçon à retenir : toujours s’enquérir du prix de la course avant de s’engouffrer tête baissée dans un taxi, même si une foule nerveuse vous poussait dans le dos.

Cependant, ils n’étaient pas au bout de leurs surprises. L’allée menant au fort était non accessible. Un portail blanc électrique barrait l’entrée. Un panneau officiel de la République française indiquait la présence de la gendarmerie territoriale. Maxence fit tout de suite demi-tour. Par curiosité, Harmony appuya sur le parlophone. Au bout de quelques secondes, un homme à la voix grave lui répondit en français. Il lui confirma que le fort abritait effectivement les locaux de la gendarmerie. Il précisa que celui-ci était parfois accessible, que c’était d’ailleurs l’un des sous-officiers qui faisait office de guide. Malheureusement pour eux, ce n’était pas le cas ce jour-là. Cette fonction de guide touristique vint appuyer cette impression d’ennui qu’elle avait pu lire sur le visage des militaires lors du contrôle d’identité. Un peu déçue, elle prit néanmoins quelques photos à travers la grille. Le bâtiment dégageait une allure austère, ce qui contrastait avec le sentiment de bien-être qui semblait régner sur l’île.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait ? lui cria Maxence, qui se montra quelque peu impatient.

Elle sortit la carte de Saint-Barth qu’ils avaient reçue avant d’embarquer sur le ferry à Oyster Pond. En détaillant de plus près le plan de Gustavia, elle comprit enfin la taille et la configuration de la ville. Elle n’avait pas fait attention à l’échelle de représentation. En tenant compte de celle-ci, elle aurait pu éviter ce taxi inutile. Gustavia avait été construite autour du port, lui-même ayant épousé une anse naturelle. Le territoire urbain ne devait pas s’étendre sur plus de deux kilomètres. 

— Bon, chéri, je crois que j’ai trouvé de quoi nous occuper un peu intellectuellement. Allons vers l’hôtel de la collectivité, a priori, il y a un musée juste à côté. En espérant qu’ils n’y ont pas mis cette fois-ci une école ou un hôpital à la place, parvint-elle à ironiser.

 

La descente fut abrupte, elle comprit pourquoi le taximan avait pris de l’élan avant de monter. Elle sursauta en voyant s’enfuir sous la clôture d’un jardin un iguane monstrueux poursuivi par quelques poules. Elle n’eut pas le temps de l’immortaliser en le photographiant.

Parvenus en bas, ils filèrent vers le bord de mer et marchèrent le long de la rade. Ils se retrouvèrent très vite face à des bâtiments imposants soutenus par de volumineuses colonnes cylindriques. Harmony apprécia la décoration des jardins qui entouraient le musée et l’hôtel de la collectivité. Quelques statues originales amusaient des enfants. Peut-être était-ce une impression, mais elle sentit son mari très peu intéressé, ne venant se coller à elle que lorsqu’elle lisait les pancartes explicatives plantées devant les œuvres artistiques.

La visite du musée fut enrichissante, mais courte. Harmony reconnut le jeune couple qui était assis auprès d’eux durant la traversée. L’homme entourait sa compagne d’un bras au niveau de la taille. Ils contemplaient d’un même regard émerveillé la réplique d’un galion espagnol. La jolie brune semblait avoir repris toutes ses couleurs d’origine, dévoilant ainsi un teint hâlé.

Dans un élan inhabituel de sociabilité, Harmony se surprit à s’approcher d’eux et se mit à s’enquérir de la santé de la femme, espérant que le mal de mer l’avait définitivement quittée. Elle avait déjà connu l’expérience malheureuse que celui-ci persiste encore de longues heures, et ce malgré le retour sur la terre ferme.

Sylvia Reed s’était remaquillée et avait discipliné ses cheveux ondulés. Elle répondit « yes » suivi d’un « thanks » poli, mais froid. Aussitôt, elle détourna ses yeux. Elle s’en alla, toujours enserrée par son mari, vers une autre vitrine exposant des instruments de navigation antiques. La femme n’avait, de toute évidence, pas envie qu’on lui rappelle sa déconvenue, ni de profiter de la perche qui lui était tendue pour lier connaissance. Pourtant, les vacances, surtout sous les tropiques, le permettaient plus aisément.

Harmony fut vexée par cette attitude. Ce type de réaction, elle le vivait mal, tellement mal qu’elle pouvait ressasser la scène durant des heures, se sentant la victime d’une attaque ciblée. Elle se questionnait parfois sur sa personnalité. Était-ce elle qui n’attirait pas la sympathie ? Maxence avait beau lui expliquer, avec sa franchise caractéristique, que beaucoup de gens étaient cons de nature, et que c’était eux le problème, elle se sentait toujours un peu humiliée.

Depuis longtemps elle éprouvait ce sentiment d’être mise à l’écart. Adolescente, sa singularité s’était accentuée, et elle avait eu des difficultés à entrer dans l’univers des filles de son âge. Toutefois elle les observait à l’abri dans sa bulle protectrice. Elle les écoutait sans prendre part à leurs conversations qu’elle jugeait si futiles. C’était sans doute pour cela que dès la fin du lycée, elle n’avait gardé aucun contact avec ses anciennes camarades. 

De cette période d’adolescence, seule l’amitié de Shirley Connors avait survécu. Elles ne s’étaient pas connues sur les bancs de l’école. Le contexte de leur rencontre avait été beaucoup plus dramatique. Admises presque côte à côte aux urgences, Harmony revoyait le sang qui tachait son pull rose à col roulé. Une infirmière l’avait découpé pour pouvoir mieux s’assurer de l’étendue des lésions. Mutique, Harmony observait ses mains recouvertes de sang presque séché, ignorant d’où il pouvait provenir.

Shirley, en pleine crise d’asthme, le visage enveloppé d’une brume artificielle portait un masque pour inhaler un bronchodilatateur. Elle contemplait Harmony de ses yeux noirs, terrorisés par le sang qui inondait sa voisine.

Puis ce fut un regard compatissant. Leurs deux paires d’yeux s’accrochèrent un instant. Une amitié naquit, une vraie. Pas la même que celle qu’elle eut avec Megan Sutton.

Megan, une amitié liée sur les bancs de l’université.

Une femme qui l’avait trahie.

Elle était décédée, depuis un peu plus de dix ans. Elle n’en ressentait aucun chagrin. Elle n’éprouvait aucun remords d’avoir souhaité sa mort, peu de temps avant que celle-ci survienne.