Chapitre 30
« Perdre, c’est connaître le vide. »
De Gilbert Dupuis/La Marcheuse
Harmony referma la porte, tout en la retenant par peur qu’elle ne claque. Celle-ci, blindée, était trop lourde, mais dorénavant la plupart des complexes hôteliers s’en dotaient. Elle se sentit dans un îlot de solitude, dans l’anonymat d’une chambre d’hôtel. La cabine du voilier de Florent lui manquait déjà. Ici, le lit double lui parut si vaste. D’autant plus qu’elle allait s’y glisser le soir, sans que Maxence soit à ses côtés.
Elle avait retrouvé, à quelques détails près, la suite telle qu’elle l’avait laissée deux jours auparavant. L’air était encore saturé du parfum « Allure » de Chanel dont Maxence abusait. Il se parfumait à outrance comme s’il cherchait à effacer sa propre odeur. Un côté un peu précieux qui tranchait avec sa virilité. Par conséquent, elle ne connaissait pas sa senteur réelle, il y avait sans cesse ce mélange entre lui et « Allure ». Dès qu’elle percevait ce parfum, elle l’associait à lui.
Le lit king size avait été refait, les oreillers rectangulaires placés méticuleusement sous le fin édredon jaune pâle. La salle de bains avait été nettoyée, débarrassée de leurs cheveux, des traces de dentifrice, des empreintes de doigts sur le miroir. Après avoir pris sa dernière douche, de la buée s’était déposée sur le miroir. Elle avait écrit au doigt, « je t’aime », en grand. Maxence avait ajouté « I love you 2 ». Tout cela, évidemment, avait été effacé depuis.
Les serviettes blanches utilisées avaient été remplacées par d’autres, puis déposées sur l’étagère en verre dépoli, à côté du spacieux lavabo. Le nettoyage habituel qu’on attendait d’un service hôtelier avait été effectué. La femme de ménage aurait dû être étonnée de n’avoir rien à faire depuis lors.
Leurs valises et bagages à main n’avaient pas bougé, en rang d’oignons, devant la penderie. L’une des portes coulissantes était difficile à ouvrir, ne glissant dans la rainure que si on insistait. Maxence l’avait signalé dès le premier jour à la réception. Depuis, le problème n’avait pas été résolu. Quelques instants plus tôt, Florent avait failli accueillir la porte dans ses bras en tentant de forcer.
À l’intérieur de la penderie, Harmony avait tout vérifié. Les habits que Maxence avait rangés dans les différentes niches étaient toujours là : shorts, t-shirts, caleçons, maillots de bain. Sur un cintre, son trench pendait, prêt pour affronter l’hiver. Sa chemise italienne semblait attendre cette fameuse soirée au casino qui n’aurait jamais lieu. Lorsque quelqu’un disparaissait, les objets continuaient leur même fonction, comme si de rien n’était. Ils ne savaient pas qu’un drame s’était produit. Au pire, ils changeraient juste de propriétaire.
Sans lui demander l’autorisation, Florent avait ouvert le bagage à main puis la valise bleu marine de Maxence. Mais il n’avait rien relevé d’extraordinaire et encore moins trouvé de photos. Il avait feuilleté le cahier Clairefontaine à la couverture marron dans lequel Maxence prenait des notes. Il exigeait toujours qu’il soit de cette marque, l’odeur lui rappelait son enfance. Un autre étant rempli, il l’avait laissé sur son bureau, dans leur maison à Milwaukee. Celui-ci, il se l’était procuré à la papeterie de leur quartier, appartenant à un Français. Les expatriés tenaient souvent à importer une partie de leurs produits nationaux et ainsi, un peu de leurs racines.
Maxence y inscrivait les idées qui surgissaient parfois sans crier gare et qui pouvaient, selon lui, servir un jour pour son roman. C’était étonnant qu’il ne l’eût pas emporté avec lui à Saint-Barth. Ce cahier étant récent, il y avait très peu de choses qui y étaient inscrites.
Sur la page de garde, quatre lettres majuscules séparées chacune par un point, écrites en très grand, légèrement penchées, occupaient presque toute la largeur de la feuille :
D.E.E.T
Puis sur la première page :
L’injustice, la naissance, la renaissance.
Pourquoi certains réussissent-ils plus que d’autres ? Faut-il être simplement né sous une bonne étoile ? Alors faut-il pour cela tout bonnement changer de ciel et trouver la sienne qui portera chance ? Sous une étoile d’Afrique de l’Ouest ?
Sur le verso de la première page :
L’amour est-il sincère lorsqu’il s’est bâti sur des secrets ?
Toi, seras-tu celle qui me jettera la première pierre, toi qui caches aussi un si lourd secret ? Pourtant, je t’aime.
À la lecture de ces mots, elle frissonna. Devenait-elle paranoïaque ? Elle aurait juré que ceux-ci lui étaient adressés. Mais cela était impossible, il ne savait rien. Il ne pouvait rien savoir.
Sur le recto de la deuxième page :
Où voudrais-tu vivre les derniers jours de ta vie ?
Les apparences, Princesse, sont souvent trompeuses. Il faut parfois imaginer l’autre dans une situation à l’extrême inverse. Tu t’en souviendras ?
Toutes ces paroles lui avaient rappelé vaguement quelque chose lorsque Florent les avait lues à haute voix. Maintenant que celui-ci et son coéquipier étaient partis, cela lui revint enfin. Shell Beach ! Avant d’aller faire les boutiques pour trouver une robe, Maxence avait insisté pour qu’elle se remémore de ces phrases. Était-ce une coïncidence de retrouver celles-ci, presque, mot pour mot, recopiées sur ce cahier ?
Devait-elle appeler Florent pour le lui dire ou lui envoyer un mail ?
Mais elle n’en fit rien. Par instinct ? Ces pages lui étaient adressées personnellement, elle en mettrait sa main à couper. Les couples avaient un langage secret, comme les jumeaux, et qu’ils étaient seuls à comprendre. Devait-elle découvrir le message caché derrière ces quelques notes ?
Cependant, elle était épuisée et n’avait pas l’énergie pour pouvoir en déchiffrer le sens. Elle devait se reposer. Avant cela, elle devait déjeuner. Elle ne voulait toutefois pas descendre se mêler au bonheur des vacanciers et entendre en sourdine ces musiques des îles.
Elle prit les flyers éparpillés sur la table de chevet. Parmi eux, elle trouva des publicités pour différents restaurants qui offraient une livraison « à domicile » : pizzas, sushi, couscous, salades composées.
Une heure plus tard, elle ouvrit la porte à un pizzaiolo au physique de jockey : petit, mince, sec et nerveux. Elle dévora la moitié de sa pizza quatre saisons, rehaussée par quelques anchois. Se sentant faible, elle pensait qu’une dose de sel allait la revigorer. Cela ne provoqua qu’une soif intense. En plaçant le reste de son déjeuner dans le minibar, elle découvrit de minuscules bouteilles de vodka et de rhum. À défaut de somnifères, elle ingurgita d’une traite une fiole de rhum vieux Saint-James, suivi d’un grand verre d’eau fraîche.
Avant de s’écrouler, elle eut encore le courage d’ouvrir sa valise. En soulevant une serviette de plage, elle le vit toujours aussi émouvant : l’ours en peluche de son frère. Elle voyageait la plupart du temps avec lui, mais elle ne le montrait pas. Aujourd’hui, c’était différent. Maxence n’était pas là. Le chat parti les souris dansent…
Elle le déposa devant ses yeux, il avait cette expression à jamais figée : un demi-sourire, un regard doux. S’il pouvait parler, il lui murmurait : « fais de beaux rêves ».
Elle se souvint cette fois où Maxence le lui avait arraché de ses mains en hurlant. Après avoir balancé la peluche par la fenêtre de leur chambre, il lui avait attrapé les épaules et avait exigé qu’elle arrête tout ça. Elle avait pleuré contre son torse. Il l’avait consolée, lui avait dit que tout cela faisait dorénavant partie du passé, qu’ils allaient commencer tous les deux une nouvelle vie.
C’était au début de leur mariage. Elle s’était exécutée. Elle avait rangé l’ours en peluche ainsi que toutes les affaires de son frère. Que tout soit loin de sa vue, que tout disparaisse peu à peu de sa mémoire.
Aujourd’hui, les yeux de l’ours en peluche lui procuraient un bien-être, l’apaisaient comme autrefois. Maxence devait comprendre qu’il y a des circonstances où l’on est forcé de désobéir à l’autre. Elle finit par sommeiller.
Depuis combien de temps dormait-elle ?
Elle se sentait si vide. Vide comme la chambre sans sa présence. Maxence n’était pas réapparu.
Lorsqu’elle regarda par la fenêtre, les rideaux n’étaient pas tirés, il faisait nuit.
Le bip d’une notification lui signala l’arrivée d’un email. Elle fixa la table de chevet. Vaseuse, elle rampa vers celle-ci, attrapa son iPhone. Elle déchiffra le jour et l’heure. Sept décembre, dix-neuf heures.
Elle ouvrit sa messagerie.
Un email d’un expéditeur inconnu.
Mais le titre du message la fit se redresser d’un bond : « concernant votre mari ».