Chapitre 38

 

« Pourquoi le poison, quand on peut tuer avec du miel ? »

Proverbe serbo-croate

 

 

— T’es occupé ?

— Oui, Jérôme. Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ?

Yves Duchâteau s’était résigné à ne plus exiger de frapper avant d’entrer. Mais à chaque fois que Jérôme Jourdan ouvrait sa porte avec la même brusquerie, cela le faisait sursauter.

— Tu m’accompagnes ? Bernard et Éric sont occupés. Les pompiers nous ont appelés, ils signalent un décès dans une bicoque de riches. Une femme a succombé à une réaction allergique aux fruits de mer. Malgré tous leurs efforts, ils n’ont rien pu faire pour la sauver.

— Et pourquoi doit-on y aller ? Ce n’est pas une mort violente d’après ce que tu me racontes.

— Non, mais il y a un problème d’identification. Il y a deux gars sur place, dont un Colombien. C’est lui  qui a alerté les pompiers. Il a donné l’identité de la femme, Gloria Sanchez.

— Et alors, ce n’est pas parce que t’es Colombien que tout doit devenir suspect.

— Sauf quand l’autre mec sur place dit que la fille s’appelle « machin » et l’autre « chose »

— Hein ? Je ne comprends rien !

— À l’arrivée des pompiers, il y avait un autre gars qui n’arrêtait pas de hurler, mais qui appelait la femme différemment. 

— Ils n’ont pas décliné la même identité pour la femme décédée, c’est ça ?

— C’est ça, t’as tout pigé…

— OK, on y va.

Cela l’arrangeait à moitié, car il voulait justement envoyer un email au service d’état civil de la mairie de Montpellier. Il devait vérifier l’extrait d’acte de naissance de son frère disparu et aussi celui de son ami qui l’avait accompagné dans ce voyage dans la Caraïbe. Toutefois, il était vingt-trois heures là-bas, il ne pouvait obtenir ces documents maintenant. Tant pis, il ferait cela une autre fois. Décidément, depuis une semaine, il n’avait plus eu l’occasion de se pencher sur l’affaire Maxence Rousseau. Le commandant l’avait chargé de préparer un exercice de fausse découverte de cargaison de cocaïne au large des côtes. Thierry Roland ne l’avait pas lâché d’une seconde pour être sûr qu’il avançait bien dans les préparatifs.

Les jours avaient filé sans qu’il s’en rende compte, et on était déjà le quinze décembre. Que tramaient Harmony Flynt et Florent Van Steerteghem ? L’épouse du disparu ne voulait pas déposer de main courante. Et depuis une semaine, elle s’était montrée plutôt bizarre. Elle semblait retourner sa veste et se ranger vers l’hypothèse du commandant Thierry Roland. Manque de bol, Florent Van Steerteghem était parti subitement quelques jours en voyage et était rentré depuis peu, mais était ce matin à nouveau injoignable.

Yves vérifia son arme, appela sa femme Nadia en coup de vent. Il allait être un peu en retard pour le repas, elle appréciait qu’il la prévienne. À Paris, c’était rarement possible à cause de la charge du boulot et de certaines interventions à risque. Ici tout était vraiment « pépère ». Nadia ferait dîner leur fille, puis elle l’attendrait. Elle tenait toujours à ces moments en tête à tête sur leur terrasse. Ils avaient une superbe vue sur les îlets Chevreau et Frégate, sa femme ne s’en lassait pas… 

Il suivit Jérôme Jourdan. Ce dernier était anormalement motivé pour une fin de journée. Il le trouva alerte, presque joyeux. La visite de la marchande ambulante, Claudia Collomb, venue signaler la perte de sa carte d’identité n’y était pas étrangère. Celle-ci était probablement tombée par inadvertance de son sac de marchandises sur la plage de la baie de Saint-Jean. Quelqu’un allait finir, un jour ou l’autre, par la ramener ici ou avertir radio St-Barth qui aimait relayer ce genre d’infos. Mais pour une fois, Jérôme s’était précipité pour s’occuper de ce cas. Les yeux de merlan frit qu’il avait lancé à la fille furent mémorables. Cela avait un peu gêné Yves de surprendre son collègue en plein délit de « coup de sang chaud » pour une autre femme. Il connaissait son épouse Christine. Celle-ci, plutôt teigneuse avait, contre toute attente, sympathisé de suite avec Nadia. Si elles ne se voyaient pas tous les jours, elles s’appelaient au minimum. Elles se tenaient informées des derniers bons tuyaux concernant l’île. Notamment, les promos alimentaires. Sur St-Barth, le budget de la ménagère était particulièrement à surveiller au risque d’avoir du mal à clôturer les fins de mois.

 

En moins de dix minutes, ils se retrouvèrent devant la villa des Wallace. Une rue dans un quartier si calme où il ne se passait rien, mis à part, quelques malheureux iguanes écrasés. Depuis la disparition de Maxence Rousseau, tout semblait converger vers la maison des Écossais. Le panier en osier dérobé par Antoine Brin, l’adolescent atteint d’autisme, et maintenant une femme qui succombe à une réaction allergique.

Les pompiers étaient venus en nombre et avaient été rejoints rapidement par le médecin urgentiste, Ghassan Nasser. Celui-ci n’avait pu que constater le décès. Le corps avait été étendu sur le brancard, recouvert d’une toile grise et ceinturé par deux sangles. Il n’allait pas être embarqué dans l’ambulance. Contrairement à ce que l’on pouvait voir dans les séries TV, les secours n’avaient pas vocation à transporter les morts. Tous attendaient l’arrivée des pompes funèbres.

Cédric Deruenne touchait le corps inerte au niveau de l’épaule. Il ne retenait pas ses larmes. Environ trois mètres derrière lui, un bel homme de type latino observait la scène d’un air incrédule. Yves supposa qu’il devait s’agir du fameux Colombien. Il hésita quelques secondes avant de les interroger. Il fallait toujours faire preuve de délicatesse, dans ce genre de circonstances dramatiques. Yves avait chaque fois l’impression d’arriver avec ses gros sabots. Ses questions pratiques, concrètes le faisaient passer pour quelqu’un de froid. Mais d’un autre côté, plus vite c’était fait et plus vite on en était débarrassé. Alors il respira profondément et se lança. Il choisit de s’adresser en priorité au Colombien, l’autre paraissant beaucoup plus affecté :

— Bonjour, Monsieur, excusez-moi de vous déranger. Vous connaissez la victime ?

— No entiendo.

Yves préféra continuer dans un espagnol rudimentaire, vestiges de ses cours de langue au lycée. L’homme devait lui confirmer l’identité de la femme et ce serait terminé. 

— La signora, cómo se llama ?

Le Colombien marqua une pause beaucoup trop longue. Cédric Deruenne suspendit un bref instant ses pleurs et les deux hommes se regardèrent en chien de faïence.

— Esta « Sonia Marquès », finit-il par sortir en tendant un passeport.

Yves allait continuer lorsque Jérôme Jourdan eut lui aussi envie d’entrer en scène. Il se sentait toujours envahi par une énergie inhabituelle, provoquée par la venue de la sensuelle Claudia. Mais pas question pour lui de parler autrement qu’en français, c’était son obsession. Il s’adressa au Colombien, tout en accompagnant ses paroles, de mimes à l’italienne. Yves dut détourner les yeux et se retenir pour ne pas éclater de rire.

— Mais pourquoi alors avoir dit aux pompiers qu’il s’agissait de Gloria Sanchez ?

Fernando Sanchez continua cette fois-ci avec une voix plus forte, dans un mélange de franco-espagnol.

— Muchos emociones, la femme gonflait de partout, estaba panico. Gloria, es el nombre de mi hermana.

— OK, si je traduis bien, vous étiez paniqué et vous avez donné le nom de votre sœur aux pompiers. C’est ça ?

Le Colombien fit oui de la tête. Et vous Monsieur, vous confirmez qu’il s’agit bien de Sonia Marquès ?

— Évidemment que c’est elle, foutez-moi la paix avec ça. Merde, vous faites chier, s’emporta Cédric Deruenne.

Les deux gendarmes ne réagirent pas à cette colère dirigée contre eux. Cela prouvait au moins que son chagrin n’était pas feint. À court de questions, Jérôme fixa son coéquipier, et Yves regarda vers le brancard, tel un effet de dominos. Il eut d’abord un doute, essayant de se convaincre qu’il y avait là encore une nouvelle coïncidence. Mais, non ! Ce nom, ce prénom, cette photo sur le passeport, ce n’était pas possible. Il avança vers le brancard, se plaça à hauteur du visage et souleva la toile.

C’était bien elle. Yves Duchâteau l’avait vue à une seule reprise après la disparition de son demi-frère François. Il l’avait rencontrée à Tortola pour récupérer les quelques effets de son frère. Même si son visage avait doublé de volume à cause de l’œdème, il ne pouvait se tromper. C’était la même Sonia, la petite amie de son frère à l’époque où il avait disparu. Il en était fou, tellement fou que François lui avait passé un coup de fil pour lui annoncer qu’il sortait avec une fille super. Ce ne pouvait être une coïncidence que cette femme décède, elle aussi, dans le nord de la Caraïbe quelques années plus tard.

Et puis ce nom : Rousseau ! Cela l’avait déjà fait tressaillir quand il l’avait entendu pour la première fois à la gendarmerie. Mais des Rousseau il y en avait beaucoup, il n’avait voulu y voir qu’une pure coïncidence. De plus, le prénom ne collait pas. Son frère était parti avec un ami, un certain Olivier Rousseau. Yves ne l’avait jamais vu. Yves et son frère s’étant retrouvés depuis peu de temps n’avaient pas eu l’occasion de connaître l’univers de l’autre.

Yves avait parlé à Oliver par téléphone avant de rejoindre Tortola. Celui-ci culpabilisait. Il s’en voulait à mort d’avoir laissé François seul dans ce bar. Cependant Olivier ne pouvait pas attendre l’arrivée d’Yves, il avait obtenu un poste de cuisinier à l’étranger. Mais il avait laissé à Yves Duchâteau, qui à l’époque n’était pas encore gendarme, son adresse email pour qu’ils se tiennent informés. Ils s’étaient écrits quelque temps, puis, comme dans toute relation à distance, les mails s’étaient espacés. Ils avaient fini par s’interrompre. Aux dernières nouvelles, Olivier Rousseau devait être en Thaïlande. Il fallait qu’il le recontacte à tout prix ainsi que Florent Van Steerteghem. Peut-être que celui-ci avait du nouveau.

Il forma le numéro du commandant Roland. Celui-ci manqua d’avaler de travers quand Yves exigea une autopsie du corps pour mort suspecte.

Mais il ne lui parla pas de son frère disparu ni du lien entre celui-ci et Sonia Marquès. Il devait comprendre et savoir avant les autres.

Et si Sonia avait été empoisonnée ?

Si l’autopsie le confirmait, ils mettraient Cédric Deruenne et le Colombien en garde à vue. Mais il devait patienter, ne jamais faire d’éclat à Saint-Barth sans preuve solide. Surtout qu’il n’avait aucune idée de la position sociale de ce Fernando Sanchez.

— Bon, Messieurs, le corps va être transféré à l’hôpital, car nous allons demander une autopsie. En attendant, je vous recommande de ne pas quitter l’île, vous devez rester à notre disposition au cas où nous souhaiterions d’autres renseignements. 

Fernando Sanchez s’interposa dans un français approximatif. Il leur expliqua qu’il devait absolument partir dans quatre jours. Qu’il ne comprenait pas cette autopsie, que tout le monde savait qu’elle était allergique. Il leur précisa qu’il n’y avait pas qu’eux présents dans la villa. Sonia avait invité un ami à passer quelques jours ici. Un homme discret qui était resté presque tout le temps enfermé dans sa chambre et qu’elle appelait « Stéphane ».

Yves sentit tout de suite que le Colombien avait déjà eu affaire à la police. Cette façon de détourner les flics vers une autre piste, vers un prétendu colocataire qui n’était plus là.

La priorité était que l’autopsie s’effectue au plus vite, et exclure tout empoissonnement...

Et qu’il trouve rapidement ce qui reliait cette affaire à celle de son frère. Pour la première fois en presque sept ans, il tenait quelque chose.