Chapitre 24
« Une averse ne fait pas la récolte. »,
proverbe créole
Attendre les paëllas, épaule contre épaule, alors qu’aucune n’avait envie de parler à l’autre, devenait pesant. Brigitte finit par descendre, composa un numéro et se mit à faire les cent pas sur le trottoir, le téléphone agglutiné contre l’oreille.
À une cinquante de mètres, Harmony aperçut le dos d’un banc métallique, peint en bleu, à moitié caché par un flamboyant. Elle ne supportait plus de demeurer dans cette fournaise qui régnait dans la Chevrolet malgré les fenêtres ouvertes. L’arbre et le banc étaient attirants. Une oasis dans ce vaste parking bétonné. Elle s’extirpa également du véhicule et fila tout droit vers ce lieu ombragé qui semblait l’inviter. Elle prit soin de ne pas s’asseoir place derrière le tronc d’arbre. Florent pouvait ainsi la voir et l’appeler lorsqu’il en aurait terminé avec leur commande.
Le soleil commençait sa descente. Quelques nuages au loin devenaient menaçants. Le gris sombre de ceux-ci, l’orangé de l’astre solaire ainsi que quelques restes de ciel bleu azur offraient une combinaison de couleurs magnifique. Peut-être était-ce déplacé vu les circonstances, mais elle ne put s’empêcher de prendre quelques photos avec son iPhone, espérant que celui-ci puisse reproduire à l’identique la beauté du réel.
Sous l’ombre du flamboyant et le souffle des alizés, l’air était doux. Plus rien à voir avec ces températures de four à l’intérieur de la Chevrolet. Harmony imagina la souffrance de ces nourrissons abandonnés, l’été, à l’arrière d’un véhicule et que l’on retrouvait morts. Comment était-ce possible d’oublier son enfant ? Quelle vie de fous ces parents devaient-ils avoir au point d’être les acteurs de cette séquence atroce ? Garer sa voiture à son boulot, sortir de celle-ci sans sentir la présence de son bébé dans son siège, ne pas y penser de toute la journée. Quelques heures plus tard, reprendre son véhicule et découvrir l’innommable.
Toutefois, on ne parlait jamais d’enfants oubliés dans une voiture durant l’hiver ? Était-ce parce que l’issue n’y était pas fatale et de ce fait, n’intéressait pas la presse ? Ou était-ce parce que l’été les gens étaient plus stressés ? Non, c’était normalement l’inverse. Et s’il s’agissait dans certains cas d’un infanticide camouflé ? Un père ou une mère à bout qui laissait sciemment sa progéniture mourir de chaud et de soif. Mais quel enquêteur oserait songer à cela, à part celui doté d’un esprit tordu ? Cependant, les policiers n’étaient-ils pas des comédiens qui devaient se mettre dans la peau d’un criminel pour penser et se comporter comme celui-ci et le démasquer ? Elle frissonna. Drôle de métier. Elle préférait de loin ses chiffres et ses comptes. Et Florent Van Steerteghem, comment en était-il venu à devenir un détective privé sur cette île ? Pourquoi vivait-il toute l’année sur son voilier sans famille, déraciné ?
Perdue dans ses pensées, elle ne l’avait pas vu s’approcher. Un garçon blond, âgé de sept ans à peine, un peu maigrichon, avait pris place à côté d’elle. Vêtu d’un débardeur blanc, d’un short bleu marine classique, l’enfant la fixait avec ses yeux azur pétillants. Harmony vacilla.
— Bonjour, Harmony !
— Ben ! Que fais-tu là ?
— Je suis en vacances, comme toi !
— Incroyable, ça fait si longtemps.
— Normal, tu ne m’invites plus chez toi !
— Oh, Ben, tu sais que la vie n’est pas toujours facile. Les adultes sont souvent très occupés.
Elle lui mentait, mais que pouvait-elle dire d’autre à moins de le faire souffrir ?
— Je suis si contente de te revoir. Tu ne changes pas.
— Toi oui ! Tu ressembles vraiment à une femme depuis que tu t’es mariée. D’ailleurs, pourquoi tu ne m’as pas invité à ton mariage ?
— Nous souhaitions le célébrer seuls, mon petit cœur. Nous n’avons invité personne.
— C’est bizarre, tu as toujours voulu faire un mariage de princesse, avec plein de monde, une grande fête, de la musique.
— C’est vrai, mais on ne réalise pas toujours ses rêves de petite fille.
Et ses yeux s’embuèrent…
L’enfant saisit la main d’Harmony. Un moment de réconfort qui tombait juste à point. Elle voulut l’enlacer, mais elle se retint. Sinon tout pouvait recommencer. Quelques instants plus tard, il retira sa main et s’enfuit à grandes enjambées. Son prénom, répété de manière de plus en plus insistante, la fit sursauter. Elle se retourna. Florent Van Steerteghem, encombré avec des plats devant sa voiture, enrageait pour que quelqu’un daigne venir l’aider. À quelques pas de lui, Brigitte, emportée dans une conversation houleuse, semblait hermétique au monde qui l’entourait. Harmony quitta son banc paisible et se précipita vers lui.
— Oh désolée, je ne vous avais pas entendu !
— Ça, j’avais remarqué ! Vous êtes sourde ou quoi ? Vous discutiez avec qui ?
— Avec personne.
— Harmony, je vous ai vue de profil, légèrement penchée et vos lèvres bougeaient. Vous parliez à quelqu’un, mais il était caché par le tronc de l’arbre.
— Oh, c’était juste un petit garçon en vacances avec qui j’ai papoté en vous attendant.
— Bon, montez. En punition, finit-il par ajouter avec une certaine pointe de sadisme, vous allez tenir les paellas brûlantes sur vos genoux.
Brigitte les rejoignit enfin, le regard maintenant furieux. Le contraste avec la femme épanouie d’il y a quelques heures à peine s’accentua d’un cran.
En peu de temps, la nuit était tombée comme si là-haut, quelqu’un avait fermé soudainement les volets. Avec l’obscurité, une averse tropicale et des rafales puissantes déferlèrent. Harmony ne s’attendait pas à un tel revirement de la météo. Il faisait si doux sur son banc. Elle eut tout à coup froid et l’image d’un gilet lui vint à l’esprit. Elle devait absolument retourner à Oyster Pond pour récupérer sa valise et quelques vêtements.
En chemin, Florent avait beau actionner les essuie-glaces à leur puissance maximale, la conduite devint dangereuse. Les rares véhicules qu’ils croisaient n’étaient visibles que par la lumière de leurs phares. Le visage blême, Brigitte s’agrippa à la cuisse de sa voisine en y enfonçant ses longs ongles vernis de rouge.
Sous une pluie battante, ils atteignirent le quartier de Corrosol. Florent manœuvra pour garer sa Chevrolet en position de sécurité comme sa mère le lui avait appris. L’avant de la voiture était face à la route, cela permettait de partir plus rapidement en cas d’évacuation urgente. Un réflexe que sa mère avait gardé de ses missions humanitaires avec Médecins sans frontières
Mais ce furent de véritables trombes d’eau qui s’abattirent. Il était impossible d’embarquer dans l’annexe. Ils devaient patienter. Un vrai temps de décembre, capricieux, changeant. Bleu puis tout à coup gris. Au loin, le voilier tanguait de plus belle, beaucoup plus que durant l’après-midi.
Toutefois, Brigitte se détendit, ôta ses ongles de la chair de sa voisine. Harmony n’avait émis aucun cri de douleur par peur de lâcher les plats de paella. Par crainte, également, de quitter des yeux la route, comme si elle avait prêté sa vue à Florent. Aussi, était-elle également soulagée qu’ils soient à l’arrêt. Mais de tels ongles devraient être interdits !
Au même instant, un homme passa devant eux, aussi furtivement qu’un spectre égaré. Il pénétra dans ce qui devait être l’unique magasin du bled. Malgré son ciré jaune et le capuchon relevé, Harmony crut reconnaître le membre d’équipage antillais qui servait les jus de fruit sur le ferry. Il fallait qu’elle en ait le cœur net. Pour se venger des ongles de Brigitte, elle déposa sur ses cuisses, les plats encore chauds. Sa voisine grimaça, laissant dans la foulée échapper un « putain de merde ». Harmony se précipita à l’extérieur sans un mot d’explication. Elle n’oublia pas au passage d’écraser les pieds de la quinquagénaire. Œil pour œil, dent pour dent.
Dehors, une douche tiède violente la transperça. En un temps record, sa robe blanche devint transparente, ses cheveux dégoulinèrent. Des dizaines de seaux d’eau semblaient lui avoir été jetés depuis le ciel. Mais elle ne rebroussa pas chemin. Elle continua et franchit la porte de l’épicerie. Le magasin était bien achalandé. Les gens du quartier et les touristes pouvaient venir se dépanner et trouver toutes sortes de marchandises. Des produits frais, des conserves, des produits ménagers, de la quincaillerie et profitant de la météo, une panoplie de parapluies avait été exposée devant le comptoir.
Cependant elle ne s’était pas trompée, c’était bien le jeune Antillais présent lors de sa traversée entre Saint-Martin et Saint-Barth qui venait d’entrer. Il sortait quelques billets de dollars pour régler une bière Presidente et un paquet de cigarettes. Le commerçant derrière le comptoir, un blanc aux cheveux blonds entremêlés, semblait n’avoir jamais connu de stress dans sa vie. Ses gestes étaient lents et sa voix enrouée s’exprimait dans un créole où l’on devinait parfois quelques mots en français.
Dégoulinante, Harmony n’osait pas quitter le paillasson sur lequel elle s’était immobilisée.
— Excusez-moi, messieurs ! finit-elle par crier d’une voix mal assurée.
Les deux hommes l’observèrent étonnés puis amusés en découvrant toute la lingerie dévoilée par la pluie impudique.
— Euh, surtout vous, ajouta-t-elle en pointant le jeune Antillais avec son ciré jaune, je peux vous parler quelques instants ?
— Oui, qu’est-ce qu’il y a ?
— Voilà, je suis Harmony Flynt. Hier matin, j’ai pris le ferry au départ d’Oyster Pond à 9 h 15. J’étais avec mon mari. Vous vous souvenez de moi ?
— Évidemment, ta robe s’envolait. J’aurais voulu en voir plus, mais tu l’as bien maintenue. C’est pas grave, aujourd’hui elle est transparente, c’est tout aussi joli…
Harmony se farda de rouge et ne sut plus comment enchaîner avec d’autres questions. Au même instant, comme pour la dépêtrer de son embarras, Florent déboula à ses côtés.
— Mais qu’est-ce qui vous prend de partir comme ça sans rien dire ?
— Cet homme a servi un jus de fruits à Maxence sur le ferry et il est passé très souvent devant nous. Je voulais lui demander s’il ne l’avait pas revu depuis lors et pourquoi il me regardait ainsi sur le bateau.
— Alors Brandon, tu as revu son mari ?
— Non, je n’ai jamais vu son gars. Je me souviens juste d’elle.
— Mon mari a disparu depuis hier soir, vous en avez probablement entendu parler. La gendarmerie était à sa recherche. Nous devions repartir sur la navette de 17 h 45, mais il ne s’est pas présenté. Je suis certaine qu’il lui est arrivé quelque chose sur l’île. Êtes-vous sûr de ne pas l’avoir revu ?
— Non, je ne me rappelle pas de ton doudou, désolé. Il y a tellement de passagers. Nous faisons plusieurs rotations par jour. Certains visages me marquent, d’autres pas. Et les femmes plus que les mecs, surtout si elles sont sexy.
Les hommes avaient décidément, un peu tous le même refrain aux lèvres. Mais le serveur venait de lui couper un peu d’espoir, un bout de piste. Harmony laissa tomber son inutile interrogatoire.
— Allez, la pluie s’est calmée, mais ça risque de reprendre, il faut en profiter. C’est le moment ou jamais de monter dans l’annexe, Harmony.
Florent joignit le geste à sa parole en la tirant par le bras et l’extirpa de l’épicerie sans ménagement.
Brandon Lake s’approcha de la fenêtre aux croisillons blancs pour mieux les voir partir. Il avait tout fait pour rester naturel en répondant aux questions de cette femme. Il vivait tranquille entre les deux îles. Son job lui plaisait, les touristes étaient généreux en « tips ». Il n’avait pas envie d’être mêlé à cette histoire de disparition. Ça ne sentait pas bon du tout. Il savait les flairer, les mauvais coups. Les gendarmes n’avaient qu’à faire leur boulot. Ils étaient payés pour ça, rajouterait sa tante maternelle.
Il chercha dans le journal de son smartphone le dernier numéro entrant. Tania, sa petite amie, avait insisté pour qu’il n’oublie pas de lui ramener des cigarettes. Il lui envoya un texto pour la rassurer : « je ne les ai pas oubliées tes maudites clopes ». Et il joignit un smiley avec un visage qui tirait la langue. Il souhaitait tant qu’elle trouve la volonté d’arrêter. Mais ce n’était pas en lui racontant cette histoire de disparition sur l’île qu’elle allait s’arrêter de fumer. Il ne lui avait pas encore parlé de la traversée qu’il avait effectuée la veille. Sur le bateau, il avait fait semblant de focaliser son regard sur cette jolie blonde dont il venait de découvrir l’identité : Harmony Flynt. Pourtant, c’était son mari qui l’intéressait. À chaque fois que Brandon était repassé devant eux, il l’avait observé du coin de l’œil. Il lui rappelait quelqu’un. En tout cas, il avait la même tête que l’autre. Toutefois, la coiffure le faisait encore hésiter. C’était fou comme une chevelure plus longue pouvait vous métamorphoser. Les yeux étaient par contre très ressemblants. D’un bleu innocent à lui donner le Bon Dieu sans confession.
Aujourd’hui, il fallait quand même qu’il mette Tania au courant. Elle devait continuer à se taire comme ils l’avaient fait toutes ces années durant. Si quelqu’un lui posait des questions, elle devait dire : « je sais pas, je connais pas ». Un Black, même aux Antilles, et une clandestine des Philippines avec de faux papiers, il n’y avait pas mieux comme boucs émissaires. Il ne fallait pas qu’ils soient mêlés à cette affaire de meurtre, même si c’était presque un « cold case ». Et encore moins, cette nouvelle histoire de disparition.
Brandon n’aimait pas ce temps de décembre. Ça passait sans cesse du bleu au gris, du gris au bleu.
Lorsqu’il releva la tête de son écran pour regarder une dernière fois vers la mer, ses yeux tombèrent sur ceux de Florent. C’était lui qui le fixait maintenant. Brandon fit tout pour ne pas se montrer perturbé. Il lui offrit un sourire naïf. Mais tandis qu’il s’éloignait de la fenêtre, il se heurta à un présentoir. Toutes les cartes postales s’étalèrent sur le sol mouillé par les pas des clients.
Décidément, il détestait vraiment ce temps et ces averses tropicales qui n’amenaient jamais rien de bon.