Chapitre 9

« Je t’aime, tu m’aimes, on sème. »

Maurice Chapelan

 

 

Ils étaient partis s’installer vers l’extrémité gauche de la crique. Plusieurs rochers épars, plus hauts qu’un homme, semblaient délimiter naturellement des morceaux de plage. Harmony se reposait sur sa serviette de bain, étalée entre deux masses rocailleuses noires qui tranchaient avec les eaux turquoise de la mer Caraïbe qui leur faisaient face. 

— Waouh, déjà seize heures ! Dans une heure et demie, « Princesse », on doit être à l’embarcadère.

Tout en badigeonnant le dos de sa femme, Maxence prononça chaque mot avec un timbre doux, mais profond. L’huile de monoï dégageait un parfum puissant. Il admira sa peau si ferme, sans imperfections ; son corps musclé en finesse par sa fréquentation assidue du club de fitness. Il aimait la caresser ; elle était d’une douceur inhabituelle, proche de celle d’un nourrisson. Cela l’avait frappé la toute première fois qu’il l’avait touchée. À ce souvenir, un frisson de désir le parcourut.

— Dis-moi, si tu devais être obligée de choisir un endroit pour le reste de tes jours, quel lieu souhaiterais-tu ?

— C’est une drôle de question, je ne comprends pas.

— Bon, je vais te la poser autrement. Tu as remarqué que lorsqu’on est gravement malade ou lorsqu’on est très vieux, proche de la mort, on connaît exactement la place où l’on veut se trouver. Toi, ce serait où ?

— Là où tu seras !

— Je m’en doutais, mais ce n’est pas une réponse.

— Si, dis-moi dans quel pays, quelle ville, toi, tu voudrais être, et ce sera la même chose pour moi.

— En Suède…

— Ah bon, dans le froid ? Je n’aurais jamais deviné. Je pensais que tu allais opter pour une destination sous le soleil pour tes vieux jours.

— Les apparences, Princesse, sont souvent trompeuses. Il faut parfois imaginer l’autre dans une situation à l’extrême inverse. Tu t’en souviendras ?

— Euh, oui.

— Harmony, j’insiste sur ce point, tu dois m’imaginer dans une situation à l’extrême inverse. Répète pour voir !

— Tu rigoles ?

— Est-ce que j’ai une tête à plaisanter ?

Harmony dut admettre que non, il paraissait très sérieux. Elle lui répéta, un peu intriguée, ce qu’il souhaitait entendre : qu’elle devait l’imaginer dans une situation à l’extrême inverse.

— Bon, Princesse, ce n’est pas tout, il faut que tu t’actives si tu veux dénicher une tenue chic pour ce soir.

— Oh, on est bien là, restons encore. Finalement, je me contenterai de mes vêtements qui se trouvent à l’hôtel. Pourquoi pas ma longue robe rouge ? Après tout, je ne l’ai mise que deux fois.

— Mais, non. Fais-toi plaisir. Tu y tenais tant. Réalise que tu vas peut-être tomber sur une robe que Scarlett Johansson a touchée de ses doigts de star.

— Tu te moques de moi.

— Jamais ! Allez, je remballe tout. File déjà. Moi, de toute façon, j’essayerai de me trouver une chemise assez classe, si mon portefeuille me le permet. Si on se perd, on se retrouve au plus tard à 17 h 30 devant le portail en bois qui donne accès au quai. Le bateau part à 17 h 45. Tu situes où c’est ?

— Pour qui me prends-tu ? Ce port est minuscule, je crois qu’on ne peut pas se tromper et encore moins s’égarer. Je ne suis pas complètement idiote…

— Idiote non, un peu saoule oui. Combien de daiquiris t’es-tu fait livrer sur la plage ?

— Oh, seulement deux. Ce n’est pas avec ça que je vais être ivre !

— Tu oublies les trois verres de vin au restaurant…

Faussement froissée, elle se retourna et dévoila ses seins en forme de pomme. C’était la première fois qu’elle faisait du « seins nus ». Leur peau rose fragile n’avait pas supporté les UV caribéens et avait trop rougi. Un coup de soleil au mauvais endroit. S’asseyant en tailleur, elle lui tapota légèrement la joue comme pour le gronder. Puis, elle se leva d’un bond, enfila sa robe par-dessus la culotte encore humide de son bikini noir. Elle n’avait pas envie de gesticuler derrière une serviette pour se changer ni devoir regarder autour d’elle, en chien de faïence, qu’aucun œil masculin ne l’observe. Tant pis, au pire son vêtement s’imprégnerait d’un peu d’eau de mer. Sous les tropiques, le niveau de tolérance vis-à-vis des tenues débraillées était plus élevé. De surcroît, en fin de journée, après les baignades successives.

Elle empoigna ses chaussures. Son unique paire de tongs était restée à l’hôtel. Elle avait pourtant hésité à les glisser dans leur panier. Elle soupira à l’idée de devoir encore marcher avec ces hautes semelles compensées. Sans parler de ces lacets interminables qu’elle devait nouer jusqu’à mi-mollet, imitant ainsi les sandales romaines de l’antiquité. C’était sexy, mais pas pratique pour un sou. Décidément, même pour ses pieds, elle n’avait pas été heureuse dans ses choix pour cette journée d’excursion. Seule exception, le chapeau, qui tout à l’heure avait trouvé son usage. Elle le remit d’ailleurs sur sa tête, bien que le soleil semblât déjà vouloir tirer sa révérence.

Elle longea la mer, laissant les vagues venir une dernière fois caresser ses pieds. Elle repassa devant l’unique restaurant qui comprenait plusieurs étages de terrasse. L’architecte avait réussi l’exploit de l’encastrer dans un mur de la falaise. Des transats en toile beige avaient été disposés en face des premières tables qui jouxtaient la plage. La plupart d’entre eux étaient occupés par de jeunes gens qui semblaient sortir d’un magazine de mode. Des femmes rivalisaient à celle qui serait la plus jolie, la plus dévêtue, mais avec élégance. De la musique lounge qui s’échappait du bar parachevait cette impression d’être parmi des « people ». N’ayant pas trouvé utile de payer pour prendre place sur un transat, l’un des beach boys avait eu l’amabilité de venir jusqu’à eux leur servir leurs cocktails. À l’abri entre les rochers, ils avaient apprécié ce côté plus sauvage, plus intime. Maxence ajouterait « moins cher ». Elle admettait que ce dernier point avait eu son importance.  

Elle s’interrompit, fit marche arrière et revint vers lui. Son visage affichait l’expression de quelqu’un ayant été victime d’une terrible injustice. Il avait déjà adopté ce petit air vexé qu’elle lui connaissait. Elle avait omis l’essentiel : lui donner un ultime baiser. Il ne supportait pas qu’elle le quitte sans l’embrasser, même si c’était pour quelques instants. Amusée par son attitude, elle l’embrassa et déguerpit aussitôt.

La rue de La Plage était asphaltée, ce qui lui facilita la marche. Elle voulut en profiter pour accélérer, mais avec ses chaussures inadaptées, elle préféra ralentir. C’était ridicule de prendre le risque de se fouler bêtement une cheville. Éviter tout accident était primordial. Combien de personnes ne lui avaient-elles pas déjà raconté ce genre de désagrément : entorse, bras cassé, lumbago et blessures variées qui avaient gâché leurs vacances ? Elle continua avec plus de prudence jusqu’à se retrouver au rythme lent d’une mère de famille. Celle-ci peinait à transporter seaux, pelles, râteaux, moules et autres accessoires de ses deux enfants en bas âge. L’un, très blond, devait frôler les deux ans. Le deuxième, étonnement noir de cheveux, avoisinait les quatre ans. Des garçons un peu récalcitrants. Toute la panoplie pour façonner les mythiques châteaux de sable figurait dans un grand sac transparent qui menaçait de se déchirer.

Enfant, Harmony n’avait jamais eu l’occasion d’aller en villégiature en bord de mer, et encore moins sur la côte ouest des États-Unis. La Californie… Sa mère l’évoquait souvent. Un rêve inaccessible. Des vacances trop chères auxquelles ils n’avaient jamais eu droit. L’été, ils se contentaient de partir tous les trois dans un camping à Silver Lake Resort, le long du lac Michigan. Avaient-ils été pour cela plus malheureux que les autres ? Elle avait parfois envié certains voisins et leurs destinations. Mais être tous les trois dans un hôtel californien au lieu d’être dans une caravane ne les aurait pas fait remonter sur l’échelle du bonheur.

Elle se revit avec leurs coupes de glace surmontées d’un minuscule parasol en papier. Ils s’amusaient à les collectionner. Son frère conservait les bleus, les verts et les jaunes. Elle, les roses, les rouges et les violets. Ça convenait plus aux filles selon lui. Elle aimait les faire pivoter entre ses doigts. Ils les utilisaient également comme ombrelle pour les Barbie et les Ken. Disposés dans un territoire qu’ils avaient délimité par un mur de sable, ils pouvaient y rester des heures entières. Leur galaxie imaginaire ne devait pas dépasser la taille d’un living-room.

L’ultime fois où ils y avaient joué, construisant des rues bordées de gratte-ciel, de centres commerciaux, elle avait douze ans. Rosanna Flynt en découvrant la naissance d’une poitrine chez sa fille, avait songé que c’était bientôt fini de la voir s’amuser avec de tels jeux. Rosanna Flynt avait vu juste, mais ce n’était pas l’entrée dans l’adolescence qui avait mis fin à leurs loisirs innocents… Elle balaya ces souvenirs de camping, de sa pauvre mère et de son frère.

La femme débordée par l’attirail de ses deux oisillons choisit d’abandonner quelques ustensiles au pied d’un cocotier assez haut, dégarni de ses fruits. Cela pouvait prêter à rire, mais les accidents, parfois mortels, liés aux chutes de noix de coco étaient fréquents. C’était pour cette raison que celles-ci étaient souvent ôtées de la cime avant qu’il ne soit trop tard.

Sans pudeur, Gisèle Sapotille se mit à maugréer contre son mari qui aurait dû la rejoindre avant seize heures. Elle posa le plus petit sur une hanche et tira l’autre par le bras. Ce genre de situation, Harmony espérait ne pas la connaître avec Maxence. Jamais il ne l’avait laissée en plan. Ce n’était pas avec des marmots sur le dos qu’elle l’imaginait agir de la sorte.

Elle avait parfois surpris ces mères, assises sur ces bancs dans les parcs publics, mettre en garde de futures mamans. L’arrivée d’un enfant bousculait le couple, transformait l’homme trop souvent dans le mauvais sens. Au lieu d’endosser avec honneur et fierté le rôle de chef de famille, ils faisaient une sorte de régression. Ils s’agrippaient tout à coup à leur ancienne vie de célibataire qui, tout compte fait, n’était pas si loin, au point de vouloir y retourner…

Le cagnard qui régnait le midi s’était éclipsé. Un rideau épais de nuages camouflait le soleil. Les alizés s’étaient mis à souffler avec force. Le sable se soulevait par endroits, les chevelures s’ébouriffaient. Maxence et Harmony avaient eu mille fois raison de venir aujourd’hui. Cette nuit, le temps allait se gâter. L’apparition de rafales de vent allait s’accompagner d’une houle importante. Vigilance jaune puis orange, avait annoncé météo France. Pas question pour Harmony d’être en mer durant ces heures-là. S’ils trouvaient un skipper, il faudrait choisir leurs dates en fonction des prévisions. En espérant une accalmie avant leur départ dans une dizaine de jours.

Rue de la Place d’Armes.

Elle allait tourner à gauche, mais elle se retint, pressentant une présence. Elle ralentit, jeta un œil timide derrière son épaule. Maxence avançait d’un pas assuré. Il souriait et lui murmura quelques mots. Aux mouvements de ses lèvres, elle devina qu’il lui lançait un : « je t’aime ». Elle aurait juré qu’il le lui susurrait d’une manière plus intense qu’à son habitude. L’approche des fêtes de fin d’année ravivait la profondeur des sentiments. Si on aimait, on aimait encore plus. L’inverse étant vrai également.

Toutefois, elle ne souhaitait pas qu’il la rattrape. Elle désirait choisir sa robe sans l’avoir à ses côtés. Au début de leur vie commune, il l’accompagnait partout. Croyant l’aider, il donnait son avis sur tout et l’influençait sur chaque achat. Il pensait bien faire, mais au fil du temps, elle n’osait plus essayer n’importe quoi devant lui. Une sorte d’autocensure s’était installée. Peur qu’il la trouve « moche », « grosse ». Les complexes usuels et injustifiés des femmes sportives, minces et jolies. Elle hésitait sans fin, enfilait une multitude d’articles. Souvent, ils ressortaient bredouilles d’une boutique pour réessayer ailleurs et recommencer la même scène. Une perte de temps inestimable pour Harmony. En personne organisée, les heures étaient toujours précieuses, comptabilisées. Du coup, depuis quelques mois, elle préférait réaliser ses emplettes seule. Au moins, l’effet de surprise était garanti. Et surtout, elle choisissait selon ses propres goûts. De toute façon, avait-il fini par reconnaître, une femme ne se trouvait belle que lorsqu’elle se sentait irrésistible dans ses habits.

Elle disparut de sa vue et lui de la sienne, juste après lui avoir soufflé depuis la paume de sa main, le bisou « qui vole ».

C’était ainsi qu’ils désignaient leurs baisers adressés de loin. C’était enfantin. C’était simple comme l’amour. Ils s’aimaient tellement, pensa-t-elle à nouveau. Mais pourquoi sa gorge se serra-t-elle en se retrouvant sans lui ?