Chapitre 8

 

« Au fond, ce fameux coup de foudre dont on fait si grand cas n’est sans doute qu’un choc de cymbales. La simple percussion de deux disponibilités urgentes. »

Alexandre Millon, Mer calme à peu agitée  

 

Maxence analysa sa vie si remplie.

Il replongea dans son enfance aussi loin qu’il put, remonta vers son adolescence, sa vie d’adulte.

Une existence de nomade. Sauf qu’au lieu de caravanes, il vécut dans de multiples familles d’accueil. Il changeait sans fin, passant d’une moins mauvaise à une autre jusqu’à finir dans ce foyer pour jeunes. Puis, il quitta la France.

Depuis qu’il s’était installé à Miami, son parcours avait été plus stable. Mais il était sans arrêt sur le qui-vive. Il craignait de devoir tout abandonner, tout claquer d’une minute à l’autre. Et Sonia Marquès était toujours dans ses pattes. Résigné, il l’avait pistonnée pour ce poste de réceptionniste un an après qu’il fut engagé comme chef-coq. Mais son salaire ne lui suffisait pas, Madame n’en avait jamais assez. Elle venait souvent se plaindre auprès de lui, de ses fins de mois difficiles. Il avait vite compris qu’il devait allonger. Avec quelques billets, elle lui foutait la paix. À l’époque, ils étaient souvent amants quand lui ou elle n’avait rien d’autre à se mettre sous la dent. La passion de leurs débuts s’était éteinte. Autrefois, elle l’avait pourtant étourdi. Elle avait vu en lui un homme ambitieux, prêt à tout pour réussir. Il l’avait probablement déçue.

Il avait enfin pensé avoir trouvé la stabilité grâce à son mariage d’amour avec Harmony. Son emménagement dans cette ville de l’état du Wisconsin était, supposait-il, l’ultime étape pour tourner la page de son passé. Mais celui-ci finit toujours par vous rattraper.

Harmony…

La femme, de ce qu’il croyait être la dernière étape de sa vie, la vraie. Ils auraient pu couler des jours heureux jusqu’à ce que la mort les sépare. Ces paroles de mariage prirent tout à coup tout leur sens. Finalement, était-ce cette maudite faucheuse qui seule pouvait rompre le cercle infernal ?

Méticuleusement, il croqua chaque feuille de salade et chaque croûton. Il n’était toujours pas en état de converser avec son épouse. Son malaise était un bon prétexte.

Il se remémora leur rencontre.

Miami, novembre 2014.

Dire que Harmony ne se souvenait même pas de ce qu’elle lui avait confié le soir de leur rencontre. Dommage qu’elle l’avait fait, dommage qu’il l’avait répété ensuite à la mauvaise personne.

Harmony passait ses vacances à Miami depuis une semaine au Kimpton EPIC Hotel, sur le Biscayne Boulevard Way. Elle l’avait choisi pour son architecture originale, avec entre autres, ce gratte-ciel rond qui semblait sortir d’un film de science-fiction. Et puis, il était situé à Downtown, un emplacement plus pratique pour profiter de la plage et de la ville. C’était la seconde fois qu’elle venait dans l’état de Floride, mais de son premier séjour elle n’en avait gardé qu’un amer souvenir. C’était cette fois-là où elle avait posé de faux jours de congé de maladie, les fameux paid sick days pour faire plaisir à son frère. Elle était tombée nez à nez avec Madame Ellen Wiggins, l’intraitable directrice des ressources humaines de sa boîte de Chicago à l’époque. Licenciement immédiat pour faute grave.

Mais pour ce deuxième voyage en Floride, il s’agissait de vraies vacances. Un soir, elle s’était rendue en cuisine pour féliciter le chef-coq. L’excellent tiramisu qu’elle venait de dévorer, son désert préféré, avait été, selon ses propres dires, préparé par les mains d’un maître. Elle n’avait pas pu lui parler dans l’immédiat. L’équipe était en plein « coup de feu ». Le grand Kevin Rivers, l’un des serveurs en salle, le tombeur de ces dames, au teint éternel de surfeur, lui avait demandé avec politesse de patienter. Maxence l’avait entraperçue. Il avait remarqué son attitude joyeuse. Peut-être avait-elle déjà bu quelques verres de trop ?

Harmony avait dû attendre la fermeture de la cuisine pour s’entretenir avec lui. Pendant ce temps, quelques coupes supplémentaires de vin avaient changé son humeur. Lorsqu’elle était revenue le voir, elle riait avec éclat et sa démarche n’était guère assurée. Elle s’était plantée devant lui, avait attrapé ses épaules à pleines mains pour l’encenser. C’était familier. Il s’était montré amusé, nullement offensé. Il savait reconnaître chez les gens, la cuite occasionnelle, de l’alcoolisme chronique. Elle avait la peau fraîche, les yeux intelligents. Elle était coiffée avec sobriété, ses cheveux coupés en un carré mi-long. Elle portait une tenue classique avec un polo blanc avec le célèbre logo du crocodile vert assorti à un short beige. Harmony Flynt semblait sortir d’un court de tennis de Wimbledon.

Quand elle avait ôté ses mains de ses épaules, elle avait failli tituber. Il avait insisté pour l’accompagner jusqu’à sa chambre. Vu son état, et parce qu’il était persuadé que c’était une fille « bien », il avait voulu s’assurer qu’elle ne se fasse pas trop remarquer. Déambuler ivre à travers les couloirs de l’hôtel pouvait ternir son image, même si elle ne vivait pas en Floride et n’était que de passage. Tout le monde photographiait n’importe quoi et n’importe qui. Vous n’étiez jamais à l’abri de faire le buzz sur Facebook et compagnie. Elle risquait aussi de tomber sur quelque Don Juan, tel Kevin Rivers, qui n’aurait eu aucun scrupule à abuser d’elle pour une nuit.

Elle logeait au trentième étage, le dernier, et l’ascenseur s’arrêta presque à chaque palier avant d’atteindre le sien. Non sans peine, elle avait ouvert la porte de sa suite. Elle avait glissé à plusieurs reprises la carte magnétique dans le boîtier jusqu’à ce qu’elle trouve le sens adéquat. La lumière avait enfin viré du rouge au vert. Il avait dû l’aider quelque peu à pousser la lourde porte, tellement lourde qu’on eut dit qu’elle était bloquée. Ensuite, elle l’avait entraînée à l’intérieur en le tirant par le bas de son t-shirt, il s’était laissé faire sans opposer la moindre résistance.

Dans sa chambre, elle s’était aussitôt mise à pleurer. Un véritable torrent de larmes. L’alcool venait de la faire sombrer dans la mélancolie. Elle s’était écroulée sur le fauteuil en velours gris clair placé près de la fenêtre. Elle avait adopté une attitude étrange en serrant dans ses bras une vieille peluche en ours. Elle avait fait « chuut » en indiquant l’un des lits jumeaux situé près de la porte d’entrée. En sanglotant, elle avait précisé que son frère dormait.

Mal à l’aise, Maxence avait détourné les yeux, puis avait balayé toute la suite du regard. C’était ultramoderne et sobre. Les draps, couettes et coussins étaient assortis dans les teintes beige et blanc cassé. Un mini-salon faisait face à un écran plat, et au-dessus des couchages, des tableaux avec des peintures abstraites dans les tons jaunes procuraient un peu de chaleur.

Il avait voulu partir, mais elle l’avait retenu. Alors, elle s’était laissée aller à des confidences. Bien sûr, elle lui avait raconté les difficultés qu’elle rencontrait avec son frangin. Ce frère qui la suivait partout, qui guidait sa vie et qui était la cause de son précédent licenciement. Mais surtout, elle lui avait expliqué ses fiançailles ratées, survenues quelques années plus tôt. Elle n’avait que vingt-deux ans. Elle avait aussi relaté dans les moindres détails comment tout cela avait tourné au drame. Elle lui avait également évoqué sa mère malade, hébergée dans une institution.

Presque assommé par les propos qu’elle lui avait tenus, Maxence ne savait pas si c’était le vin qui l’avait rendue mythomane ou si c’était la vérité crue et cruelle qui s’échappait de sa bouche grâce à celui-ci. D’une oreille attentive, il l’avait écoutée sans l’interrompre. En général, c’était l’auditeur qui s’endormait, mais dans ce cas elle avait fermé les yeux avant lui.

Ensuite, il était sorti, non sans l’avoir couchée convenablement dans son lit, ôtant ses ballerines bleu marine et la recouvrant d’un drap. Attendri, il avait même placé l’ours en peluche juste à côté de son visage. Il avait remarqué sur la table de nuit en bois laqué, une boîte de somnifères ouverte, à côté d’un verre à moitié rempli d’eau. Par réflexe, il avait emporté les médicaments avec lui.

En refermant la porte derrière lui, il était persuadé que cette vacancière était en grande souffrance, qu’elle était fragile psychologiquement. Elle l’avait ému, il se sentait en résonnance avec elle.

Mais le hasard, le mauvais, celui qui ne devrait pas surgir, celui qui faisait mal les choses et non l’inverse, s’était présenté devant lui. Sonia Marquès venait de s’échapper en catimini d’une chambre, sans nul doute, celle d’un amant éphémère. Contrairement à Maxence, elle ne se gênait pas pour coucher avec les clients de l’hôtel. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait pas reconnue de suite, ses cheveux étant lâchés et mouillés.

Ce fut elle qui l’interpella.

— Eh, Maxence, qu’est-ce que tu fous ici ?

Avec le temps, l’absence de véritables amis, Sonia était devenue sa confidente par défaut. Il ne fréquentait qu’elle en dehors du boulot. Il lui avait alors raconté sa fin de soirée et sa rencontre avec cette vacancière éméchée. Elle avait rigolé, elle l’avait taquiné. Il lui avait répété tout ce qu’Harmony Flynt venait de lui dire. Jamais à cet instant, il n’avait imaginé les conséquences futures. Harmony n’était qu’une simple touriste qu’il avait reconduite galamment dans sa chambre.

Le lendemain, juste avant d’entamer son service, Harmony était réapparue sobre, la tête enfoncée entre ses épaules. Elle s’était confondue en longues excuses, avait insisté pour qu’ils se revoient dans des conditions plus « normales ».

Plus tard, devant deux tasses de café, il lui avait tendu la fameuse boîte de médicaments dérobée. Refusant de la reprendre, elle lui avait ordonné de s’en débarrasser. Cette boîte blanche avec des lignes mauves et noires, elle avait commencé à l’observer trop intensément. L’idée d’ingurgiter plusieurs cachets pour ne plus se réveiller avait fait son chemin, la méthode qui lui avait semblé la moins douloureuse pour l’aider à interrompre cette existence où elle ne trouvait plus aucun plaisir.

Initialement, Maxence était peut-être tombé amoureux pour un mauvais motif : vouloir la sauver, la protéger. Être celui qui lui redonnerait un sens à sa vie. Mais, fou d’elle, il l’avait été dès ce matin-là et il l’était encore.

Ils avaient répété ces moments intimes autour d’un café au petit déjeuner. Un soir, leur histoire d’amour avait véritablement commencé. Le temps était orageux. Des éclairs illuminaient le ciel menaçant de Miami qu’ils observaient depuis le trentième étage. La foudre s’était abattue avec violence, presque apocalyptique. Par instinct, Harmony s’était réfugiée dans ses bras, très vite leurs baisers s’étaient enflammés. Un coup de foudre réciproque. Des nuits torrides s’étaient enchaînées. Des réveils de plus en plus difficiles pour qu’il se rende frais et dispo à son poste en cuisine.

De ces fameuses bribes concernant ses fiançailles brisées, révélées pendant son état d’ivresse, elle n’en avait plus jamais fait la moindre allusion. Maxence était donc entré ce soir-là par effraction dans un pan de sa vie qu’elle voulait garder soit secret, soit oublier.

Et lui, aussi, désirant démarrer sur de nouvelles bases, n’avait jamais perdu son temps à remuer la vase du passé. Ils avaient commencé leur relation, les compteurs remis à zéro.

Le couple, une association parfaite de malfaiteurs, avait-il lu dans une revue de psychologie.

« Non, rien de rien,

Non, je ne regrette rien,

C’est payé, balayé,

Je m’en fous du passé » chantait Édith Piaff

Mais c’était faux, il l’avait compris il y a quelques mois, on ne repartait jamais de zéro.

On traînait toujours derrière soi les boulets du passé.

Et Sonia en faisait partie.

 

Maxence ferma les yeux quelques secondes, expira profondément pour revenir au présent, être auprès d’elle. Son malaise s’était dissipé. Sa femme était rayonnante, heureuse d’être là. Il fallait que ces prochaines heures restent un beau souvenir pour celle-ci, car sa décision était prise. Cette fois-ci, la page serait tournée définitivement.

Maintenant, il était grand temps de rejoindre Shell Beach. La journée était minutée.

— C’était excellent. Je me sens beaucoup mieux. Et toi, assez mangé Princesse ?

— Oui, tu veux autre chose, un café ?

— Non, merci. On doit y aller, on va régler la note ? C’est toi qui offres ?

— Comme d’habitude, répondit-elle d’un sourire complice.

 

Harmony se leva, presque légère, et se dirigea vers le bar où elle aperçut leur serveuse qui les observait. Ce n’était pas la première fois qu’Harmony l’avait surprise en train de les contempler. Sans doute, voulait-elle s’assurer qu’ils n’avaient besoin de rien. Elle paya cash avec l’argent contenu dans sa pochette en tissu. Son mari avait retrouvé son teint mat de Français du sud. Soulagée, elle se montra généreuse en laissant un « tips » de dix dollars. Le service était pourtant compris en France. Toutefois, Tania Charbonnier avait été non seulement professionnelle, mais sympathique, sans forcer et sans tomber dans l’excès du sourire commercial. Pour gratifier ces qualités-là, Harmony n’était pas radine. Tania la remercia d’une voix chaleureuse non feinte. Celle-ci regarda une dernière fois, avec une insistance inhabituelle, le couple franchir le seuil de la porte. L’homme couvait sa femme des yeux, et celle-ci semblait heureuse d’être aimée.

Il lui rappelait vraiment quelqu’un, mais qui ? Elle voyait tellement passer du monde.

Elle jeta un œil à l’horloge électronique suspendue entre deux planches d’étagère derrière le bar. Pourquoi n’avait-elle toujours pas été chez le bijoutier remettre des piles dans sa montre ? Peut-être par fatigue. Elle devait pour cela se rendre sur l’île d’en face, à Marigot auprès des commerçants indiens. Chez eux, elle était sûre d’être dépannée, quel que soit le modèle. Or sa montre était un bijou ancien.

Son service se terminait bientôt. Son petit ami, Brandon Lake, devait encore effectuer deux rotations avec le ferry. Elle avait hâte d’être le soir. Ils formaient un couple un peu atypique. Une Asiatique avec un Antillais anglophone. Ses copines le trouvaient un peu trop charmeur. C’était vrai qu’il flattait sans complexe les femmes, et qu’il n’hésitait pas à se retourner dans la rue pour mater une jolie paire de jambes ou de fesses. Mais tout cela, c’était du show. Tania ne s’en faisait pas. Elle savait qu’il tenait à elle.

Leur amour avait survécu jusqu’à ce jour. Sept ans déjà. Du solide. Était-ce à cause de ce qu’ils avaient vécu ensemble et n’auraient pas dû voir cette fameuse nuit ?