Chapitre 7

 

« Éviter les sujets sérieux en début de repas. Ils figent et font parfois flotter au-dessus de la nappe des nuages de malaise qu’il est ensuite très difficile de faire lever. »

Yves Beauchemin

 

Maxence ne manifesta plus aucun intérêt à visiter le musée. Tel un enfant gâté, il indiqua à sa femme son ventre plat devant lequel il effectuait des cercles concentriques. Sa façon de lui faire savoir qu’il mourait de faim. Malgré le copieux buffet proposé au petit déjeuner comprenant bacon, œufs et saucisses à volonté, son estomac criait déjà famine. Ils s’étaient levés tôt, vers six heures du matin, pour être parmi les premiers à être servis. Ainsi, ils avaient eu le temps de digérer avant de prendre le bateau. Mais midi approchait, il était l’heure de se restaurer.

— OK, chéri, j’ai saisi, nous allons manger. Mais on marche cette fois-ci. L’endroit qu’on nous a conseillé n’est pas loin. Tu vois sur le plan, nous sommes ici et le Restaurant Côté Port est juste là.

— À vos ordres, Princesse ! Va pour la balade à pied.

Lorsqu’il avait faim, Maxence avait les nerfs à vif, parlait peu pour ne pas se montrer désagréable. Ils délaissèrent le quartier de La Pointe sans plus attendre. Elle aurait pourtant voulu dénicher quelques cartes postales : une pour sa mère, une pour Shirley Connors et enfin une pour les Clark. Un achat à remettre à plus tard, sans doute après avoir mangé.

Des cloches d’église sonnèrent longuement, un enterrement avait lieu tout près de là. Entendre le son des cloches ébranla quelque peu Harmony. Cela la ramenait vers de vertes campagnes où sa mère conduisait son frère et elle pour fuir la ville. Mais ce qu’elle voyait autour d’elle ne collait pas exactement avec ces images de leur enfance : yachts, voitures haut de gamme, mer turquoise…   

Le soleil était au zénith et les ombres réduites à leur minimum. Impossible de se protéger des rayons qui tombaient sur eux comme d’invisibles flèches brûlantes. Les alizés, pourtant censés être puissants à cette période-ci de l’année, avaient décidé d’effectuer une pause au moment le moins importun. En fin de compte, Harmony ne regretta pas de s’être coiffée d’un chapeau à bords larges. Son look de starlette allait enfin servir à quelque chose.

Des vibrations contre sa cuisse firent arrêter Maxence. Il prit le téléphone de l’une de ses poches, celle très ample qui se fermait avec un scratch. La mode s’était emparée des gadgets utilitaires des militaires. Celle-ci évitait à Maxence d’avoir à porter en permanence un sac banane autour de la taille ou pire, une sacoche pour hommes qu’il détestait, jugeant l’accessoire trop féminin.

Cependant, tout comme les sacs à main de sa femme, ses poches devenaient des fourre-tout. Harmony veillait toujours à vérifier qu’il n’y restait rien, avant de les placer dans le lave-linge. Cet été, elle n’avait pas pris cette sage précaution et avait envoyé son passeport à la lessive. Ce jour-là, elle le vit entrer dans une rage folle. Pas contre elle, mais contre lui. C’était la fois où il s’était rendu à la banque pour clôturer son compte personnel. Avant de se coucher, il avait lui-même balancé son pantalon dans le bac à linge sale, oubliant sa pièce d’identité à l’intérieur de celui-ci. Elle en fut tellement désolée qu’elle en avait pleuré. Il avait dû entreprendre toutes ces démarches contraignantes pour faire renouveler ses papiers d’identité. Il avait dû notamment se rendre à l’ambassade de France.

Maxence s’empressa de lire le SMS qui venait d’arriver. Aussitôt, il l’effaça. Comme à chaque fois qu’il recevait un message, il prenait soin de la tenir informée de son contenu. Depuis qu’il agissait de la sorte, cela avait le mérite de dissiper tout malentendu, empêchait toute suspicion de naître. Harmony n’était pas jalouse. Mais, le portable était devenu un outil qui pouvait créer des inquiétudes. Il l’avait un jour surprise en train de fouiller dedans. Il avait fait semblant de croire en son excuse. Elle recherchait soi-disant le numéro du plombier.

Pour lever toute ambiguïté, il lui parla d’une voix détachée :

— Oh, c’est l’opérateur de téléphonie locale qui me souhaite la bienvenue à Saint-Barth. On est quand même fliqué avec les portables, ils savent toujours où l’on se trouve !

Il la regarda droit dans les yeux, s’assura qu’elle était restée détendue. Elle ne manifesta aucune émotion particulière. De toute façon, il était persuadé qu’elle ne tomberait jamais sur quelque chose de compromettant. Il l’aimait et il ne voulait plus jamais qu’elle doute de lui, du moins de son amour.

À son tour, Harmony s’empara de son iPhone qu’elle attrapa par miracle à la première pioche dans son sac. Son utilité principale en vacances était visiblement de prendre des photos ou des vidéos. Elle tenta de filmer un pique-bœuf. Mais l’oiseau blanc aux pattes si longues et fines s’envola avant qu’elle ne puisse faire « clic ». Son visage marqua la déception, elle se consola en se disant que l’animal avait raison. Il valait mieux qu’il se méfie des humains, même d’une jolie blonde à l’expression angélique.

Maxence demeurait immobile et des perles de sueur envahirent son front. De microscopiques robinets semblaient s’être ouverts tout à coup sous la peau. Il devint livide. Le voyant à la traîne, elle revint vers lui et constata son malaise.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Ça ne va pas, j’ai trop chaud, j’ai trop faim.

Pour le soulager, elle essaya de s’emparer de leur panier de plage, mais il refusa. Même malade au plus haut point, ce n’était pas dans ses habitudes de la laisser porter quelque chose. Il demeurait un gentleman en toutes circonstances et tant pis s’il en souffrait.

Maxence venait de lui mentir, toutefois ce n’était qu’un demi-mensonge. Bien sûr il avait extrêmement chaud et extrêmement faim. Mais le SMS ne provenait pas du fournisseur local. Ce dernier lui en avait bien envoyé un lorsqu’il était monté sur le ferry à Oyster Pond. L’île de Saint-Martin avait ceci de particulier que vous passez d’un opérateur français à un hollandais, parfois rien qu’en traversant une rue. Mais le SMS qu’il venait d’effacer n’avait absolument rien à voir. Ce message, en combinaison avec le cagnard et la faim, avait provoqué ce malaise. Un acronyme en quatre lettres et quatre points : « D.E.E.T ».

Parvenus au milieu de la rue Jeanne D’Arc, Harmony crut entendre derrière eux une femme héler quelqu’un. À la deuxième interpellation, elle se retourna par réflexe. C’était le prénom Arthur qui avait été cette fois-ci crié à pleins poumons. Elle distingua à peine la silhouette d’une femme plutôt de petite taille. Celle-ci s’engouffra dans une ruelle perpendiculaire à la leur et disparut. À sa suite, plus personne. Sans doute une mère qui courait après son enfant.

Bien que se sentant de plus en plus mal, Maxence continua à marcher. Adolescent, il était sujet à ce type de malaise, que les médecins précisaient en ajoutant l’adjectif « vagal ». Des malaises vagaux, il en faisait des tonnes surtout pendant sa poussée de croissance. La vue du sang, des efforts soutenus sous une forte chaleur, des émotions intenses et tout à coup, sa vision se brouillait, sa tête se vidait, ses jambes se dérobaient et il s’effondrait. Il était d’une pâleur extrême parfois accompagnée d’une coloration bleutée des lèvres. Ceux qui ne le connaissaient pas, étaient pris de panique et appelaient les secours. Mais ses copains, savaient ce qu’il fallait faire, ainsi que les surveillants de leur foyer pour jeunes : projection d’eau fraîche sur la tête, membres inférieurs surélevés à la verticale. Entouré par des visages inquiets, il revenait progressivement à lui.

À vingt et un ans, tout était rentré dans l’ordre, sans doute avec la fin de sa poussée de croissance. Mais ces soucis de santé s’étaient arrêtés trop tard, et aujourd’hui son quotidien ne serait peut-être pas celui-ci. L’un de ces malaises avait empêché un rêve de se concrétiser. La pression avait été trop forte et il n’avait pas pu la surmonter. Un échec qui déclencha une série d’évènements, un engrenage. « L’effet Papillon »…

Maintenant il menait une vie où il avait l’impression d’être en sursis. La peur que tout ne bascule alors qu’il avait enfin trouvé un équilibre avec sa femme.

Harmony extirpa son brumisateur de son sac en toile. Sans trop savoir pourquoi, elle avait pressenti, en l’achetant à la pharmacie de l’aéroport à New York, qu’il allait être utile. Elle aspergea son mari telle une plante desséchée. À nouveau, elle tenta de lui arracher leur panier en osier, mais il s’obstina et refusa. Il maintint ses doigts encore plus serrés sur les poignées en cuir tressé. Toujours aussi têtu ! Elle ne le changerait pas de sitôt.

Enfin, ils parvinrent devant le restaurant Côté Port. Maxence était à bout de force. Une marche en plein désert aurait produit le même effet. Immobiles sous l’auvent, une serveuse du type du Sud-est asiatique, avec de longs cheveux noirs noués en queue de cheval, s’avança aussitôt vers eux pour les accueillir.

— Bonjour, c’est pour déjeuner ?

— Oui, s’il vous plaît. Mais est-ce que le service est rapide, car mon mari ne se sent pas bien ?

Si vous prenez le plat du jour, ça ira assez vite.

Malgré sa courte jupe rouge moulante, elle les fit traverser le restaurant d’un pas énergique et les conduisit vers une table à l’extérieur qui venait de se libérer. Elle sortit de son tablier un chiffon et essuya aussitôt l’eau qui avait transsudé des verres de précédents clients.

Le quai servait de terrasse au restaurant et Harmony eut la sensation qu’elle n’avait qu’un pas à effectuer pour être à bord de l’un des bateaux. Au même instant, un luxueux yacht vint s’amarrer en douceur. La coque blanche, tellement scintillante, pouvait laisser imaginer que quelqu’un passait son temps à la lustrer jour et nuit. Le jeune équipage était très glamour. Tous beaux ou rendus beaux par un teint bronzé, des cheveux épais châtains et soyeux comme s’ils avaient été sélectionnés pour ce critère physique. Ils étaient vêtus d’un polo classique, noir avec une ligne dorée qui soulignait le col. Le nom du bateau, Evidencia, brodé sur la petite poche voulait clairement signifier que l’équipage était privé. Cela donnait envie de monter à bord. Une nouvelle carte postale de vacances :

 

Clic, clic, clic…

 

Harmony ne put s’empêcher de mitrailler la scène avec son iPhone. Ils devaient eux aussi trouver un skipper pour réaliser leur mini-croisière. Elle s’imagina déjà aux côtés de son chéri fixant l’horizon et les silhouettes d’autres îles inconnues. Milwaukee et le stress du boulot continuaient à s’éloigner à grandes enjambées. Elle se retourna vers Maxence, celui-ci ne se portait pas mieux. Avant d’envisager cette sortie en voilier, il était absolument nécessaire qu’il soit rétabli. Et la terrasse qu’elle trouvait splendide ainsi flanquée à bord de quais n’eut pas le même effet sur son mari. Trop ensoleillée, sans la moindre miette de vent, la chaleur devint encore plus insupportable. Maxence eut la sensation d’être entré dans un four, totalement privé d’oxygène.

Ils décidèrent de retourner à l’intérieur pour s’asseoir autour d’une table au-dessus de laquelle un ventilateur brassait l’air à grande vitesse. Harmony ôta son chapeau et ses cheveux fins s’envolèrent. Maxence commença à mieux respirer. 

Quelques instants plus tard, la serveuse revint, transportant dans ses bras un tableau noir qu’elle posa à terre contre un poteau en bois. Les plats du jour y étaient inscrits à la craie blanche, d’une écriture ronde, pareille à celle des institutrices : Salade Caesar aux crevettes,  steak frites ou pizza aux quatre fromages.

Ils optèrent pour la salade. Le mot « frites » leur avait provoqué à tous les deux un haut-le-cœur. La présence de crevettes dans la salade fit pourtant hésiter Maxence. Il avait parfois une appréhension pour les produits de la mer. Il avait assisté un jour à la réanimation d’une collègue et bien plus encore… Sonia Marquès avait failli succomber à une allergie aux fruits de mer. Il s’en était fallu de peu. Mais peut-être que pour lui qu’il eut été préférable qu’elle crève ce jour-là. Avec des mots aussi durs, il se fit peur à lui-même. À nouveau, il pensa à « l’effet Papillon ». Si le pompier n’avait pas réussi à introduire ce tube en caoutchouc dans sa trachée, sa vie serait simple, toute tracée. Rien que lui et Harmony.

— Que veux-tu boire ?

— De l’eau plate, Princesse. Mais fais-toi plaisir, prends une bouteille de rosé !

— Une bouteille ? Tu boiras un verre avec moi ? s’exclama-t-elle en s’inquiétant d’une telle quantité d’alcool.

— Oui, s’il est très frais. J’espère qu’après avoir mangé, mon malaise passera.

— Tu iras encore mieux lorsqu’on plongera dans la mer, et tout ceci ne sera qu’un lointain mauvais souvenir, et elle lui caressa la main.

La serveuse, Tania Charbonnier, revint déposer un seau à champagne débordant de glaçons. La vue de la bouteille de vin enfoncée au beau milieu de ceux-ci procurait déjà une sensation de fraîcheur.

Discrètement, Tania tenta, en ôtant le bouchon, de mieux observer ce couple. Depuis qu’ils étaient entrés, ils éveillaient sa curiosité, en particulier l’homme. Elle se demandait bien pourquoi. D’habitude, elle se contentait de se concentrer sur son service. Être polie, efficace, et surtout garder une certaine distance. Elle méprisait ce personnel aux manières trop familières qui tutoyait en français les touristes francophones, ou qui lançait des blagues débiles pour détendre. Pire encore, ceux qui étaient tellement mielleux pour obtenir des tips que ça sonnait faux.

Plus qu’une heure, et le plus gros du boulot serait derrière elle. Pourtant, elle ne montrait jamais sa fatigue aux clients. Ils ne voyaient qu’une femme énergique avec une expression à la fois sérieuse et bienveillante. Elle tenait à son job et à cette vie dans ces îles, surtout celle-ci. 

Aussitôt qu’elle s’éloigna de leur table, Maxence attrapa une poignée de glaçons pour les frotter sur son visage puis les fit glisser sur son cou. Le contact avec le froid le revigora. La serveuse lui rappelait quelqu’un. Mais selon lui, les jolies femmes du Sud-est asiatique avaient tellement de similitudes. Minces, le corps ferme, les longs cheveux noirs, le teint mat jaune brun, la peau lisse. Et sans doute que pour un homme asiatique, toutes les blondes aux yeux bleus devaient paraître identiques.

Les plats furent déposés sur leur table sans tarder. Maxence resta songeur, silencieux. Une attitude qui ne lui ressemblait pas. Lui si bavard, lui qui avait toujours le mot ou la grimace pour faire rire sa femme.

Celle-ci ne chercha pas à entamer la conversation, le laissant continuer à manger en silence, pour lui donner le temps de récupérer.