Chapitre 31

 

« Dans son enquête pour retrouver Heather, Harry reproduisait fidèlement les mouvements de la jeune fille et par là même, sans doute aussi ses erreurs. S’il suivait les mêmes indices qu’elle, il y avait de grandes chances pour que leur destin soit le même. »

Heather Mallender a disparu — Robert Goddard

 

Sept décembre, quatorze heures, Yves Duchâteau, après avoir rendu visite à Florent Van Steerteghem et Harmony Flynt, n’était pas retourné dans son bureau à la gendarmerie. Il voulait effectuer quelques vérifications sans que son commandant s’en mêle. Ce dernier était persuadé que Maxence Rousseau était tout simplement parti pour une raison qui ne regardait que lui. S’il avait fait un malaise, on l’aurait déjà retrouvé, surtout avec l’hélicoptère qui avait survolé l’île la veille. Qu’on ait retrouvé ses affaires dans une poubelle prouvait encore plus, selon lui, que l’homme souhaitait tirer un trait sur son passé. S’il avait été victime de malfaiteurs, ceux-ci n’auraient pas hésité à lui prendre son iPhone.

Yves voulait aller jusqu’au bout, en toute discrétion. Thierry Roland ne serait pas ravi de le voir enquêter comme s’il se trouvait face à une disparition inquiétante. Il se devait pourtant d’interroger le principal témoin. Une intuition de flic. Cela faisait bientôt quarante-huit heures que le mari d’Harmony Flynt avait disparu. Celle-ci avait pris le ferry le matin pour Oyster Pond. Il espérait qu’elle lui envoie au plus vite une photo de Maxence Rousseau. Par précaution, il avait vérifié que celui-ci était inconnu des fichiers judiciaires, ce qui était le cas.

Il trouva son témoin assis sur une chaise pour enfants, rouge en plastique, à l’ombre d’un citronnier. Le siège était trop étroit, identique à celui qu’utilisait sa fille Maya, âgée de deux ans. La barrière en bois qui séparait le jardin de la rue était basse, à hauteur de genoux d’hommes. De ce fait, il n’y avait aucune intimité. Les piétons jetaient un œil dans le jardin, et ceux-ci étaient dévisagés par les habitants. Mais c’était probablement voulu. Les propriétaires marquaient leur territoire, mais voyaient ce qu’il se passait dans leur rue. On se distrayait comme on pouvait à Saint-Barth.

— Bonjour, Antoine, tu vas bien ?

L’adolescent l’entendit, mais ne le regarda pas droit dans les yeux, et surtout ne lui répondit pas. Sa question n’était d’aucun intérêt. Comme d’habitude, ce fut d’autres détails, enfin qui n’en étaient pas pour lui, qui attirèrent son attention. Les yeux des gens, leur conversation, ça c’étaient des détails. Il scruta les poches du pantalon du gendarme. Leurs bords étaient usés. Quelques fils décousus, pourtant discrets, s’échappaient de la trame initiale. Cela signifiait pour Antoine qu’Yves Duchâteau mettait souvent les mains dans les poches ou y fourrait quelque chose. Comme un trousseau de clés ou un mouchoir qu’il venait d’ailleurs de replacer à l’intérieur.

Il détailla le nez du gendarme qu’il trouva trop long, comme chez beaucoup de métropolitains. Et il n’était pas en « bon état ». L’extrémité du nez était rouge, la peau des narines était irritée par les mouchages successifs. Yves Duchâteau avait pris froid la veille. La première fois depuis qu’il avait été muté sur cette île tropicale.

Antoine délaissa le visage et revint vers les poches du visiteur. Il les imaginait telles des mini paniers collés aux cuisses des gens. Évidemment, ça ne valait pas les beaux et grands paniers en osier qu’il collectionnait. Qu’est-ce qu’il lui voulait ce monsieur ? Il n’était pas con, il ne devait pas se laisser avoir. Comme les autres, il allait être sournois, tenter de s’introduire dans sa chambre et essayer de toucher à ses affaires. Puis quoi ensuite ? Le voler peut-être ?

Yves Duchâteau observa à son tour son pantalon. Antoine Brin était sur la défensive. Il fallait qu’il entre dans la tête de cet adolescent, l’apprivoiser, se mettre à son niveau. Il devait parvenir à ce qu’il lui confie l’endroit où il avait découvert les effets de l’Américaine et de son époux disparu.

— Ah, ce sont donc mes poches qui t’intriguent. Je sais, elles sont très larges, mais parfois ça ne suffit pas. Quand je veux transporter quelque chose de très grand, comme mes palmes, c’est impossible. Je ne peux pas les mettre dedans quand même ! Quoique je devrais peut-être essayer.

Et Yves se força à rigoler, puis se surprit à rire sans devoir forcer.

Antoine le fixa d’autant plus, du moins ses lèvres et ses dents dont une qui était de travers et qui chevauchait une autre. La façon dont les lèvres bougeaient lui en disait long. Yves Duchâteau avait fini par rire pour de « vrai ». Car ça, Antoine savait le déceler de suite, les fausses émotions des vraies. Et tout à coup, ça l’égaya d’imaginer le gendarme à tenter d’introduire des palmes dans ses poches.

— T’as pas soif, Antoine ?

— Si, un peu.

— J’ai des canettes fraîches d’Oasis, tu en veux une ?

— Une Oasis mauve ?

— Ouais, j’en ai des mauves. T’as de la chance.

D’un pas lent, pour ne pas casser le lien fragile qu’il venait de créer, Yves Duchâteau marcha jusqu’au coffre de son véhicule de fonction. Il l’avait garé quelques mètres plus loin, rasant tellement le mur d’une case voisine qu’il avait dû sortir du côté passager. Se parquer sur l’île était une sinécure, mais il devait montrer l’exemple et ne pas bloquer la ruelle.

Il revint avec quelques Oasis. La mère d’Antoine l’avait informé que c’était la boisson préférée de son fils, surtout celle à la pomme, framboise, cassis. Il avait pris soin de les placer dans un panier sculpté en forme d’une poule vue de profil, jaune canari avec des poignées rouges. Une pièce unique. Une horreur que sa fille avait reçue de sa grand-mère maternelle pour Pâques. Rien à voir avec ces cadeaux mystérieux qu’on lui avait envoyés pour ses un an et plus récemment pour ses deux ans. Une dînette en bois avec quelques casseroles, puis une cuisinière à taille d’enfant. Des jouets qu’ils avaient soi-disant gagnés à un tirage au sort d’un concours auquel ni sa femme ni lui n’avaient participé. Sans doute de la publicité détournée pour inciter les mamans à acheter d’autres produits de la marque par la suite.

Antoine s’excita. Yves lui tendit une canette et lui montra avec fierté « le panier poule ».

— Il te plaît ?

— Oui, il est beau.

— Bon, je te propose un marché. Je te donne celui-ci, mais il faut que tu m’en offres un autre en échange. Tu sais celui que tu as trouvé avant-hier. Tu as vidé le contenu d’un panier dans une poubelle. Tu vois duquel je parle ?

Antoine réfléchit et se gratta le crâne. Il aimait bien celui qu’il avait ramassé devant chez les « Wallace ». Une voiture s’était arrêtée, de celle qu’il détestait, de celle où on ne distinguait rien à l’intérieur. Ils étaient tous descendus comme des gens pressés qui avaient peur de rater le début d’un match de foot. C’était bizarre parfois les gens et leur façon de faire. L’un d’eux, qu’il connaissait, Cédric, était trop énervé, car il n’avait pas réussi à ouvrir le portail électrique avec la télécommande. Il s’était précipité pour ouvrir la petite porte juste à côté. Une jolie femme, plutôt « courte sur pattes » comme disait sa maman, et un homme l’avaient suivi. Dans leur précipitation, ils avaient laissé le panier près de la voiture.

Il ne lui avait pas fallu deux secondes à Antoine pour le prendre et s’enfuir. Ce qu’il y avait à l’intérieur, il s’en fichait. Il avait tout balancé dans un bac à ordures. Maël, celui qui traîne toujours partout et qui court vite, l’avait suivi. Il l’avait bien remarqué. Mais ce n’était pas grave.

Antoine détailla le faux poussin géant. Il était magnifique, tellement original. Finalement, celui de la maison des « Wallace » n’arrivait pas à la cheville de celui-ci. Il accepta l’échange.

Quelques secondes plus tard, il se présenta fier comme un paon avec le panier du couple Flynt-Rousseau. Yves Duchâteau le remercia, fit un pas en dehors du jardin puis se retourna.

— Dis Antoine, tu peux me montrer où tu l’as trouvé ? 

 

La villa des Wallace, située dans le quartier de Colombier, appartenait à un couple d’Écossais sexagénaires. Elle était visible depuis la côte, bâtie à flanc de colline, elle était composée de trois modules avec des toits rouges tels des chapeaux pointus, construite dans le moule typique des villas de luxe de Saint-Barth. Il se souvint tout à coup de cet appel de Madame Germaine Aubin. Sa maison surplombait celle des Wallace et, de ce fait, elle avait vue sur l’entrée de ses voisins. Elle avait contacté la veille les gendarmes pour signaler du va-et-vient inhabituel chez les « Wallace ».

Antoine n’avait pas voulu expliquer à Yves Duchâteau dans quelles circonstances il avait trouvé les effets des Flynt-Rousseau. Il avait juste dit : « par terre, en face de la porte des Wallace ». Antoine n’était pas bête, il n’avait pas envie qu’on l’accuse de vol et que Yves Duchâteau lui reprenne le panier en forme de poule. D’ailleurs, quand le gendarme appuya sur la sonnette, Antoine préféra déguerpir.

Pas de réponse.

Yves sonna une seconde fois plus fermement et regarda son reflet dans la caméra du parlophone.

Il allait repartir lorsque la petite entrée latérale, située à côté du large portail s’ouvrit. Cédric Deruenne semblait s’être rhabillé à la hâte, le t-shirt à l’envers avec l’étiquette apparente.

— Bonjour ! Oui, c’est pourquoi ?

— Bonjour, désolé de vous déranger, c’est la gendarmerie. Yves Duchâteau. On a trouvé ceci devant chez vous. C’est à vous ?

— Ah non ! Un panier en osier, ce n’est pas du tout mon style, c’est pour les vieux. Pourquoi est-ce que vous pensiez que c’était à nous ? Enfin à eux, car je ne suis pas le proprio, je garde leur maison.

— C’est un gosse qui l’a trouvé et il a vidé les affaires dans une poubelle, que d’autres ont récupérées. Il y avait un iPhone, des serviettes et des masques tubes.

— Oh, les garnements !

— Oui, comme vous dites, surtout que ce sont des affaires appartenant à un homme dont la femme prétend qu’il a disparu de manière inquiétante.

Cédric marqua son étonnement, puis enchaîna vite pour lever tout trouble.

— Un disparu à Saint-Barth ? Ça va pouvoir jaser !

— Comme vous dites. Vous êtes seul dans la villa ?

Cédric eut un sourire coquin avant de répondre sur un ton plus bas.

— Ben non, vous pensez bien. Je n’allais pas rester tout seul là-dedans. Je suis avec une copine et deux autres copains. Il y en a un qui se repose tout le temps et le deuxième préfère draguer dehors. Cédric termina par un clin d’œil de connivence, comme s’il avait devant lui un interlocuteur acquis à la cause des séducteurs.

Yves connaissait de vue Cédric Deruenne, un peu comme tous ces gens qui habitaient toute l’année sur l’île. Il l’avait déjà croisé à Gustavia. Ce n’était pas un mauvais bougre, juste un mec qui vivotait beaucoup. Pas de réelle qualification, mais débrouillard, à la frontière du gigolo au vu de la moyenne d’âge des femmes avec qui il s’affichait parfois. Il ne voyait pas trop le lien qu’il pouvait il y avoir entre Maxence Rousseau et celui-ci. Il en déduit que le panier s’était retrouvé dans le coin, mais sans autre explication. Il n’avait plus qu’à prendre congé et salua Cédric.

Cédric referma avec calme la petite porte en fer, ramassa les quelques branches de palmier tombées dans l’allée de graviers blancs. Quel réflexe, il avait eu de mentir avec autant de naturel ! Le lieutenant n’y avait vu que du feu. Ce foutu panier, depuis le début, les avait emmerdés. C’était à cause de Fernando qui n’était pas venu ouvrir le portail. Il se prélassait sur le deck avec des écouteurs et n’avait pas entendu la sonnerie. Par sa faute, tout le monde avait dû descendre du véhicule et passer par la petite entrée.

Quel con celui-là ! Sonia n’aurait pas dû le mettre dans le coup.

Toutefois dans peu de temps, tout serait fini. Il l’avait dans la peau cette Sonia et aussi dans le cœur. Les autres n’arrivaient pas à l’étourdir comme elle le faisait, même pas Brigitte qui avait pourtant de l’énergie à revendre. Mais avec vingt ans de plus que lui, quel avenir pouvait-il envisager avec elle ? Il avait eu du mal à s’en débarrasser. Après cette dernière nuit sur le voilier de Florent, il lui avait longuement expliqué qu’il ne pouvait plus la revoir avant son départ. Quelle scène, elle lui avait fait, hier, au téléphone. Heureusement qu’il ne lui avait pas donné l’adresse des Wallace.

Déjà qu’il avait dû gérer Sonia qui ne comprenait pas pourquoi il ne passait pas la première nuit avec elle. Il avait improvisé une histoire d’avarie sur un bateau, un gros chien noir à garder. Ce n’était pas très clair, mais Sonia ne l’avait pas trop interrogé, fatiguée de son voyage et de ce contre-la-montre depuis qu’elle avait foulé la terre de cette île.

Il entendit la voiture du gendarme démarrer. Ça le soulagea. Sans doute que Sonia poussait le bouchon un peu trop loin. Dans quelle galère les avait-elle entraînés ? Mais elle l’avait regardé avec ses yeux noirs de biche, lui avait promis qu’ils allaient cette fois-ci faire un bon bout de chemin ensemble. Sonia et lui, en couple ? L’idée lui fit du bien. Peut-être l’unique fois de sa vie qu’il se voyait même lui passer la bague au doigt et avoir des enfants.

Il ne remercierait jamais assez le ciel d’avoir gagné ce séjour dans cet hôtel à Miami. Un billet de tombola des écoles de Gustavia qui lui avait porté bonheur. Il avait été fou de Sonia dès qu’elle lui avait remis les clés de sa chambre à la réception. Elle avait passé toutes ses nuits avec lui durant ces vacances.

Après son départ, il avait tenté de garder le contact. Mais elle répondait peu à ses messages. Puis, il y avait eu son coup de fil il y a quelques mois. Ses regrets, sa proposition de venir à Saint-Barth le voir. Depuis lors, il n’avait pensé qu’à elle, même s’il devait se consoler dans le corps d’autres femmes. Il y avait trop de tentations ici. Un homme célibataire ne pouvait pas résister.

Sans tact, il avait donc largué la vieille Brigitte, ce n’était pas son style de courir deux lièvres à la fois… Et Sonia lui faisait courir un marathon, ce genre de femmes lui plaisait.

Ce panier oublié le tracassait, il avait conduit un gendarme jusqu’à eux. Foutus gamins. Mais à leur âge, il aurait fait la même chose. Un iPhone neuf en plus !

Ce Yves Duchâteau lui rappelait quelqu’un. Ce regard lui était familier. Peut-être était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Il l’avait probablement déjà croisé dans une rue de Gustavia.

Sonia était dans la chambre avec l’autre, en train de réaliser cette fameuse vidéo. Il fallait qu’elle l’envoie avant que ce poulet ne revienne sur ses pas…

Ils avaient toujours un sixième sens pour flairer quelque chose de louche.