Chapitre 17

« Infiniment nous cherchons un abri. Un lieu où le vent siffle moins fort. Un endroit où aller. Et cet abri est un visage, et ce visage nous suffit. »

Falaises (2005) Olivier Adam

 

 

Six décembre 2016

Trois heures moins dix du matin.

Plus une âme. Malgré tout, Harmony se sentit soulagée. Elle pouvait se vider la tête, espérer que ce mal de crâne, agissant tel un étau compressif, s’en aille. Elle déambulait dans les ruelles de Gustavia, refaisait pour la énième fois le même chemin qu’elle avait emprunté quelques heures auparavant. Les lieux devenaient presque familiers, comme si elle s’y était déjà rendue à plusieurs moments de sa vie. Pourtant, elle aurait voulu oublier ces dernières heures, les engloutir dans la catégorie des mauvais rêves. Mais tout cela était trop réel.

Rue de la place d’Armes. Elle reconnut l’endroit précis où lorsqu’elle s’était retournée, elle avait découvert Maxence. C’était bien là, car il y avait ce graffiti si visible sur un mur blanc. Un cœur entourant deux initiales additionnées. Un N plus un A qu’on avait tenté d’effacer. Son mari lui souriait et avait murmuré un « je t’aime » qu’elle avait trouvé intense. Elle fut persuadée, le connaissant, qu’il se réjouissait aussi de la voir joyeuse, pressée d’aller trouver « la robe ». Elle avait ensuite accéléré le pas, pour qu’il ne découvre pas dans quelle boutique elle allait faire son choix. Elle ne l’avait plus revu depuis.

Il était évident que dans ce dernier souvenir, elle n’était plus tout à fait sûre s’il portait ou non leur panier en osier. Parfois, elle le revoyait nonchalant, les mains dans les poches. Une autre fois, c’était plutôt le souvenir d’une main enserrant les poignées du panier. Le cerveau reconstruisait souvent les souvenirs à son bon vouloir. S’il avait les mains dans les poches, était-il possible qu’il soit retourné à la plage pour récupérer les effets oubliés ? Et qu’ensuite, il aurait succombé à la tentation de replonger dans ces eaux turquoise comme les gendarmes le prétendaient ? Elle balaya cette hypothèse.

La sensation désagréable d’être suivie la poussa à se retourner subitement. Personne. Elle attendit quelques secondes pour être tout à fait rassurée. Pas un chat, ou plutôt si, deux exactement. Un tout blanc et un roux. Ils se jaugeaient en hypertrophiant leurs muscles. Ils tournaient en rond, yeux dans les yeux en poussant leurs cris de guerre. Ces petits félins pouvaient être impressionnants. Maxence ne les appréciait guère, il se méfiait de leur côté sournois. Mais aucun être humain en vue. Elle reprit sa marche en claudiquant. Foutue cheville !

Au bout de quelques instants, elle s’immobilisa devant la boutique où quelques heures plus tôt, elle avait fait l’acquisition de sa robe argentée. La vitrine, illuminée par de nombreuses guirlandes électriques de Noël, était surréaliste, en décalage avec la douceur tropicale. Un mannequin avait été revêtu de la fameuse robe noire à fines bretelles et aux reflets brillants. La ressemblance avec celle qu’elle portait cette terrible nuit où elle rendit une visite-surprise à Steven Reardon était encore plus saisissante. Elle chancela.

Le passé, tel un boomerang, revenait toujours à celui qui l’avait lancé au loin pour l’oublier. Aurait-elle dû parler à Maxence de cet épisode tragique ? La mort de Steven et de sa soi-disant meilleure amie de fac, Megan Sutton. Une amie si sage, aux prudes manières. Avec le recul, Harmony aurait dû se méfier de son sourire, toujours en coin, peu naturel. Mais qu’est-ce que ça lui aurait apporté de raconter tout cela à Maxence ? Après tout, la police avait conclu à un banal accident de la route. Elle avait enfin rencontré l’homme de sa vie. Non, elle avait bien fait de se taire. Cela n’aurait fait que remuer la vase, apporter questionnements puis suspicions. Rien de bon !

Elle avait touché une prime d’assurance assez conséquente suite au décès de son fiancé. L’argent dormait chez elle, bien caché. Jamais elle n’y avait touché. De l’argent maudit. Elle avait déjà pensé à l’offrir à une association, comme de celles qui s’occupaient d’améliorer le sort des victimes d’accident de la route. Mais Jonathan Clark le lui avait déconseillé. Nul ne pouvait prédire de quoi était fait le futur. Il savait aussi qu’il n’était pas éternel, et que cette somme lui viendrait peut-être un jour en aide.  

Ces fiançailles, cette robe noire, cette fameuse nuit glaciale. Ces années-là, elle avait voulu les enterrer définitivement. Se marier, recommencer une nouvelle vie jusqu’à ce que la mort les sépare. Faire table rase du passé. Et bientôt, ils devaient concevoir cet enfant qui scellerait avec les liens indéfectibles du sang, leur amour.

Elle s’empêcha de sangloter, elle ne voulait pas envisager le pire. Thierry Roland et toute cette bande de gendarmes l’énervaient. Maxence allait réapparaître.

Le sac contenant la robe argentée était toujours dans sa main. Un achat onéreux qui ne lui servirait peut-être jamais. Elle la rendait en quelque sorte responsable de tous ces malheurs. Si elle ne s’était pas obstinée à vouloir l’acquérir à tout prix, peut-être que tout cela ne se serait jamais produit ? L’enchaînement des évènements, « l’effet Papillon » dont lui parlait souvent Maxence.

Elle serait demeurée tout ce temps auprès de lui. Ils auraient emprunté le même chemin, ils auraient mangé ensemble une glace avant de monter sur le bateau. Ils seraient repartis dans la suite de leur hôtel à Oyster Pond. Ils se seraient habillés tel un couple princier pour s’amuser au casino. Là-bas, ils se seraient émoustillés, seraient revenus un peu ivres dans leur chambre, se seraient jetés dessus, et auraient fait l’amour sans retenue, sans peur que les voisins ne les entendent. C’était ça aussi les vacances : s’en contreficher des autres. On ne les connaissait pas, et surtout on ne les reverrait pas.

Elle bâilla pour la première fois. L’adrénaline qui la maintenait éveillée s’était diluée. Il fallait qu’elle se repose un peu. Les recherches allaient reprendre dans moins de trois heures. Ils stopperaient à un moment ou à un autre. Ils finiraient par comprendre qu’elles étaient vaines. Alors, ils l’écouteraient enfin et admettraient leurs erreurs. Quel ton, presque ironique, ils avaient pris lorsqu’elle leur avait évoqué la possibilité d’avoir été victime de délinquants. Elle entendait encore leurs sous-entendus cinglants : « Pourquoi voudriez-vous qu’on kidnappe votre mari, êtes-vous riches ? Non, n’est-ce pas ? Sinon, vous seriez venus en avion privé et pas en ferry comme Monsieur et Madame Tout-le-Monde. Et vos métiers ? Expert-comptable, et votre mari en congé sabbatique pour écrire un livre, pas de quoi attirer l’attention. Vous ne roulez pas sur l’or. Et puis, on est à Saint-Barth, pas de criminalité chez nous. Vous lisez trop de polars ou vous regardez trop de séries TV, Madame… »

Elle ressassait leurs paroles en boucle tel un disque rayé quand elle finit par déboucher dans la rue de La République, juste en face de l’embarcadère. Une lumière tamisée émanait de l’intérieur d’un petit hôtel, le « Sunset ». Elle l’avait aperçu et l’avait même pris en photo depuis le pont supérieur du bateau. Épuisée, elle poussa la porte sans réfléchir. Sur la droite, un canapé rayé bleu et blanc semblait l’inviter à venir s’y allonger. À l’opposé, derrière un imposant comptoir en bois de l’époque coloniale, dépassait la tête blonde d’un homme vautré dans un fauteuil en cuir brun.

Le jeune réceptionniste, hypnotisé devant le nouvel écran courbé et concave, suivait un match de football du championnat anglais. Le meilleur de tous, selon lui. Manchester menait 2-1 contre Liverpool. « Quelle invention le replay ! », n’arrêtait-il pas de se convaincre à voix basse. Accro depuis son enfance au ballon rond, il ne ratait jamais une rencontre du championnat anglais. Cependant, il admettait que cela perdait un peu de cette tension dramatique que l’on pouvait ressentir en direct. Mais il ne connaissait pas le score. Pour lui, le suspense restait donc entier. Malgré l’incursion de cette femme à qui il avait jeté un salut discret, il ne semblait pas prêt à quitter son match. Il avait disposé encore plus confortablement ses pieds sur la chaise en bois, placée juste devant son fauteuil.

Le ballon finit par sortir du terrain, très loin dans les gradins, derrière le but de Liverpool. Coup de pied de but à suivre pour l’immense gardien. Rien de dangereux qui se profilait à l’horizon et l’arbitre se préparait à siffler la fin de la première mi-temps. Loïc Pirson en profita pour s’intéresser à la femme aux yeux si fatigués. Il se remit debout sur ses longues jambes d’échassier, passa machinalement une main dans ses cheveux.

— Bonsoir Madame, enfin plutôt bonne nuit. Vous êtes une cliente de l’hôtel ? 

— Non, je cherche une chambre pour le reste de la nuit. Auriez-vous quelque chose de disponible, s’il vous plaît ?

— Comme ça, tout à coup en pleine nuit, c’est bizarre…

Loïc Pirson s’interrompit, ravala sa salive. Si son patron l’avait entendu parler avec autant de familiarité, il lui aurait passé un terrible savon. Et son boss marseillais s’y connaissait en savon. Ce match lui avait fait oublier où il travaillait. Saint-Barthélémy, Saint-Barth, St Barts… People, riches, oligarques russes, service haut de gamme, dollar, caviar, langouste, champagne. Des mots qui lui donnaient le tournis. Vivement la fin de la saison pour retourner dans sa campagne profonde : vaches, prairies, ruisseau. L’authenticité. Mais, son patron n’était pas là, c’était ça qui comptait. Et, pas de caméra, elle était en panne depuis la veille. Même si elle fonctionnait, ce n’était de toute façon que des images. Il n’y avait jamais de son.

Harmony avait marqué un temps d’arrêt avant de lui répondre, se sentant presque fautive de se retrouver à errer seule au beau milieu de la nuit. 

— J’ai raté le dernier bateau. C’est trop long à vous expliquer, mais je veux juste dormir, au moins quelques heures, dans un lit.

— Vraiment désolé, Madame, mais tout est complet, et au moins jusque fin janvier.

— Je m’en doutais, merci quand même.

Harmony avait déjà enroulé sa main sur la poignée dorée de la porte, s’imaginant devoir s’allonger sur un banc public, lorsque Loïc Pirson s’égosilla derrière elle.

— Attendez ! Prenez place dans le sofa. Je vais me renseigner s’il n’y a pas une chambre de libre ailleurs. Je suppose que vous recherchez dans la même gamme de prix que les nôtres ?

Lasse, Harmony hocha la tête, signifiant par là son manque d’optimisme quant à espérer qu’on lui trouve un toit. Elle ne savait même pas dans quelle gamme de prix pouvait être cet hôtel. Elle alla s’affaler de tout son poids sur le canapé. Tout reste de pudeur s’envola. Elle qui d’habitude s’affichait toujours avec un style irréprochable, se trouva dans celui d’une clocharde : robe chiffonnée et tachée, peau recouverte de sable, cheveux emmêlés. L’ensemble, aggravé par son regard apeuré de quelqu’un qui recherchait un toit. Une douche fraîche, des vêtements propres, c’étaient les seules choses qu’elle souhaitait à l’instant. Et avant tout, qu’on retrouve rapidement son mari sain et sauf.

Ses paupières étaient tout à coup lourdes et le confort du canapé l’entraînait vers l’assoupissement. Elle devait cependant résister, attendre que le réceptionniste termine ses investigations.

Loïc Pirson venait d’effectuer le tour des rares gîtes et chambres d’hôte aux prix abordables. Tout était complet. Il lui restait à utiliser sa « dernière cartouche ». Il ôta un flyer, plié en deux, de son portefeuille. Il le déplia : la photo d’un voilier dans un coin en haut, et dans un autre en bas la photo de l’intérieur d’une cabine rangée avec soin. Il composa le numéro inscrit en grand au milieu du flyer. Un homme avec un discret accent, des « r » trop appuyés, lui répondit. Loïc réitéra sa requête plusieurs fois. À l’autre bout du fil, son interlocuteur semblait sourd. Quelques instants plus tard, il raccrocha en ajoutant « Merde, j’aurais dû m’arranger pour y être à cette putain de soirée ».

Mais il retrouva son enthousiasme, fier d’avoir trouvé quelque chose pour dépanner cette femme. Il était temps, les joueurs regagnaient le terrain et il n’avait pas envie de mettre sur pause.

— Bon, j’ai quelque chose pour vous, mais ce n’est pas une chambre d’hôtel.

— C’est-à-dire ?

— Il y a une cabine de libre sur un voilier. Ça ne vous coûtera pas trop cher, du moins pour l’île. Deux cents euros la nuit avec petit déjeuner offert.

— Dormir sur un voilier ?

— Oui, ne vous inquiétez pas. C’est quelqu’un d’ici, enfin presque. Il vit depuis quelques années sur son bateau et il loue des cabines. Comme dépannage, vous ne pouvez pas dénicher mieux. Je peux vous appeler d’autres hôtels, mais accrochez-vous, on part sur une fourchette entre huit cents et deux mille euros la nuit.

— OK, de toute façon, je suppose que je n’ai pas le choix, à part dormir à la belle étoile ou jeter l’argent par les fenêtres.

— Je vous aurai bien proposé de dormir sur le sofa, mais mon boss serait furieux s’il venait à l’apprendre. Et à six heures trente, c’est sûr il sera là. Bon, je rappelle le gars pour qu’il vienne vous chercher ?

— D’accord, répondit-elle en laissant échapper un soupir.

— Ne vous tracassez pas, il sera vite là. Vous avez de la chance, il est justement à terre. Pas loin d’ici, à une soirée privée, rajouta-t-il en réfléchissant à ce qu’il aurait préféré : être devant son match ou entouré de filles faciles et bien roulées ?

Harmony le remercia et sortit attendre son sauveur sur le trottoir. Trois mois plus tôt, en déchirant la fameuse enveloppe contenant leurs billets électroniques, comment aurait-elle pu imaginer qu’elle se retrouverait dans cette situation ? Maxence introuvable et elle attendant patiemment au beau milieu de la nuit un parfait inconnu.

À quelques mètres de là, elle crut entrapercevoir une ombre furtive qui s’effaça aussitôt. Quelqu’un l’épiait ? Elle se faisait sûrement un scénario, pourquoi la suivrait-on ?