Chapitre 25
« L’ivresse est une folie volontaire. »
Sénèque, Pensées morales, Ier siècle
Peu de temps après être remontés à bord du catamaran, Harmony ressentit la nécessité de s’isoler dans sa cabine. Étrangement, le tangage ne l’incommodait plus du tout, voire, il la berçait. Elle avait besoin de retrouver quelques instants un vase clos sécurisant.
Elle repensa à toutes ces années où elle avait vécu en solitaire avant de rencontrer Maxence. Pas de chien ni de chat, juste des poissons. Principalement, des platy et des xipho qui tournoyaient avec tranquillité dans leur aquarium rectangulaire. Quelques gros cailloux faisaient office de rochers. Elle avait aussi déposé de fausses algues violettes en plastique. Des animaux qu’on ne pouvait caresser, seulement observer. Néanmoins, ils avaient eu le mérite de l’apaiser. C’était son psychiatre, le Dr Jeffrey Smith, qui après le décès de Steven, lui avait recommandé cette acquisition. Un outil thérapeutique de plus pour l’aider à franchir le cap de cette mort brutale de son fiancé. Il avait eu raison. Même si elle ne lui avoua jamais que de cette mort elle n’en avait cure. Le cap qu’elle avait eu besoin de passer était celui d’oublier cette humiliation subie par cette trahison. Depuis combien de mois Megan Sutton et Steven Reardon couchaient-ils ensemble ? Combien de temps son corps avait-il été souillé par ce type qui jonglait entre ces deux femmes ?
Un aquarium et des poissons comme thérapie. Au début, elle trouvait cela tellement « cliché ». Toutefois, les vieux remèdes pouvaient parfois s’avérer parfaitement efficaces.
Elle avait faim. Au bout du compte, Florent se révélait être l’hôte idéal. Elle n’avait pas songé un seul instant à faire les courses pour le dîner. Son corps lui rappelait qu’elle avait sauté trop de repas depuis la veille. Une paella aux fruits de mer ! Elle n’en avait plus mangé depuis ses vacances à Miami.
La Floride… Maxence.
Las Vegas… Mariage éclair.
Leur vie simple, rien qu’à deux, à Milwaukee.
Maxence que se passe-t-il ?
Du coq à l’âne, elle se mit à penser à Brigitte. Elle semblait maintenant une toute autre personne. Depuis que sa bonne humeur l’avait abandonnée, elle paraissait plus sérieuse. La femme qu’elle devait être probablement dans sa vie officielle, une cadre respectée qui travaillait pour la marque de sacs Longchamps. Divorcée depuis trois ans, d’un époux prévisible, casanier, qu’elle rendait responsable d’avoir gâché tant d’années de sa jeunesse. Il l’avait quittée pour une autre beaucoup plus « fraîche ». Ironie du sort, il l’avait larguée le jour de leurs vingt ans de mariage et des seize ans de leur fils.
Elle trouvait toujours cela mystérieux ces coïncidences de dates dans les familles. Par exemple, un enfant voyait le jour à des moments symboliques : le jour de la mort d’un aïeul, d’un mariage. Il y avait pourtant trois cent soixante-cinq possibilités, voire trois cent soixante-six tous les quatre ans. Mais non, l’être humain s’acharnait à faire tout aux mêmes dates clés. Harmony était née un vingt-trois août et son frère avait pointé le bout de son nez également un vingt-trois août. Était-ce pour cela qu’ils avaient été si amis, si complices ?
Il était temps de remonter pour retrouver Brigitte, aux mœurs libérées, qui s’envoyait en l’air avec quelqu’un de l’âge de son fils. Toutefois, après rapide réflexion, si elle était célibataire, pourquoi devrait-elle la montrer du doigt ? À Milwaukee, elle n’aurait pas pu retourner sa veste aussi vite et approuver un tel comportement. Ces îles et leur atmosphère tropicale singulière y étaient probablement pour quelque chose. Ici tout devenait relatif. Les normes, les codes de société. Le soleil brûlait tout, et la pluie qui tombait tout à coup à seaux lavait tous les péchés.
Les pistes évoquées par les gendarmes trottaient dans sa tête. Florent, d’un ton flegmatique, ne s’était pas gêné pour les lui rappeler quelques minutes plus tôt, tout en s’affairant à préparer la table pour le repas. Un déclic, une dispute, une crise de colère auraient provoqué le départ de Maxence. L’hypothèse de « la fugue ».
Personne ne voulait envisager une disparition inquiétante. Pourtant, il ne pouvait s’agir que de ça. Pourquoi aurait-il quitté l’île alors que leur couple fonctionnait si bien ? Fonctionnait… Le terme était mal choisi, il appuyait leur thèse de fugue. Un couple fonctionnel, un mari qui s’ennuyait et qui trouva la force de tout plaquer au cours d’un fabuleux voyage dans la Caraïbe.
Leurs théories n’avaient aucun sens. Maxence l’aimait. Il n’était pas possible qu’il ait feint leur relation, et dans quel but d’ailleurs ? Florent Van Steerteghem, toujours d’une voix détachée, lui avait expliqué qu’on ne s’apercevait pas à temps que l’autre vous avait déjà abandonné. Qu’il vous avait quitté en pensées depuis des mois, voire des années. La disparition physique n’était que l’ultime étape. L’unique façon de couper réellement avec une vie dont on ne voulait plus. Florent avait ensuite continué à dresser la table avec de la jolie vaisselle en mélamine. Il poursuivit en soutenant que certains hommes n’arrivaient pas à rompre avec leur femme, en le leur avouant droit dans les yeux. Leur amour s’était éteint, mais ils n’avaient toutefois pas le courage de le dire. Ils préféraient alors disparaître sans devoir affronter l’autre.
Pire, dans de rares cas, ils aimaient encore leur conjoint, mais pour une raison qu’on ignorait, ils devaient fuir comme si leur vie en dépendait. En articulant chaque mot, Florent parlait comme s’il racontait sa propre histoire.
L’épisode de ce coup de fil étrange survenu il y a quelques mois refit surface. Sonia ! Ce prénom, elle s’en souviendrait toujours. Avait-il quelqu’un d’autre dans son cœur ? Quelqu’un qu’il n’avait pas pu oublier ? Elle avait assisté aux cinquante ans de mariage des grands-parents de son amie Shirley Connors. Dans un discours solennel, son grand-père avait proclamé que même, après cinq décennies de vie commune, la personne qui dormait à vos côtés restait une parfaite inconnue. Une étrangère avec ses secrets, des non-dits qu’elle ne révélerait jamais, qu’elle emporterait jusque dans sa tombe ou que, peut-être, elle confierait pour le repos de son âme dans une ultime confession. Certains rirent à pleine gorge, d’autres méditèrent.
Avec le recul, le souvenir de ce discours la glaça. Maxence avait-il quelqu’un d’autre dans sa vie ? Cette Sonia ?
Mais à ce stade, elle ne pouvait envisager qu’une seule théorie : « l’enlèvement ». Maxence ne roulait pas sur l’or, mais on était sur une île de riches. Il avait un look de quelqu’un de fortuné. En plus, il portait une fausse montre Rolex qu’il s’était procurée au marché noir.
Elle pensa au tristement célèbre « gang des barbares ». Une bande de criminels qui avait sévi à Paris. Maxence avait été obsédé par cette affaire. Il lui en avait parlé maintes fois. L’une des complices, une sublime fille, avait séduit la victime pour l’attirer dans un guet-apens. Ce « gang des Barbares » avait choisi ce jeune Français parce qu’il était juif et donc forcément riche. Un préjugé, mais qui allait avoir de lourdes conséquences. Car riche, il ne l’était pas et l’enlèvement avait tourné au drame. Il fut torturé à mort. Une histoire digne d’un roman noir. Le style de littérature dans lequel Maxence rêvait un jour de percer en tant qu’écrivain.
Et si Maxence, comme cette victime du « gang des barbares », avait été kidnappé pour les mêmes raisons : pour des préjugés ? Maxence, au look de riche sur une île de riches, était forcément riche… Un plus un égale deux, c’était la règle des préjugés.
Une rançon allait peut-être lui être réclamée sous peu. C’était ce qu’elle espérait. Car même si les gendarmes se mettaient à fouiller Saint-Barth de fond en comble, ils ne le retrouveraient pas au milieu d’arbustes après avoir succombé à un quelconque malaise. Si des caméras de surveillance étaient présentes sur l’île, ils devaient sans tarder en regarder les enregistrements pour trouver des indices. Bref, enquêter avec tout le sérieux que sous-entend une disparition inquiétante. Il était peut-être retenu prisonnier quelque part ?
Cette hypothèse d’enlèvement, Florent n’y était pas totalement hermétique. Calmement, il avait penché la tête sur le côté comme pour signifier « pourquoi pas ». Il avait ensuite placé les paellas quelques instants au four pour les réchauffer. Maxence, l’Amour de sa vie qu’elle avait enfin trouvé. Elle palpa son ventre plat, sans doute un rien trop musclé par ses heures de fitness, mais extrêmement tendu par l’angoisse qui la rongeait.
Maxence, je t’en prie, ne m’abandonne pas. Où que tu sois, reste fort. On l’aura notre mélange, toi et moi.
Il fallait qu’elle stoppe ses pleurs. Demeurer dans l’espoir, imaginer le meilleur pour l’attirer à elle. Elle devait affronter cette épreuve comme elle avait déjà dû en affronter d’autres dans sa vie. La première fois à l’âge de 12 ans, avec ce terrible accident de la route. La deuxième fois à vingt-deux ans, la trahison de Steven Reardon et de Megan Sutton.
Elle avait fêté ses trente-deux ans en août de cette année.
Une sorte de malédiction se répétait-elle tous les dix ans ? Ce n’était pas possible. Ce n’était que pure coïncidence. La rencontre avec Ben sur le banc, tout à l’heure, en rajouta à son stress. Cela, elle devait le camoufler à Florent du mieux qu’elle pouvait. Par chance, il y avait l’arbre qui cachait une partie du banc. Sinon qu’aurait-il imaginé ?
Lorsqu’elle regagna le cockpit, des aboiements de chiens leur parvenaient depuis la côte. Brandon Lake, l’employé du ferry dormait peut-être dans l’une de ces maisons de Corrosol. Il prétendait ne pas se souvenir de Maxence. Toutefois, elle mettrait sa main à couper qu’il mentait. Ce type, depuis le début, elle ne le sentait pas. Et pourquoi Florent était-il brutalement retourné vers l’épicerie pour regarder à travers la fenêtre ? Les gens sur cette île avaient de drôles de comportements. Mais elle n’eut plus l’occasion de réfléchir plus longuement. Brigitte avait retrouvé sa bonne humeur devant un verre frais de rosé.
— Alors Harmony, on s’impatientait ! On a commencé à s’enivrer sans toi, enfin surtout moi. Florent est une petite nature, il boit peu. Allez, sers-toi ! Paella et vin à volonté ce soir.
Ils mangèrent avec appétit. Brigitte ne laissa jamais son verre vide. Régulièrement, elle gratifiait Florent de claques amicales dans le dos. Il était tout à coup devenu un vieux pote de bistrot. À la fin de la troisième bouteille de vin, elle commença à radoter :
— Suis qu’une vieille loque, une marie-couche-toi-là, personne ne veut de moi plus d’une semaine. Cédric Deruenne est un salaud.
Mal à l’aise, Harmony tenta de la consoler et de lui prouver le contraire avec le peu d’arguments dont elle disposait. Elle positiva sa carrière, sa vie de mère, faite de sacrifices pour élever son fils. Une vie sans doute exemplaire bien qu’elle n’en savait fichtrement rien. Mais les mamans aimaient souvent entendre ça.
Lors de sa première rencontre avec Maxence, elle aussi était ivre. Mais elle ne lui avait rien raconté de compromettant, lui avait-il soutenu. Il lui avait toujours assuré qu’il l’avait raccompagnée tel un gentleman jusqu’à sa chambre. Le lendemain, elle n’avait plus pris une seule goutte d’alcool durant le reste de ses vacances. La toute première rencontre scellait la vie d’un couple. Pour preuve, la question qui revenait sans cesse était : comment vous êtes-vous connus ?
Ils avaient donc fait connaissance lorsqu’elle était saoule et déprimée. Mais les jours suivants, elle avait ressuscité dans ses bras. Toucher le fond permettait de rebondir en profitant d’un meilleur élan. Mais si, contrairement à ce qu’il lui avait toujours affirmé, elle s’était mise elle aussi à radoter pendant cet état d’ivresse. Aurait-elle pu ainsi lui évoquer Steven Reardon ? Elle supposa que non. En sachant cela, il n’aurait jamais accepté de l’épouser.
Sans transition, Brigitte parla de manière incompréhensible. Ils déchiffrèrent une injure adressée à la gent masculine : « Tous des salauds ! » Elle finit par s’effondrer sur la table. Florent s’esclaffa en penchant sa tête en arrière. Harmony apprécia son rire grave et chaleureux.
Il secoua Brigitte. Aucune réaction. Il se leva, parvint à la hisser sur son dos et à la descendre dans sa cabine. Il la projeta sur le lit tel un sac de charbon jeté au fond d’une cave. Très vite, il remonta auprès d’Harmony, pressé de fournir des explications.
— Son « french lover » l’a larguée. Le beau Cédric Deruenne n’est pas disponible ce soir. Il ne pourra pas la revoir avant son départ. Il prétend qu’il a des affaires urgentes à régler. Je me demande bien lesquelles ! Ce fainéant squatte à gauche et à droite. Actuellement, il garde une villa pendant quelques semaines. Il n’a qu’à arroser les plantes, vérifiez la couleur de l’eau de la piscine, relever le courrier et que tout soit en ordre quand les proprios écossais, les Wallace, rappliqueront. Rien ne l’empêchait de venir une dernière fois auprès d’elle. À mon avis, il est déjà passé à une autre femme.
— Ah, ce n’était pas…
— Moi, hier qui lui faisait pousser des cris à réveiller les morts. Oh, non !
— Je croyais que…
— Vous vous êtes dit, un Black donc un chaud lapin. Il doit sauter sur tout ce qui bouge, c’est dans ses gênes.
— Mais pas du tout, je n’ai jamais pensé ça. Lorsque je me suis levée, il n’y avait que vous et elle.
— Donc vous en avez conclu que c’était moi. Vous feriez un mauvais flic. Ne jamais se fier aux apparences. Il faut des preuves matérielles, des témoignages directs. Vous m’avez vu sur elle ou elle sur moi ? Vous a-t-elle dit que c’était moi ? rajouta-t-il amusé de jouer à l’enquêteur.
— Mais les faits sont les faits. Personne d’autre que vous n’était sur le bateau.
— Cédric était dans sa cabine. Il se reposait lorsque vous avez débarqué en pleine nuit. Brigitte était remontée dans le cockpit pour reprendre une bière, et d’ailleurs plus d’une. Puis, ils ont recommencé. Il s’est levé vers huit heures du matin. Il est reparti avec son kayak qui s’est même retourné. La mer était très agitée.
— Il était tout habillé ?
— Non, en maillot et ses affaires protégées dans ce type de sac étanche comme celui-ci. Très pratique, je vous le recommande. Donc, conseil de détective, ne pas se fier aux apparences.
— OK. Je m’en souviendrai. Florent, j’ai une proposition à vous faire. Je voudrais vous engager pour m’aider à retrouver mon mari.
— Ce n’est pas dans vos moyens Harmony. Je travaille pour les très, très, très riches. Et je ne baisserai pas mes tarifs pour vous, sinon ça risque de s’ébruiter. Les riches croiront que je suis dans le besoin, donc que mes affaires ne marchent plus, donc que je suis nul. Cercle vicieux.
— J’ai quelques économies. Je m’en fous de tout claquer pourvu qu’on retrouve au plus vite mon mari.
— Cinq mille euros, vous les avez ?
— Deux mille cinq cents euros pour commencer et deux mille cinq cents si vous parvenez à trouver le début d’une piste sérieuse.
— Négociatrice en plus !
— Expert-comptable, tout simplement : entrées-sorties-bénéfices.
— D’accord Harmony, mais il faut que vous enregistriez bien ceci. Rien qu’en France, cinquante mille adultes disparaissent chaque année. Quatre-vingt-quinze pour cent sont retrouvés, cinq pour cent sont portés disparus à jamais. Je ferai mon boulot à fond. Mais, quel que soit le résultat, je veux mon fric. Vous allez immédiatement me signer un contrat pour que tout soit en règle. Vous verrez, il y a même une clause de confidentialité. Et surtout, vous me virez dès que possible l’argent sur mon compte.
Et il partit fouiller dans des paperasses au fond d’un tiroir près de la cuisinière à gaz, sembla trouver ce qu’il cherchait et revint vers elle :
— Voici déjà un RIB, avec mon numéro de compte : IBAN, BIC et compagnie. Les bons comptes font les bonnes affaires. Et ici, un contrat vierge que je vais remplir et que vous signerez ensuite. Mais j’insiste, je ne garantis pas de retrouver votre mari.
— Et moi, j’ai entendu vos statistiques. Mathématiquement, j’ai beaucoup plus de chances qu’il soit retrouvé que l’inverse…
Elle prit le RIB, lui signa son contrat sans lire une seule ligne, puis le lui laissa.
Quand elle s’assit au bord de son lit, elle ressentit une profonde déception. Elle était quelque peu offusquée de la réaction de Florent. Elle aurait voulu le trouver plus « chevalier ». Un peu comme Maxence. Au lieu de cela, Florent Van Steerteghem avait immédiatement parlé de fric, de contrat, de résultat.
Ce n’était donc qu’un privé, point final. Elle ne devait pas en attendre plus, les choses étaient claires. Ce dîner entre pseudo nouveaux amis, ce vin, ces rires. Du pipeau !
Le fameux cafard fit surface. L’association de la pauvreté et la présence de vermine dans une maison délabrée avaient donné le nom à ce sentiment de tristesse et de déprime. Mais un beau voilier, propre, sans vermine pouvait aboutir au même résultat.
Elle n’avait plus qu’à essayer de dormir. Elle aurait dû suivre l’exemple de Brigitte, se noyer dans l’alcool jusqu’à se rendre ivre et tomber ensuite comme une masse.