Chapitre 37

 

« Si j’avais à choisir entre une dernière femme et une dernière cigarette, je choisirais la cigarette : on la jette plus facilement ! »

Serge Gainsbourg

 

 

— Toujours aucune nouvelle, Harmony ?

— Non, Florent, aucune. J’ai beau envoyer des mails à la même adresse, aucune réponse. Ce qui est inquiétant c’est que mon dernier message m’est revenu avec « adress not found ».

— Au fait, pourquoi dites-vous sans arrêt « ils », c’est bien une femme qui a récupéré l’argent ?

— Oui, c’est sans doute inconscient. Je ne conçois pas une femme seule, ou plusieurs, faire un truc pareil.

— Hum, un peu sexiste votre réflexion. Mais peut-être que vous avez raison. Le plus incroyable, c’est d’imaginer que votre mari ait suivi quelqu’un sous la contrainte au beau milieu de Saint-Barth. Ensuite, il a dû être séquestré quelque part sans éveiller le moindre soupçon. Même s’il y a beaucoup de touristes d’un jour, l’île est un vase clos. On finit toujours par tout savoir, certains connaissent parfois mieux que vous votre emploi du temps.

— Ils l’ont peut-être emmené ailleurs, sur Saint-Martin, vous ne pensez pas ?

— Vous avez décidément réponse à tout. Mais vous n’auriez pas dû remettre cet argent toute seule. C’était stupide !

Florent s’empêcha d’ajouter l’adjectif « volontaire ». Il n’avait aucun doute qu’elle l’avait fait exprès.

— Je me sens un peu coupable d’avoir accepté cette sortie en mer. J’aurais dû rester à l’hôtel. Ici, je ne pourrai pas avoir de ses nouvelles, je ne peux pas consulter mes mails.

— Ne culpabilisez pas, Harmony. Dans deux jours, vous vous envolez pour Milwaukee. C’était maintenant ou jamais. Je voulais vous faire ce petit cadeau. Je sais que vous n’avez pas la tête à ça. Vous verrez, ça détend. Ça remet souvent les idées en place.

Harmony ne le contredit pas. Après avoir restitué la rançon, elle avait regagné son hôtel toujours dans un taxi collectif, mais qui cette fois-là n’était pas bondé. Dans sa chambre, elle avait ôté tous ses vêtements qui l’oppressaient. Elle s’était allongée nue sur son lit, la climatisation poussée au maximum. Son malaise s’était estompé. Ensuite, ce fut une attente folle, angoissante. La femme lui avait ordonné de retourner à Milwaukee comme prévu. Elle avait hésité à appeler la gendarmerie, mais craignait des représailles envers Maxence si les ravisseurs venaient à l’apprendre. Comment avaient-ils pu savoir qu’elle possédait une telle somme ?

Elle avait espéré des nouvelles de Maxence via une nouvelle vidéo, voire fantasmé qu’il surgirait en entrant précipitamment dans leur chambre. Mais rien. Ni coup de fil ni coups frappés à la porte. Elle s’était réveillée plusieurs fois en sursaut durant la nuit, vérifiant aussitôt son téléphone. Elle avait envoyé quelques messages, exigeant une preuve qu’il soit bien en vie.

Une fois le jour levé, elle était passée à une phase compulsive, postant des emails sans arrêt.

Mais aucune réponse.

Après une ultime tentative, elle avait reçu en retour : « post mail undelivery, adress not found ».

Prise de remords, elle avait alors prévenu Florent qui n’avait toujours pas embarqué pour Saint-Martin. Il y avait eu un long silence à l’autre bout du fil. Il lui avait ensuite raccroché au nez. Elle n’avait plus osé le rappeler.

Josuah Hamlet alias Fat Boy était venu lui rendre visite avec la chienne Tempête. Il lui avait posé beaucoup de questions dont une déconcertante : « Était-elle absolument certaine qu’elle ne connaissait pas Brandon Lake, cet employé du ferry ? ».

Il avait répété sa question, lui priant de se concentrer pour essayer de se souvenir. Elle n’avait pas compris son insistance. C’était la première fois qu’elle mettait un pied dans la Caraïbe, et encore plus sur ce ferry où elle l’avait croisé. Brandon Lake avait vécu dans les Îles Vierges britanniques où un jeune Français avait disparu durant cette période. Il tentait de lier cet évènement et le kidnapping de Maxence. Harmony ne voyait aucun rapport. De plus, beaucoup de personnes se volatilisaient un peu partout dans le monde, cela ne devait être qu’une coïncidence.

Josuah était demeuré un certain temps auprès d’elle. Il avait insisté pour qu’ils dînent ensemble. Il l’avait ensuite emmenée dans une crêperie bretonne dans le petit bourg d’Oyster Pond afin de la sortir un peu de l’hôtel. Tempête était restée sans broncher dans sa chambre, la TV allumée. Josuah prétendait que ça la distrayait. Lorsqu’il l’avait récupérée, la chienne s’était montrée quelque peu réticente à quitter le lit. Elle s’était installée comme pour y dormir toute la nuit.

Florent Van Steerteghem semblait être revenu différent de son voyage de Milwaukee. En quelques jours à peine, sa peau paraissait plus claire. Mais mis à part ce changement physique, c’était son attitude lunatique qui l’intriguait. Il avait atterri, mercredi, la veille. Il n’avait pas traîné à débarquer à son hôtel. Dès qu’elle lui avait ouvert la porte de sa chambre, il ne lui avait pas caché son mécontentement. Il avait hurlé au point de la sidérer. Il l’avait traitée d’inconsciente de ne pas avoir attendu son retour pour remettre la rançon. Puis, il s’était calmé aussi soudainement que ces averses tropicales qui se déversent avec brutalité et qui ramènent aussitôt derrière elles, le beau temps. 

Elle l’avait donc trouvé versatile quand il lui avait proposé dans la foulée cette escapade en mer. Toutefois, elle avait accepté. Tuer les heures avant son départ était presque devenu vital. Enfermée la plupart du temps dans sa chambre d’hôtel, elle se morfondait, attendant son vol retour pour Milwaukee.

Le matin, Florent était venu la chercher avec son voilier Bisso na bisso à la marina Captain Oliver. En le voyant pénétrer dans la baie, il lui parut très imposant. D’autant plus, lorsqu’il s’amarra juste à côté d’un petit hors-bord. Tempête avait couru vers elle, avait voulu l’honorer en lui prodiguant quelques embrassades. Harmony avait esquivé comme elle avait pu sa langue baveuse, ce qui avait provoqué l’hilarité parmi d’autres plaisanciers qui déambulaient sur le ponton.

Maintenant, cela faisait plus de six heures qu’ils avaient laissé la marina. Florent parlait peu, très concentré derrière son gouvernail qu’il quittait rarement. La mer s’était progressivement transformée. Au plus loin que l’on puisse voir, elle avait revêtu cet aspect moutonneux, synonyme de mer agitée. Les creux s’étaient amplifiés. Le vent puissant rendait difficile la navigation à la voile. Ils venaient de laisser derrière eux un îlet inhabité d’Anguilla, Dog Island, un sanctuaire pour oiseaux. Elle s’était amusée à y prendre quelques photos.

Elle se sentait à nouveau déconnectée. C’étaient de tels moments de détente qui auraient dû normalement rythmer ses vacances avec Maxence. Plus que quelques jours à attendre et elle serait chez elle. Son mari reviendrait aussi.

Florent quitta la barre et se dirigea vers l’avant du bateau. Quelques secondes plus tard, il la héla soudainement.

— Harmony, ça vous dérange si on se prend en photo avec la mer en arrière-plan ? Une vieille tradition, j’aime garder un petit souvenir de mes clients ou clientes. Si vous êtes d’accord, je la posterai sur ma page Facebook professionnelle. Ça fait un peu de pub !

Amusée par sa proposition, elle délaissa le carré central où elle s’était mise à l’abri. Les éclaboussures étaient devenues trop importantes sur le trampoline. Par-dessus son bikini noir, elle s’était enveloppée de son paréo fleuri pour ne pas prendre froid.

Tempête n’était pas là. Harmony imagina qu’elle était partie se coucher dans la cabine de son maître ou les escaliers qui y mènent. Elle aurait voulu aller la chercher pour qu’elle fasse partie de la photo. Mais elle n’en eut pas le temps, Florent la héla à nouveau, pressé de reprendre le gouvernail.

Il l’attendait, agrippé d’une main à la filière, tenant son téléphone dans l’autre main, prêt à photographier. Elle avança avec prudence. Quand elle fut près de lui, un air anodin de vacances flotta autour d’eux, pendant quelques instants. Ils rapprochèrent un peu plus leurs visages, elle patienta avec un discret sourire qu’il effectue plusieurs « clic clic clic ».

Elle dégagea sa tête. Elle aurait voulu qu’il lui montre le résultat de ces « duoselfies », mais elle n’en eut pas l’occasion. Elle ne comprit pas, n’eut pas le temps de réagir, et encore moins de crier. Peut-être pensa-t-elle que c’était un jeu stupide, comme ces enfants qui se font peur en se poussant au bord d’une piscine.

Elle se sentit soulevée puis propulsée et tomba en arrière. L’effet de surprise fut total. Ébahie, elle regarda, le temps de sa chute, les yeux de Florent qui la fixait.

Elle toucha la surface de l’eau puis s’enfonça dans la mer agitée.