Chapitre 3
« Une suspicion de tous les instants est une garantie de survie… »
Aucune bête aussi féroce, Edward Bunker
Harmony regardait les enseignes de luxe qu’on devinait derrière les quais. Elle se souvint de ce jour de pluie, il y a six mois, pratiquement un an et demi après leur mariage, Maxence était sorti dans leur jardin sans emporter son iPhone. Un fait plutôt rare chez lui. Se séparer de son téléphone était devenu d’ailleurs exceptionnel pour presque tous les hommes et femmes de ce nouveau siècle numérique. Mais il y avait eu d’abondantes averses durant la nuit. Il voulait constater l’amplitude des dégâts sur les fleurs de son parterre ainsi que l’avancée de sa plantation de tomates qui, elles, étaient protégées sous une serre.
Son portable s’était mis à vibrer sur la table basse en verre de leur salon. Il commençait à se déplacer tel un animal perdu qui sautillait sur un territoire hostile. Un numéro avec l’area code 305 de Miami et le prénom Sonia s’étaient affichés sur l’écran devenu lumineux. Harmony qui lisait dans le canapé s’en était tout à coup saisie. Elle avait couru aussi vite qu’elle le pouvait vers la serre, assez imposante, sur laquelle dégoulinaient les eaux de pluie. Maxence l’avait lui-même construite, tout au fond du jardin, à l’endroit le plus ensoleillé.
Elle lui avait tendu le téléphone juste avant qu’il ne s’éteigne. Furtivement, il avait regardé l’écran sans décrocher. Son visage s’était figé, et reflétait un certain agacement. Mais ce fut d’un ton banal et d’une voix indifférente, peut-être trop indifférente, qu’il lui avait lancé : « Oh, encore une erreur ».
Une réponse étrange. On n’encodait pas un prénom avec un numéro si celui-ci était erroné ou ne correspondait pas à une connaissance, avait-elle tout de suite songé. Ses vieilles craintes, celles de la trahison, de l’infidélité, du mensonge, reprirent le dessus. Elle qui était pourtant persuadée de s’en être débarrassée, voilà que toutes ces peurs teintées d’angoisse devinrent incontrôlables, envahirent toutes ses pensées. Dès qu’il laissait son téléphone sans surveillance, comme lorsqu’il partait faire son jogging, elle ne se gênait pas pour fouiner dedans. Elle faisait aussitôt défiler tous ses contacts de A à Z, parcourait tous les numéros entrants et sortants récents.
Un jour, une crampe au mollet avait contraint Maxence à rentrer précipitamment. Harmony n’avait pas entendu la porte de la cuisine s’ouvrir. Maxence l’avait ainsi surprise, très concentrée, les doigts glissant sur l’écran tactile. Mais elle avait anticipé une telle situation. D’une voix neutre, elle lui avait pondu un alibi : n’était-elle pas en train de chercher les coordonnées du plombier qui s’était occupé de leur douche ? Celui qui, enfin, ne les avait pas arnaqués et avait résolu le problème. Et seul Maxence avait eu le réflexe d’encoder son nom et son numéro de téléphone. Harmony avait une fâcheuse tendance, par souci d’ordre permanent, à jeter sans réfléchir tout prospectus publicitaire. Or, lui avait-elle précisé, elle en avait absolument besoin pour le refiler à sa collègue, Dorothy Green, dont l’évier de la cuisine restait désespérément bouché. Tout ceci était véridique, ce qui rendait l’alibi crédible.
Dès que sa crampe cessa, Maxence avait pris en main son téléphone. Il lui avait retrouvé les coordonnées du plombier, Geoffrey Bowles, sans jamais - du moins elle l’espérait - comprendre sa manœuvre.
Le hasard, ou était-ce l’œuvre de leurs anges gardiens, avait fait que ce jour-là ils avaient décidé de se rendre au cinéma de leur quartier. Ils repassaient l’Odyssée de Pi de Ang Lee à l’occasion d’autres évènements culturels indiens qui avaient lieu un peu partout dans la ville de Milwaukee. Ils avaient poursuivi leur soirée sur le thème de l’Inde, en allant dîner au restaurant le Maharaja.
Une sortie exotique merveilleuse. Le film s’était révélé très émouvant, leur repas délicieux, comme pour booster leurs sentiments. Ils étaient complices, amoureux, sereins.
Elle s’était sentie à nouveau bien, en sécurité. C’était l’homme de sa vie. Elle s’était trouvée ridicule d’avoir été si suspicieuse. Maxence n’avait absolument rien à cacher. D’ailleurs plus jamais le numéro associé au prénom Sonia n’avait refait surface. Dans son répertoire, il ne subsistait que des contacts utiles : médecins, plombiers, livreurs de pizza, clubs de sport, sociétés de taxis, et aussi quelques voisins dont ils gardaient parfois le chien.
Elle avait donc cessé de l’espionner, ça devenait malsain. Elle se devait de lui faire entièrement confiance, les yeux fermés. Sinon à quoi rimaient leur engagement, leur mariage ?
Harmony regarda intensément Maxence, visiblement heureux d’être là avec elle. Il l’aimait avec passion et dévouement. Elle se sentait tellement apaisée depuis qu’ils vivaient ensemble. Elle avait assez de ses dix doigts pour compter le nombre de désaccords qu’ils avaient pu avoir. Seulement des désaccords mineurs, comme sur le choix d’un restaurant ou d’un hôtel pour une escapade le temps d’un week-end. Pas de réelle dispute, pas de ton violent. Quoique si, il y en avait eu au moins une. C’était en rapport avec son frère dont il ne voulait plus entendre parler. Et elle lui avait donné raison, même si ce fut douloureux de couper les ponts avec celui-ci.
Mais jamais, ils ne s’étaient couchés fâchés.
C’était l’un des leitmotive de Maxence, une règle permettant l’équilibre harmonieux de leur couple qu’ils formaient depuis presque deux ans.
Parfois, Harmony aurait souhaité qu’ils reçoivent un peu plus de monde ou qu’il accepte plus souvent les invitations à dîner dans le voisinage. Mais Maxence n’en était pas très friand. Il était poli avec les gens, rendait service, mais n’avait pas envie de plus.
Maxence, un homme qui appréciait le bonheur simple : un quotidien exclusivement à deux et tourné vers eux-mêmes.