95.
Sept ans et cinq mois après la chute d’Ilium : Le jour de la représentation, Harman avait à faire dans la Vallée sèche. Une fois expédié son déjeuner, il enfila sa tenue de combat et sa thermopeau, préleva une arme énergétique dans l’arsenal d’Ardis et se libre-faxa là-bas.
L’excavation du dôme de stase posthumain se poursuivait de façon satisfaisante. Comme il passait entre les gigantesques excavatrices, se bouchant les oreilles alors qu’un frelon de transport décollait pour filer vers le nord, Harman pensa non sans étonnement que huit ans et demi s’étaient écoulés depuis le jour où il avait débarqué ici en compagnie d’une toute jeune Ada, d’une Hannah encore plus juvénile et d’un Daeman immature et bedonnant, en quête d’indices susceptibles de les guider vers la Juive errante – cette femme mystérieuse qu’il avait appris par la suite à appeler Savi.
En fait, une partie du dôme de stase bleu était enfouie sous le rocher où Savi avait gribouillé des instructions censées les conduire dans son refuge du mont Erebus. Même en ce temps-là, elle savait qu’Harman était le seul humain à l’ancienne qui soit capable de déchiffrer ses griffonnages.
Les opérations se déroulaient sous la direction de Raman et d’Alcinoos. Tous deux faisaient de l’excellent travail. Harman passa en revue leur check-list pour s’assurer de la bonne répartition des équipements : le plus gros des armes énergétiques irait à Hughes Town et à Chom ; les thermopeaux devaient partir pour Bellinbad ; les rampeurs étaient promis à Oulanbat et au domaine de Loman ; la Nouvelle-Ilium avait fait une offre alléchante pour les vieux modèles de fusils à fléchettes.
Harman ne put s’empêcher de sourire. Encore une dizaine d’années, et Grecs et Troyens utiliseraient la même technologie que les humains à l’ancienne, y compris les nœuds fax. Un détachement de l’expédition de Delphes avait déjà découvert le nœud d’Olympie – la ville où se déroulaient les Jeux dans l’Antiquité, et non le mont Olympe.
Enfin, soupira-t-il intérieurement, l’essentiel était de conserver une certaine avance sur eux – et pas seulement sur le plan technologique.
C’était l’heure de rentrer. Mais Harman devait se rendre autre part avant de retrouver Ada. Il serra la main d’Alcinoos et de Raman, puis se faxa.
Il se trouvait au Golden Gâte à Machu Picchu, là où il était revenu à la vie sept ans et demi auparavant. Plutôt que d’atterrir sur le pont, il se faxa sur une crête située de l’autre côté de la vallée et dominant les ruines incas. Jamais il ne se lassait de contempler l’antique édifice, dont les globules verts étaient à peine visibles à cette distance, mais il n’était pas venu ici pour des raisons sentimentales.
Il avait rendez-vous avec quelqu’un.
Harman regarda les nuages qui filaient au-dessus de la vallée à partir de la cascade. L’espace de quelques minutes, le soleil baigna la brume de son éclat doré, et les ruines de Machu Picchu, à moitié englouties, lui apparurent comme une chaussée prolongeant celle du pont. Partout où se portait son regard, la vie gagnait sa lutte anti-entropique, triomphait du chaos et de la déperdition énergétique : l’herbe qui poussait sur les collines, la lointaine canopée perdue au sein de la brume, les condors planant sur les courants thermiques, les oriflammes de mousse sur les suspentes du pont, et même les taches de lichen couleur rouille tavelant les rochers à ses pieds.
Comme pour le distraire de ses pensées de vie et de nature, un spationef tout à fait artificiel traversa bruyamment le ciel du sud au nord, son sillage s’effilochant au-dessus des Andes. Avant qu’Harman ait pu déterminer son type et son modèle, il se réduisit à un point lumineux disparaissant à l’horizon boréal, bien au-delà des ruines, laissant derrière lui l’écho d’un bang supersonique. Ce bâtiment était trop gros pour qu’il s’agît d’un des frelons de transport partant de la Vallée sèche. Harman se demanda s’il ne s’agissait pas de Daeman, de retour de l’une des expéditions qu’il organisait avec les moravecs afin de suivre et d’enregistrer les déséquilibres quantiques, de plus en plus négligeables, entre Mars et la Terre.
Nous avons notre propre vaisseau spatial désormais, songea-t-il. Il sourit de l’orgueil qui lui avait dicté cette pensée. Sauf qu’elle lui faisait toujours chaud au cœur. Puis il se rappela que, s’ils possédaient bien un vaisseau spatial, ils ne savaient toujours pas comment en construire un.
Il espérait vivre assez longtemps pour voir se réaliser ce rêve. Cette idée lui remit en mémoire les cuves de rajeunissement des anneaux e et p, qu’ils n’avaient pas encore localisées.
— Bonjour, dit une voix familière derrière lui.
Harman leva son arme énergétique par pur réflexe, la rabaissant avant même d’avoir fini de se retourner.
— Bonjour, Prospéro, dit-il.
Le vieux mage émergea d’une niche creusée au sein de la roche.
— Tu t’es revêtu d’une tenue de combat, mon jeune ami. T’attendais-tu à me trouver armé ?
Harman sourit.
— Jamais je ne te trouverai désarmé.
— Certes, si l’on compte l’esprit comme une arme.
— L’esprit ou la duplicité.
Le mage leva ses mains veinées comme pour concéder la défaite.
— Ariel m’a dit que tu souhaitais me voir. Est-ce à cause de la situation en Chine ?
— Non, fit Harman, nous réglerons cela en temps voulu. Je souhaitais te remettre en mémoire la représentation de ce soir.
— Ah ! le théâtre…
— Tu avais oublié ? À moins que tu n’aies décidé de ne point venir ? Dans ce cas, tout le monde sera fort déçu, ta doublure excepté, bien entendu.
Prospéra sourit.
— Tous ces vers à apprendre, mon jeune Prométhée.
— Tu nous as demandé d’en apprendre bien plus.
Prospéra écarta les mains une nouvelle fois.
— Dois-je donner le feu vert à ta doublure ? interrogea Harman. Cela ferait son bonheur.
— Peut-être vais-je venir, après tout, dit le mage. Mais pourquoi ne puis-je être un simple spectateur ?
— Pour cette pièce, ta place est sur la scène. Quand nous monterons Henry IV, nous serons ravis de t’inviter à la première.
— En vérité, j’ai toujours rêvé d’interpréter sir John Falstaff.
L’écho du rire d’Harman résonna sur les falaises et les escarpements rocheux.
— Donc, je peux annoncer à Ada que tu seras des nôtres, et que tu nous rejoindras ensuite pour boire et converser en notre compagnie ?
— J’attends avec impatience de converser avec vous, déclara l’hologramme solide, mais je redoute le trac.
— Dans ce cas… je te dis merde.
Un salut de la tête, et Harman se faxa.
De retour à Ardis, il rangea son arme et sa tenue de combat, enfila un jean et une chemise, chaussa des sandales légères et sortit sur le pré nord, où on procédait aux ultimes préparatifs avant les trois coups. Des hommes accrochaient des lampions au-dessus des bancs tout neufs, des tonnelles et des buffets. Quelques volontaires passaient une dernière couche de peinture sur les décors, et un autre testait les rideaux sans se lasser.
Ada le vit et voulut le rejoindre en emmenant Sarah, leur fille de deux ans, mais celle-ci était fatiguée et se montrait grincheuse, aussi la prit-elle dans ses bras pour la conduire à son père. Harman les embrassa toutes les deux, accordant un second baiser à Ada.
Elle se retourna vers la scène et les rangées de bancs, chassa de son visage une longue mèche de cheveux noirs et dit :
— La Tempête ? Penses-tu que nous sommes prêts ? Harman haussa les épaules, puis lui passa un bras autour de la taille.
— C’était la suivante sur la liste.
— Notre étoile va vraiment descendre parmi nous ? demanda-t-elle en se collant contre lui.
Sarah geignit et changea de position afin que sa joue reposât sur les épaules de ses deux parents.
— C’est ce qu’il m’affirme, répondit Harman, qui avait du mal à y croire.
— Il aurait pu au moins venir répéter avec les autres.
— Eh bien… on ne peut pas tout avoir.
— Ah bon ? fit Ada.
Elle lui jeta le type de regard qui, huit ans plus tôt, l’avait conduit à se dire que cette femme-là était dangereuse.
Un sonie passa au ras des arbres et des maisons, fonçant vers la rivière et la ville.
— J’espère que c’était un adulte crétin plutôt qu’un des garçons, dit Ada.
— À propos de garçons, où est passé le nôtre ? Je ne l’ai pas vu ce matin et j’aurais voulu lui dire bonjour.
— Il est sous le porche, en train de se préparer à l’heure du conte.
— Ah ! l’heure du conte, dit Harman.
Il se dirigea vers la combe du pré sud où se tenait en général ce rendez-vous, mais Ada l’agrippa par le bras.
— Harman…
Il se tourna vers elle.
— Mahnmut est arrivé tout à l’heure. Il m’a dit que Moira viendrait peut-être assister à la pièce.
Il la prit par la main.
— Eh bien, c’est une bonne nouvelle… n’est-ce pas ? Ada acquiesça.
— Mais Prospéro est là, et Moira aussi, et tu m’as dit que tu avais invité Ariel, qui a certes refusé de jouer… et si Caliban débarquait, lui aussi ?
— Il n’a pas été invité, rétorqua Harman.
Elle lui étreignit la main pour lui montrer qu’elle ne plaisantait pas.
Harman lui indiqua les sites où seraient postés des gardes armés de fusils énergétiques : de part et d’autre de la scène, devant les entrées de la maison, à proximité des tonnelles et des buffets.
— Mais les enfants vont vouloir voir la pièce, insista Ada. Sans parler de ceux qui seront venus de la ville…
Harman hocha la tête sans lui lâcher la main.
— Caliban peut se TQ ici quand ça lui chante, mon amour. Il ne l’a encore jamais fait.
Elle acquiesça doucement mais resta accrochée à lui. Harman l’embrassa.
— Ça fait cinq semaines qu’Elian apprend le texte de Caliban et maîtrise ses déplacements, ajouta-t-il. Sois sans crainte : cette île est pleine de rumeurs, de bruits, d’airs mélodieux qui charment sans nuire.
— J’aimerais bien que ce soit toujours vrai.
— Moi aussi, mon amour. Mais nous savons tous deux – et toi bien plus moi – que tel n’est pas le cas. Et si nous allions voir John savourer l’heure du conte ?
Orphu d’Io était toujours aveugle, mais les parents savaient que jamais il n’irait heurter ni blesser qui que ce soit, et c’était sans la moindre restriction que huit ou neuf enfants parmi les plus téméraires d’Ardis escaladaient sa carapace pieds nus en quête d’un bon perchoir. La tradition voulait qu’ils chevauchent Orphu pour se rendre dans la combe. John, à qui ses sept ans révolus conféraient le rang d’aîné, avait pris place sur le point le plus élevé.
Le grand moravec avançait avec solennité sur ses répulseurs silencieux – une solennité que gâchaient quelque peu les gloussements de ses cavaliers et les glapissements de son escorte –, ralliant la combe depuis le perron en passant devant le vieil orme et en s’insinuant entre les buissons qui poussaient parmi les maisons neuves.
Arrivés au creux de cette combe magique, hors de vue des maisons et des parents, exception faite de ceux qui assistaient à l’heure du conte, les enfants se laissèrent choir dans l’herbe moelleuse pour s’y étendre ou s’y asseoir. Comme à son habitude, John se plaça le plus près possible d’Orphu. Apercevant son père, il lui adressa un signe de la main mais ne daigna pas aller l’embrasser. Le conte passait avant tout le reste.
Harman, toujours debout auprès d’Ada et tenant dans ses bras une Sarah qui ronflait doucement – les bras d’Ada étaient tout engourdis –, aperçut Mahnmut debout près des buissons. Il lui adressa un signe de tête, mais le petit moravec consacrait toute son attention à son vieil ami entouré d’enfants.
— Raconte encore l’histoire de Gilgamesh ! lança un gamin de six ans parmi les plus audacieux.
Le gigantesque crabe fit bouger sa carapace de droite à gauche, comme pour signifier une réponse négative.
— Cette histoire est finie pour le moment, gronda Orphu. Ce soir, nous en commençons une nouvelle.
Les enfants poussèrent des cris de joie.
— Une histoire qui s’annonce fort longue, reprit Orphu, dont le grondement paraissait rassurant même à des oreilles d’adulte.
Nouveaux cris de joie enfantins. Deux garçons s’empoignèrent et roulèrent au fond de la combe.
— Écoutez bien, dit Orphu.
Tendant habilement l’un de ses longs manipulateurs, il avait séparé en douceur les deux garnements pour les asseoir à quelque distance l’un de l’autre. Ils furent tout de suite captivés par la voix tonnante et mélodieuse du grand moravec.
Chante, déesse, la colère d’Achille, le fils de Pelée ; détestable colère, qui aux Achéens valut des souffrances sans nombre et jeta en pâture à Hadès tant d’âmes fières de héros, tandis que de ces héros mêmes elle faisait la proie des chiens et de tous les oiseaux du ciel – pour l’achèvement du dessein de Zeus. Pars du jour où une querelle tout d’abord divisa le fils d’Atrée, protecteur de son peuple, et le divin Achille.