10.
La téléportation dans l’espace de Planck – un terme inconnu de la déesse Héré – est théoriquement instantanée, mais cette expression n’a guère de sens dans un tel espace. On laisse forcément des traces en traversant les interstices dans la maille spatiotemporelle, et les dieux et les déesses, grâce aux nanomèmes et à la réingénierie cellulaire qui étaient partie intégrante de leur être, savaient suivre ces traces sans plus d’effort qu’un chasseur expérimenté, tout comme la déesse Artémis aurait traqué un cerf dans la forêt.
Héré suivit donc la piste sinueuse de Zeus dans le néant planckien, remarquant qu’il n’avait pas emprunté l’une des tresses les plus fréquentées, comme celles débouchant sur Ilium ou sur le mont Ida. Il avait gagné un autre point de l’antique terre d’Ilium.
Elle se matérialisa dans une vaste salle bien connue d’Athéné. Sur un mur, à côté d’un carquois, on apercevait la trace laissée par un arc gigantesque, et au centre de la pièce se trouvait une longue table couverte d’élégants gobelets, de bols et d’assiettes dorées.
Zeus leva vers elle des yeux étonnés ; il avait réduit sa taille à un peu plus de deux mètres afin de pouvoir s’asseoir sur une chaise et caressait derrière les oreilles un chien au museau gris.
— Seigneur, salua Héré. Comptes-tu également décapiter ce chien ?
Zeus ne daigna pas sourire.
— Peut-être le devrais-je, gronda-t-il. Ne serait-ce que par pitié. (Son front demeurait ombrageux.) Reconnais-tu cet endroit et ce chien, mon épouse ?
— Oui. C’est la demeure d’Odysseus, sur Ithaque la rude. Ce chien se nomme Argos, et c’est Odysseus qui l’a élevé dès son plus jeune âge, ne l’abandonnant que pour partir à Troie.
— Et l’animal attend toujours son retour, acheva Zeus. Mais Pénélope, elle, a disparu, ainsi que Télémaque. Les prétendants qui commençaient à se rassembler ici comme des charognards, attirés par la beauté, la richesse et les domaines de Pénélope, se sont également évanouis, à l’instar de tous les habitants de cette île, et même du monde entier, exception faite des quelques milliers que l’on trouve autour de Troie. Plus personne n’est là pour nourrir ce clébard.
Héré haussa les épaules.
— Tu pourrais l’envoyer à Ilium afin qu’il se repaisse des restes de Dionysos, ton propre à rien de fils.
Zeus secoua la tête.
— Pourquoi es-tu si cruelle avec moi, mon épouse ? Et pourquoi m’as-tu suivi ici, alors que je voulais m’isoler pour réfléchir à l’étrange rapt des peuples de ce monde ?
Héré s’approcha du dieu des dieux à la barbe blanche. Elle redoutait sa colère – entre tous les êtres, mortels et immortels, il était le seul capable de la détruire. Elle craignait de passer à l’acte, mais sa résolution n’était pas pour autant entamée.
— Très Haute Majesté, fils de Cronos, je compte m’absenter pendant quelques sols. Je ne tenais pas à ce que nous nous quittions sur une note discordante.
Faisant un pas de plus, elle toucha du doigt la ceinture d’Aphrodite dissimulée sous son sein droit. Elle sentit la pièce s’emplir soudain d’énergie sexuelle, sentit un flot de phéromones monter de son corps.
— Où vas-tu donc passer ce temps, alors qu’Olympos et Troie s’affrontent sans répit, mon épouse ? gronda Zeus.
Ses narines palpitèrent et il la fixa soudain avec attention, sans plus se soucier du chien Argos.
— Avec l’aide de Nyx, je pars dans les confins de la terre déserte pour rendre visite à Océan et à mère Téthys, qui préfèrent ce monde à notre Mars si froide, comme tu le sais bien, mon époux.
Elle fit trois pas supplémentaires, se retrouvant à portée de la main de Zeus.
— Pourquoi choisir ce jour pour leur rendre visite, Héré ? Ils se sont passés de toi pendant des siècles, depuis que nous avons dompté le Monde rouge et investi Olympos.
— J’espère mettre fin à leur éternelle querelle, dit Héré de son air le plus aguicheur. Cela fait trop longtemps qu’ils vivent séparés, que la colère qui habite leur cœur les empêche de faire l’amour. Je voulais te dire où je me rendais afin que tu ne me frappes point de ta colère divine, au cas où tu aurais mal interprété un départ clandestin pour les domaines d’Océan.
Zeus se leva. Héré sentait l’excitation qui montait en lui. Seuls les plis de sa robe divine dissimulaient son désir.
— Pourquoi se presser, Héré ?
Il la dévorait des yeux. En le voyant ainsi, Héré se remémora les caresses que lui dispensaient la langue et les mains de son frère, époux et amant.
— Pourquoi traîner, mon époux ?
— Pour aller voir Océan et Téthys, tu peux attendre demain ou après-demain, voire jamais, dit Zeus en s’avançant vers Héré. Aujourd’hui, restons donc ici pour nous perdre dans l’amour ! Viens, mon épouse…
Levant la main, Zeus balaya d’une décharge invisible les gobelets, les assiettes et les reliefs qui encombraient la table. Il arracha une tenture au mur et l’étala sur le bois brut.
Héré recula d’un pas et porta les mains à ses seins, comme si elle était sur le point de se TQ.
— Que dis-tu, seigneur Zeus ? Tu as envie de faire l’amour ici ? Dans la demeure abandonnée d’Odysseus et de Pénélope, sous les yeux de ce chien ? Et si tous les dieux nous observaient par le biais de leurs bassins, de leurs visionneurs, de leurs holomurs ? Si l’amour est ton bon plaisir, attends que je sois revenue du domaine abyssal d’Océan, et nous ferons l’amour dans ma propre chambre, dont l’habileté d’Héphaestos assure l’intimité…
— Non ! tonna Zeus. (C’était maintenant son corps tout entier qui enflait, et ses boucles grises effleuraient le plafond.) Ne te soucie pas des regards indiscrets. J’envelopperai la demeure d’Odysseus, l’île d’Ithaque tout entière, d’un nuage d’or si dense que même les yeux les plus perçants de l’univers, qu’ils appartiennent à un mortel ou à un immortel, ou même à Prospéro ou encore à Sétébos, jamais ne pourront le percer pour espionner nos ébats. Déshabille-toi !
Un nouveau geste de sa main aux doigts épais, et le bâtiment tout entier se mit à vibrer sous l’effet du champ de force et du nuage protecteur qui l’englobaient. Le chien Argos s’enfuit en courant, le poil hérissé par la décharge énergétique.
Agrippant Héré par les poignets, Zeus l’attira contre lui de sa main droite et, de la gauche, lui dénuda la poitrine sans ménagement. La ceinture d’Aphrodite tomba avec la robe tissée par Athéné, mais cela n’avait aucune importance : la densité de phéromones dans l’air était telle qu’Héré aurait pu s’y déplacer à la nage.
Zeus la souleva d’un bras et la jeta sur la tenture recouvrant la table. Heureusement, songea-t-elle, qu’Odysseus avait fabriqué celle-ci à partir de planches provenant d’un navire échoué sur les récifs de son île. Zeus lui arracha sa robe, et elle se retrouva nue. Puis il se déshabilla à son tour.
Héré avait bien souvent contemplé le divin phallus de son époux en érection, mais ce spectacle la laissait toujours le souffle coupé. Tous les dieux étaient montés comme… eh bien, comme des dieux, mais, lorsqu’il avait jadis fait d’eux des Olympiens, Zeus avait gardé pour lui les attributs les plus impressionnants. La verge dure au gland pourpre qui se pressait entre les blanches cuisses d’Héré était le seul sceptre dont le roi des dieux avait besoin pour susciter la terreur sacrée chez les mortels et l’envie chez les autres dieux, et bien qu’il l’eût exhibée trop fréquemment au goût d’Héré – ses appétits étaient à la hauteur de sa taille et de sa vigueur –, elle considérait cette partie de sa haute majesté comme sa propriété exclusive.
Cependant, au risque de récolter des bleus, Héré garda serrés ses genoux et ses cuisses.
— Tu me désires, mon époux ?
Zeus respirait par la bouche. Ses yeux étaient fous.
— Je te désire, mon épouse. Jamais femme, mortelle ou immortelle, n’a fait battre avec plus d’ardeur mon cœur et ma bite. Écarte les jambes !
— Jamais ? demanda Héré, les cuisses toujours serrées. Même la femme d’Ixion, avec laquelle tu as engendre Pirithoos, qui rivalisa avec les dieux en matière de sagesse et de…
— Non, même la femme d’Ixion, aux seins veinés de bleu, ne m’a pas fait cet effet-là.
Zeus obligea Héré à écarter les genoux et s’avança entre ses cuisses blanches, lui caressant le ventre d’un phallus brûlant de désir.
— Même pas Danaé, la fille d’Acrisios, que tu as elle aussi aimée ?
— Même pas Danaé.
Zeus se pencha sur elle pour lui lécher les mamelons, le gauche puis le droit. Il insinua une main entre ses cuisses. Elle mouillait déjà – sa propre impatience ajoutait à l’effet de la ceinture d’Aphrodite.
— Même si, par tous les dieux, les seules chevilles de Danaé auraient suffi à faire jouir tout homme normalement constitué ! ajouta-t-il.
— Elle a dû te les montrer plus d’une fois, mon seigneur, haleta Héré. Car elle t’a donné une ribambelle de fils.
Lui passant une main sous les fesses, Zeus la serra davantage contre lui. L’extrémité brûlante de son sceptre lui battait les cuisses, les baptisant de son impatience virile. Il était tellement excité qu’il n’arrivait pas à la pénétrer, tournant autour de sa vulve comme un jeune puceau. Lorsqu’il lui lâcha les seins pour se guider de la main gauche, Héré l’agrippa par le poignet.
— Me désires-tu plus que jadis Europe, la fille de Phœnix ? murmura-t-elle, impatiente.
— Oui, bien plus qu’Europe, souffla Zeus.
Il lui empoigna la main pour la poser sur son membre. Elle enserra celui-ci mais sans l’insérer en elle. Pas encore.
— As-tu plus envie de moi que jadis de Sémélé, l’irrésistible mère de Dionysos ?
— Plus que de Sémélé, oui, oui.
Il accentua l’emprise de la main d’Héré sur son membre et poussa, mais il était tellement gorgé de sang que la pénétration vira au coup de boutoir. Héré se retrouva soulevée de soixante centimètres dans les airs. Il l’attira de nouveau contre lui.
— Et plus qu’Alcmène de Thèbes, pantela-t-il, bien que ma semence, ce jour, eût engendré l’invincible Héraclès.
— Me désires-tu plus que tu n’as désiré la blonde Déméter le jour où…
— Oui, oui, bon sang, plus que Déméter.
Il écarta encore un peu plus les jambes d’Héré et, de sa seule main droite, la souleva trente centimètres au-dessus de la table. Elle ne put s’empêcher de s’ouvrir à lui.
— Me désires-tu plus que tu n’as désiré Léda le jour où tu as pris l’aspect d’un cygne pour t’accoupler à elle, lui battant les flancs de tes grandes ailes et la pénétrant de ton grand…
— Oui, oui, s’étouffa Zeus. Ferme-la, s’il te plaît.
Et il la pénétra. L’ouvrit comme un gigantesque bélier cornu aurait pu ouvrir les portes Scées si les Grecs étaient parvenus à entrer dans Ilium.
Au cours des vingt minutes suivantes, Héré manqua défaillir à deux reprises. Zeus était passionné mais non expéditif. Il prenait son plaisir avec ardeur mais retardait le moment de sa jouissance avec la retenue d’un ascète de l’hédonisme. Lorsque Héré sentit pour la deuxième fois sa conscience sombrer sous les assauts poisseux de son époux – la table de dix mètres de long vibrait et tremblait sur ses pieds, les fauteuils et les sofas se renversaient, le plafond s’effritait, l’antique demeure d’Odysseus menaçait de s’effondrer –, elle se dit : Pas question : je dois garder mes esprits quand Zeus atteindra la jouissance, sinon j’aurai déployé en vain toutes mes ruses.
Elle s’ordonna de rester lucide, bien qu’ayant déjà eu quatre orgasmes. Le grand carquois d’Odysseus tomba sur le carreau, y dégorgeant des flèches barbelées et peut-être empoisonnées, alors que Zeus parvenait au point culminant de sa passion. Il lui empoignait les fesses d’une main, exerçant sur elle une si forte pression qu’elle sentit craquer ses divines hanches, tandis que, de l’autre, il l’agrippait par les épaules, l’empêchant de glisser sur la table secouée de vibrations.
Puis il explosa en elle. Héré poussa un hurlement et, en dépit de sa résolution, perdit connaissance l’espace de quelques secondes.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle sentit sur elle la masse de son époux – pris par l’extase, il avait involontairement retrouvé sa taille de cinq mètres –, sentit sa barbe qui lui râpait les seins, le sommet de son crâne – ses cheveux étaient trempés de sueur – qui lui chatouillait la joue.
Héré leva un doigt sous l’ongle duquel l’habile Héphaestos avait inséré une aiguille et une ampoule. Faisant mine de caresser les boucles de son époux, elle souleva son ongle et lança l’injection ; à peine si on entendit un sifflement, couvert par leur souffle court et les battements de leurs cœurs.
Cette drogue s’appelait Sommeil absolu, un nom que quelques microsecondes suffirent à justifier.
En un rien de temps, Zeus ronflait en bavant sur sa poitrine malmenée.
Héré dut mobiliser toute ses divines forces pour écarter la masse de son époux, se défaire de son membre à présent mollissant et se dégager de ses bras et de ses jambes.
La robe offerte par Athéné n’était plus qu’une guenille. Héré ne valait guère mieux. Son corps était couvert de bleus et d’égratignures, ses muscles meurtris, son ventre tuméfié. Lorsqu’elle se redressa, la divine semence du roi des dieux coula le long de sa cuisse. Héré l’épongea avec ce qui restait de sa vêture.
Récupérant la ceinture d’Aphrodite, elle se rendit dans le vestiaire de Pénélope, l’épouse d’Odysseus, une pièce adjacente à la chambre où se trouvait leur grand lit conjugal, bâti à partir d’un olivier pour montant, avec des incrustations d’or, d’argent et d’ivoire, et des courroies d’un cuir rouge éclatant sur lesquelles reposaient douces peaux de mouton et riches couvertures. Des coffres au parfum de camphre posés près du bassin, Héré sortit quantité de robes – Pénélope et elle avaient à peu près la même taille, et la déesse n’avait qu’à se morpher pour ajuster les vêtements à ses mesures –, jetant finalement son dévolu sur une robe de soie couleur pêche, avec une ceinture brodée pour soutenir ses seins meurtris. Avant de l’enfiler, elle se fit couler un bain, utilisant l’eau contenue dans les chaudrons de cuivre que Pénélope avait préparée à cette fin des jours ou des semaines auparavant.
Plus tard, lorsqu’elle se fut habillée et gagna d’un pas hésitant la salle à manger, elle considéra un moment la grande carcasse nue et bronzée qui ronflait sur la table. Et si je le tuais ? se demanda-t-elle. Ce n’était pas la première fois – ni même la millième – que la reine entretenait cette idée en voyant et en écoutant son seigneur endormi. Elle savait qu’elle n’était pas la seule dans son cas. Combien d’épouses – mortelles ou divines, défuntes ou encore à naître – avaient senti cette idée leur traverser l’esprit, telle l’ombre d’un nuage sur un sol rocheux ? Si je le pouvais, est-ce que je le tuerais ? Si c’était possible, le ferais-je sans tarder ?
Mais Héré choisit de se préparer à gagner les plaines d’Ilium par téléportation quantique. Pour le moment, tout se déroulait conformément à son plan. D’un instant à l’autre, Poséidon, l’ébranleur du sol, allait pousser les Atrides à agir. Dans quelques heures, voire plus tôt, Achille serait mort – des mains d’une femme, en plus, même s’il s’agissait d’une Amazone, le talon percé par une javeline empoisonnée – et Hector isolé. Et si Achille déjouait l’attaque de l’Amazone, Athéné et Héré disposaient d’un plan de rechange. La révolte des mortels aurait pris fin lorsque Zeus se réveillerait, à condition qu’Héré le laisse émerger du Sommeil absolu : si on ne lui administrait pas l’antidote requis, il dormirait jusqu’à ce que la demeure d’Odysseus soit tombée en poussière. Mais Héré le réveillerait sans doute bien avant cela, à condition qu’elle ait atteint son but plus tôt que prévu, et jamais le seigneur des dieux ne saurait que c’était la drogue plutôt que la fatigue qui avait eu raison de lui. Qu’elle décide ou non de réveiller son époux, la guerre des hommes contre les dieux aurait pris fin, la guerre de Troie aurait repris son cours, le statu quo serait restauré et le fait voulu par Héré et ses complices serait bel et bien accompli.
Tournant le dos au fils de Cronos endormi, Héré sortit de la maison d’Odysseus – car personne, même une reine, ne pouvait se TQ à l’intérieur du champ de force érigé par Zeus –, se débattit dans la muraille d’énergie comme un nouveau-né avec sa coiffe et se téléporta à Troie, triomphante.