8.
Phobos ressemblait à une gigantesque olive couverte de poussière et striée de cannelures, pourvue d’une extrémité concave entourée de lumières. Mahnmut apprit à Hockenberry que cette concavité était un cratère baptisé Stickney et ces lumières celles de la base moravec.
Durant le trajet, Hockenberry avait eu son content de giclées d’adrénaline. Il avait vu les frelons moravecs d’assez près pour remarquer qu’aucun d’eux n’était équipé de hublots, aussi supposait-il que seul un écran vidéo lui permettrait de visualiser l’extérieur. Il avait sous-estimé la technologie des moravecs de la ceinture d’astéroïdes – à en croire Mahnmut, ces frelons étaient de fabrication rocvec. En outre, Hockenberry s’était attendu à prendre place sur une couchette anti-g ou sur un siège de navette spatiale modèle XXe siècle, avec sangles et ceinture de sécurité.
Or, il n’y avait pas la moindre couchette dans l’habitacle. Pas plus qu’un quelconque support, d’ailleurs. Hockenberry et le petit moravec semblaient flotter dans l’air, enveloppés par des champs de force invisibles. Ils étaient entourés de toutes parts par des hologrammes – à moins qu’il ne s’agisse de projections tridimensionnelles d’un réalisme saisissant. Non seulement ils étaient posés sur des sièges invisibles, mais, en outre, ceux-ci, et leurs corps avec, flottaient apparemment à plusieurs milliers de mètres d’altitude lorsque le frelon franchit le Trou à toute allure pour s’élancer vers le ciel au-dessus d’Olympus Mons.
Hockenberry hurla.
— L’affichage vous dérange ? s’enquit Mahnmut. Hockenberry hurla de plus belle.
Le moravec pianota sur des contrôles holographiques qui venaient d’apparaître comme par magie. Le panorama qui se déployait à leur nadir se réduisit jusqu’à devenir un écran de télé géant incrusté dans un sol métallique. Mais il resta le même tout autour d’eux : le sommet d’Olympus Mons, enveloppé dans ses champs de force – des lances d’énergie frappant le frelon et rebondissant sur son propre champ de force –, le ciel martien qui virait du bleu au rosé, puis au noir, et voilà que le frelon émergeait de l’atmosphère et tournait sur lui-même, de sorte que le grand orbe martien sembla envahir les hublots virtuels.
— C’est mieux, bredouilla Hockenberry.
Il cherchait toujours à s’accrocher à quelque chose. Le champ de force sur lequel il était assis ne lui résistait pas, mais il ne semblait pas non plus disposé à le lâcher.
— Doux Jésus !
Le vaisseau venait de mettre les gaz à l’issue d’un virage à cent quatre-vingts degrés. Phobos semblait peser de toute sa masse au-dessus de leurs têtes.
Il n’y avait pas un bruit. Pas un murmure.
— Je vous demande pardon, dit Mahnmut. J’aurais dû vous avertir. Ce que vous apercevez à l’arrière, c’est Phobos. La plus petite des deux lunes de Mars, d’un diamètre d’une vingtaine de kilomètres… encore qu’il ne s’agisse pas à proprement parler d’une sphère, comme vous pouvez le voir.
— On dirait une patate qui aurait servi de jouet à un chat, bafouilla Hockenberry. (La lune s’approchait à grande vitesse.) Ou alors une olive géante.
— Une olive, oui, opina Mahnmut. C’est à cause du cratère à cette extrémité. Il s’appelle Stickney – du nom de l’épouse d’Asaph Hall, Angeline Stickney Hall.
— Qui était… Asaph… Hall ? articula Hockenberry. Un astronaute… ou bien un cosmonaute… ou alors ?…
Il avait trouvé quelque chose à quoi s’accrocher. Mahnmut. Apparemment, le petit moravec supportait de bonne grâce qu’on lui empoigne ses épaules de métal et de plastique. L’écran arrière s’emplit de flammes lorsque s’activa une tuyère quelconque. Hockenberry réussissait tout juste à maîtriser ses claquements de dents.
— Asaph Hall était un astronome travaillant à l’observatoire de la Marine des États-Unis d’Amérique, sis à Washington, D.C., déclara Mahnmut sur le ton de la conversation.
Le frelon piquait du nez. Et tournait de nouveau sur lui-même. Phobos et le cratère Stickney emplirent l’un des holohublots, puis tous les autres.
Hockenberry était sûr que leur appareil allait se crasher et qu’il serait mort dans moins d’une minute. Il fouilla sa mémoire en quête d’une prière apprise pendant son enfance – et au diable son agnosticisme affiché ! –, mais il ne trouva que la célèbre rengaine qui commençait par « Avant de m’endormir ce soir…»
Cela lui parut approprié. Autant faire avec.
— Hall a découvert les deux lunes de Mars en 1877, disait Mahnmut. À ma connaissance, on n’a jamais su si Mrs. Hall était ravie ou nom de voir son nom donné à un cratère. Certes, il s’agissait de son nom de jeune fille.
Hockenberry comprit soudain pourquoi ils allaient s’écraser et mourir. Personne ne pilotait cette putain de machine. Ils étaient les seuls occupants du frelon et les seuls contrôles – réels ou virtuels – qu’avait manipulés Mahnmut étaient ceux des images holographiques. Il envisagea brièvement de reprocher sa négligence au petit robot, mais vu que le cratère Stickney occupait maintenant la totalité des hublots avant et se rapprochait à une vitesse irrépressible, Hockenberry préféra ne rien dire.
— C’est une lune des plus étranges, poursuivait Mahnmut. Un astéroïde capturé, en fait – tout comme Deimos, évidemment. Tous deux présentent cependant des différences notables. Phobos tourne à une altitude de six mille kilomètres environ – elle frôle l’atmosphère martienne, ou quasiment – et, si personne ne fait rien, elle s’écrasera sur la planète dans quatre-vingt-trois millions d’années environ.
— À propos de s’écraser…
C’est alors que le frelon ralentit pour se mettre à flotter au-dessus du cratère illuminé, y descendit en douceur et se posa à proximité d’une structure complexe faite de dômes, de poutrelles, de grues, de bulles jaunes lumineuses, de coupoles bleues, de flèches vertes, de véhicules en mouvement et de plusieurs centaines de petits moravecs s’affairant dans le vide. Un atterrissage si impeccable qu’Hockenberry ne le perçut que par l’entremise des vibrations dans le métal et le champ de force.
— Enfin de retour chez soi ! s’exclama Mahnmut. Enfin, ce n’est pas vraiment un chez-soi, mais… faites attention à votre tête en sortant. Cette porte est un peu basse pour un humain.
Avant qu’Hockenberry ait pu émettre un commentaire ou un hurlement, la porte s’était ouverte et tout l’air contenu dans l’habitacle s’était échappé dans le vide spatial.
Hockenberry, qui avait consacré ses études et sa vie aux lettres classiques, n’avait que peu de connaissances scientifiques, mais il avait vu en son temps suffisamment de films de science-fiction pour savoir quelles étaient les conséquences d’une soudaine décompression : les yeux qui enflent jusqu’à devenir gros comme des pamplemousses, les tympans qui explosent en geysers de sang, l’épiderme et les tissus qui se dilatent, se réchauffent et se déchirent, le vide spatial n’offrant aucune résistance aux pressions internes de l’organisme.
Il ne se produisit rien de tel.
Mahnmut s’arrêta sur la rampe.
— Vous venez ? demanda le petit moravec d’une voix de casserole.
— Pourquoi ne suis-je pas mort ? s’enquit Hockenberry.
Il avait l’impression d’être enveloppé dans une feuille d’emballage à bulles.
— C’est votre siège qui vous protège.
— Mon siège ? (Hockenberry jeta autour de lui un regard circulaire, sans distinguer quoi que ce soit.) Vous voulez dire que je dois rester assis sans bouger sous peine de mort ?
— Non, fit Mahnmut sur un ton amusé. Vous pouvez sortir. Le champ de force du siège vous suivra. Il a déjà pris en charge votre régulation thermique, votre nettoyage osmotique et le recyclage de votre oxygène – ce qui vous accorde trente minutes de marge –, sans parler de la pressurisation de votre environnement.
— Mais le… le siège… fait partie du vaisseau, dit Hockenberry en se levant, sentant une bulle invisible suivre ses mouvements. Comment puis-je sortir du frelon ?
— En fait, c’est plutôt celui-ci qui fait partie du siège. Ayez confiance. Mais avancez avec prudence. Ce scaphe vous conférera un certain poids une fois que vous aurez gagné la surface, mais la gravité de Phobos est si faible qu’un simple coup de talon vous permettrait d’atteindre la vitesse de libération. Et Thomas Hockenberry pourrait dire adios à Phobos.
Hockenberry se figea en haut de la rampe pour se cramponner au montant métallique de la porte.
— Mais venez donc, lui dit Mahnmut. Ni le siège ni moi-même ne vous laisserons filer. Allons faire un tour là-dedans. Il s’y trouve d’autres moravecs qui souhaitent vous parler.
Après avoir laissé Hockenberry en compagnie d’Asteague/Che et des autres intégrateurs du Consortium des Cinq Lunes, Mahnmut sortit du dôme pressurisé pour aller se promener dans le cratère Stickney. La vue était époustouflante. Le grand axe de Phobos était constamment pointé sur Mars et les ingénieurs moravecs l’avaient ajusté afin que la planète rouge se trouve toujours au-dessus de Stickney, emplissant la quasi-totalité du ciel encadré par les parois du cratère. La petite lune effectuait une rotation toutes les sept heures – le temps qu’il lui fallait pour tourner autour de Mars –, de sorte que le gigantesque disque rouge, aux océans bleus et aux volcans blancs, se mouvait doucement au-dessus d’elle.
Il trouva son ami Orphu d’Io à quelques centaines de mètres d’altitude, parmi le fouillis de grues, de poutrelles et de câbles reliant le vaisseau terrien au cratère de lancement. Moravecs configurés pour le vide spatial, robots ingénieurs, rocvecs chitineux et superviseurs callistans s’affairaient sur le bâtiment et les poutrelles, évoquant une armée de pucerons scintillants. Les faisceaux des projecteurs et les rayons des torches balayaient la coque noire du gigantesque spationef. Des geysers d’étincelles jaillissaient des batteries d’autosoudeurs. Non loin de là, nichée dans les mailles de son berceau métallique, se trouvait La Dame noire, le sous-marin européen de Mahnmut. Quelques mois plus tôt, les moravecs avaient récupéré son épave dans sa cachette, une grotte sur la côte de la mer de Téthys, et l’avaient acheminée sur Phobos au moyen de remorqueurs spatiaux pour effectuer sur elle une série de réparations et de modifications, de façon à rendre le vaillant sous-marin opérationnel pour sa mission sur Terre.
Mahnmut trouva son ami cent mètres au-dessus du sol, courant le long des câbles d’acier sous le ventre du vaisseau. Il le contacta sur leur ligne privée de naguère.
— Est-ce Orphu que j’aperçois là ? L’Orphu qui fut de Mars, et aussi d’Ilium, mais aussi et surtout d’Io ? Est-ce bien cet Orphu ?
— Lui-même, répondit Orphu.
Qu’elle fût transmise par radio ou par faisceau cohérent, la voix grondante d’Orphu frisait le subsonique. Activant les tuyères de sa carapace, le grand moravec franchit d’un bond les trente mètres qui le séparaient de la poutre où se perchait Mahnmut. Il s’accrocha à quelques mètres de lui au moyen de l’un de ses manipulateurs.
Il existait des moravecs plus ou moins humanoïdes : Asteague/Che, les moravecs de la ceinture et Mahnmut lui-même – à condition de forcer le trait. Orphu n’était pas du nombre. Conçu et façonné pour travailler dans le tore de plasma d’Io, exposé aux tempêtes irradiantes, magnétiques et gravitationnelles de l’espace jovien, il mesurait cinq mètres de long sur deux de haut, au bas mot, et ressemblait un peu à une grosse limule à laquelle on aurait greffé des pattes supplémentaires, des grappes de capteurs, des tuyères et des manipulateurs quasiment équivalents à des mains, et pourvue d’une carapace aussi ancienne que vérolée, si souvent réparée et ravaudée qu’on aurait juré qu’elle tenait grâce au mastic à carrosserie.
— Mars tourne-t-elle toujours au-dessus de nous, mon ami ? gronda Orphu.
Mahnmut leva la tête vers le ciel.
— Oui. Elle ressemble à un gigantesque bouclier rouge. J’aperçois Olympus Mons qui émerge du terminateur.
Le petit moravec hésita un instant, puis reprit :
— J’ai été navré d’apprendre que la dernière opération avait échoué. Sincèrement désolé.
Orphu agita quatre de ses membres articulés.
— Aucune importance, mon ami. À quoi servent des yeux organiques quand on dispose d’un imageur thermique, de petits spectrographes de masse sur les genoux, de deux systèmes radar calibrés, d’un sonar et d’un cartographe laser ? Ces merveilleux organes sensoriels ne sont aveugles qu’aux détails superflus, telles la planète Mars et les étoiles du ciel.
— Oui, fit Mahnmut. Mais je suis néanmoins navré.
Son ami avait perdu ses nerfs optiques organiques à l’issue de leur première rencontre avec un dieu olympien en orbite martienne – celui-ci avait pulvérisé leur spationef et leurs deux coéquipiers, et il avait bien failli les détruire, eux aussi. Orphu avait de la chance de s’en être tiré vivant et réparable, Mahnmut le savait bien, mais quand même…
— As-tu livré Hockenberry ? gronda Orphu.
— Oui. Les intégrateurs primes sont en réunion avec lui.
— Sacrés bureaucrates, commenta l’Ionien. Tu veux aller voir le vaisseau de plus près ?
— Bien sûr.
Mahnmut sauta sur l’armure d’Orphu, s’y agrippa avec la plus solide de ses pinces et tint bon tandis que le moravec poids lourd, quittant la poutrelle d’un bond puissant, montait le long de la coque du vaisseau pour en faire le tour. Ils se trouvaient mille mètres au-dessus du sol et, pour la première fois, Mahnmut prit conscience de la taille du vaisseau terrien, qui ressemblait à un dirigeable gonflé à l’hélium attendant de lever l’ancre. Il était au moins cinq fois plus volumineux que le spationef à bord duquel, plus d’une année standard auparavant, quatre moravecs avaient rallié Mars depuis l’espace jovien.
— Impressionnant, non ? dit Orphu.
Cela faisait plus de deux mois qu’il travaillait sur ce chantier avec les ingénieurs du Consortium des Cinq Lunes.
— Il est gros, commenta Mahnmut. (Percevant la déception d’Orphu, il ajouta :) Et il est assez beau dans son genre – un bibendum bricolé par des balourds, boursouflé et bulbeux.
Orphu partit de son rire de basse – comme à son habitude, Mahnmut pensa aux répliques d’un tremblement de glace sur Europe, ou à celles d’un tsunami.
— Abus d’allitérations ânonnées par un astronaute angoissé, répliqua-t-il.
Mahnmut haussa les épaules, s’en voulut en pensant que son ami ne verrait pas ce geste, puis comprit qu’il se trompait. Le nouveau radar qui équipait le grand moravec percevait tout excepté les couleurs. À en croire Orphu, il lui permettrait même de capter les changements d’expression d’un visage humain. Ce qui nous sera fort utile si Hockenberry est du voyage, songea Mahnmut.
Comme s’il lisait dans ses pensées, ou dans ses banques de mémoire, Orphu déclara :
— J’ai beaucoup réfléchi à la tristesse humaine ces derniers temps, et à la façon dont elle diffère de nos réactions de moravecs.
— Oh ! non, fit Mahnmut, tu as encore lu ce Français.
— Proust. « Ce Français » s’appelle Proust.
— Je sais. Mais pourquoi insistes-tu ? Tu sais bien que la lecture des Souvenirs des choses passées(1) te plonge toujours dans la dépression.
— Le titre exact est À la recherche du temps perdu, corrigea Orphu d’Io. Je relisais le chapitre intitulé « Le Chagrin et l’Oubli ». Tu te souviens de ce passage : Albertine vient de mourir et Marcel, le narrateur, s’efforce en vain de l’oublier.
— Formidable, railla Mahnmut. Voilà qui a dû te remonter le moral. Dans le même registre, je pourrais te prêter Hamlet.
Orphu fit mine de n’avoir rien entendu. L’altitude qu’ils avaient atteinte leur permettait d’embrasser du regard la totalité du vaisseau et d’entrevoir le paysage extérieur au cratère Stickney. Mahnmut savait qu’Orphu était capable de se balader sans problème dans l’espace interplanétaire, mais il se sentait inquiet à l’idée qu’ils puissent échapper à l’attraction de Phobos et dériver loin de la base Stickney – le danger même dont il avait averti Hockenberry.
— Pour couper tout lien avec Albertine, poursuivit Orphu, le malheureux narrateur doit parcourir sa mémoire et sa conscience, et affronter toutes les Albertine – celles de son souvenir, mais aussi celles qui ont suscité en lui désir et jalousie –, toutes ces Albertine virtuelles qu’il a créées mentalement lorsqu’il se demandait si elle n’allait pas voir d’autres femmes en douce. Sans parler de toutes les Albertine de son désir : la jeune fille qu’il avait à peine connue, la femme qu’il avait conquise sans pouvoir la posséder, la femme dont il avait fini par se lasser.
— Se lasser, c’est le mot.
Bien qu’ils aient communiqué par le biais d’une liaison radio, Mahnmut s’efforça d’exprimer au mieux la fatigue qu’il ressentait.
— Et ce n’est pas fini, reprit Orphu sans paraître comprendre – mais peut-être s’en fichait-il. Pour progresser dans son chagrin, le pauvre Marcel – le personnage-narrateur a le même prénom que l’auteur, tu sais… minute ! tu as bien lu ce livre, n’est-ce pas, Mahnmut ? Tu m’as assuré que tu l’avais lu l’année dernière, quand nous voyagions vers le système intérieur.
— Je l’ai… parcouru, dit le moravec d’Europe.
Même les soupirs d’Orphu frisaient le subsonique.
— Bon, ainsi que je le disais, avant de pouvoir renoncer à Albertine, ce pauvre Marcel doit affronter non seulement cette légion d’Albertine issues de sa conscience, mais aussi tous les Marcel ayant perçu toutes ces Albertine : ceux qui l’avaient désirée par-dessus tout, les Marcel fous de jalousie, les Marcel indifférents, les Marcel dont le jugement était aveuglé par le désir, les…
— Où veux-tu en venir, si tu veux en venir quelque part ? Depuis un siècle et demi standard, Mahnmut s’intéressait exclusivement aux sonnets de Shakespeare.
— Je veux en venir à l’extraordinaire complexité de la conscience humaine.
Orphu fit tourner sa carapace de cent quatre-vingts degrés et activa ses tuyères, et ils regagnèrent l’abri tout relatif du cratère Stickney, du chantier et du vaisseau. Mahnmut tordit son petit cou pour jeter un coup d’œil à Mars pendant la manœuvre. Bien qu’il sût qu’il s’agissait d’une illusion, la planète lui parut plus proche. Olympus Mons et les volcans de Tharsis étaient presque hors de vue, Phobos survolant à présent une autre partie de la surface.
— T’es-tu jamais demandé en quoi notre chagrin différait de celui que pouvait éprouver Hockenberry ? Ou encore Achille ? demanda Orphu.
— Pas vraiment. Apparemment, Hockenberry est autant affecté par le caractère incomplet de sa mémoire que par l’absence de son épouse, de ses amis, de ses étudiants, et cætera. Mais qui saurait dire ce que ressent un être humain ? Et Hockenberry n’est qu’un être humain reconstitué – quelqu’un l’a reconstruit à partir de son ADN, de son ARN, de ses livres et de quelque programme d’extrapolation. Quant à Achille… quand il a du chagrin, il sort de sa tente et va tuer un homme. Voire plusieurs.
— J’aurais bien aimé assister à son assaut contre les dieux, durant le premier mois de la guerre, dit Orphu. D’après la description que tu en as faite, c’était un véritable carnage.
— En effet. J’ai verrouillé tout accès aléatoire à ces fichiers de ma mémoire non-organique tellement ils étaient traumatisants.
— Voilà qui m’amène à un autre élément de ma réflexion proustienne. (Ils se posèrent sur la coque supérieure du vaisseau et le grand moravec enfonça des micropitons dans la couche d’isolant.) Nous avons recours à notre mémoire non organique lorsque notre mémoire neurale nous paraît douteuse. Les êtres humains n’ont que ce système de stockage imparfait régi par la neurochimie. Toutes les données dont ils disposent sont subjectives et colorées par l’émotion. Comment peuvent-ils se fier à leurs souvenirs ?
— Je ne sais pas, dit Mahnmut. Si Hockenberry nous accompagne sur Terre, peut-être pourrons-nous observer son esprit en action.
— Je ne pense pas que nous aurons le loisir d’avoir des entretiens approfondis avec lui. Il y aura une phase initiale à forte accélération, une phase finale à décélération encore plus forte, sans parler de l’équipage pléthorique : trois douzaines de moravecs des Cinq Lunes et un millier de soldats rocvecs.
— Ce coup-ci, on sera prêts à tout, hein ?
— J’en doute. Ce vaisseau transporte assez d’armes pour réduire la Terre en cendres. Cependant, nos plans ont tendance à négliger l’élément de surprise.
Mahnmut sentit un malaise qui lui était familier : il l’avait déjà éprouvé en apprenant que le vaisseau les conduisant vers Mars était armé.
— T’arrive-t-il de pleurer Koros III et Ri Po comme ton narrateur Proust pleure ses morts ? demanda-t-il à l’Ionien.
L’une des antennes radar d’Orphu s’orienta vers le petit moravec, comme pour déchiffrer son expression de la même façon qu’elle aurait déchiffré celle d’un humain. Sauf que Mahnmut était totalement inexpressif, bien entendu.
— Pas vraiment, répondit Orphu. Nous ne les connaissions pas avant la mission et, durant le voyage, nous n’avons pas occupé le même compartiment qu’eux. Et puis Zeus nous… nous a eus. Ce n’étaient pour moi que des voix dans les circuits com, même s’il m’arrive parfois d’accéder à ma mémoire nono pour voir leurs images… pour honorer leur souvenir, je pense.
— Oui, fit Mahnmut.
Il faisait la même chose.
— Sais-tu ce que disait Proust à propos de la conversation ? Mahnmut réprima un soupir.
— Quoi donc ?
— Il disait : « Quand nous causons avec un autre, ce n’est plus nous qui parlons ; nous nous modelons alors à la ressemblance des étrangers et non d’un moi qui diffère d’eux. »
— Donc, quand je cause avec toi, enchaîna Mahnmut sur leur ligne privée, je me modèle à la ressemblance d’une limule de six tonnes à la carapace cabossée, aux pattes multiples et aux yeux absents ?
— Tu peux toujours espérer y parvenir, gronda Orphu d’Io. Mais il faut vouloir saisir plus qu’on ne peut étreindre.