62.
Harman avait survécu à la noyade. Il ne tarderait pas à le regretter.
Le liquide doré qui coulait dans le cabinet de cristal était hyper-oxygéné. Dès que ses poumons s’en emplirent, le gaz circula jusque dans ses bronches et fut réintroduit dans son système sanguin. Cela suffit pour faire battre son cœur – ou plutôt pour le faire repartir, car il avait cessé de fonctionner pendant trente secondes – et pour maintenir son cerveau en vie… engourdi, terrorisé, apparemment déconnecté de son corps, mais en vie. Il ne pouvait toujours pas respirer, son instinct lui hurlait qu’il avait besoin d’air, mais l’oxygène arrivait dans son organisme.
Ouvrant les yeux à grand-peine, il découvrit un tourbillon de mots et d’images, ceux-là se comptant par millions et celles-ci par milliards, qui attendaient de naître dans son cerveau. Il avait vaguement conscience de la vitre hexagonale du cabinet de cristal et d’une tache floue par-delà sa surface, Moira, Prospéra ou peut-être Ariel, mais tout cela n’avait aucune importance.
Il cherchait toujours à respirer normalement. Si le liquide doré ne l’avait pas à moitié anesthésié – procédure normale avant le transfert –, ce réflexe l’aurait entraîné dans la mort ou dans la folie.
Et le cabinet de cristal avait d’autres méthodes pour le rendre fou.
L’information commença à se déverser en lui. Une information provenant de millions de livres, aux dires de Moira et de Prospère. Des mots, des idées, nés d’un million d’esprits morts depuis des siècles, dont chacun évoquait d’autres esprits pour étayer argumentations, réfutations, adhésions enthousiastes, révisions déchirantes et rébellions farouches.
L’information se déversait en lui, et jamais il n’avait vécu une telle expérience. Il avait appris à lire au prix de plusieurs années d’efforts, devenant le premier humain à l’ancienne depuis des siècles à avoir la capacité de déchiffrer les signes contenus dans les livres moisissant sur les rayonnages du monde. Mais les mots coulaient dans son esprit de façon linéaire, au rythme d’une conversation pondérée, car Harman entendait toujours une voix – qui n’était pas la sienne – les prononcer à mesure qu’il les découvrait. Le siglage constituait une méthode d’absorption plus rapide mais moins efficace – la fonction nanotech convoyait les données jusqu’au cerveau, comme des boulets de charbon tombant dans une trémie, mais on était privé du contexte comme du plaisir de la lecture. Chaque fois qu’Harman siglait un nouveau livre, c’était pour constater que, s’il avait bien acquis des données, il n’avait pas pour autant assimilé toutes les nuances du texte. Il n’entendait pas de voix durant ce processus, et il se demandait souvent si celui-ci n’avait pas été conçu à l’origine pour que les humains à l’ancienne de l’Ère perdue puissent absorber de l’information à l’état brut, des séries de données prédigérées. Il ne servait à rien de sigler un roman ou une pièce de Shakespeare. La première pièce shakespearienne qu’Harman eût rencontrée était Roméo et Juliette, une œuvre aussi poignante qu’étonnante, et, avant de l’avoir lue, il ignorait jusqu’au concept de théâtre – la seule forme de spectacle accessible à ses contemporains n’était autre que l’épopée du turin, dont ils ne disposaient que depuis moins de dix ans.
Si la lecture était un flot lent et linéaire, et le siglage une sorte de titillation mentale laissant derrière elle un résidu d’information, ce cabinet de cristal était…
La Pucelle me prit sur la Lande Où je dansais allègrement, Elle me mit dans son Cabinet Et le Ferma d’une Clé dorée.
L’information reçue par Harman ne pénétrait ni par ses yeux, ni par ses oreilles, ni par l’un quelconque des sens que la nature avait conçus pour convoyer les données jusqu’au cerveau et au système nerveux. Elle ne se communiquait pas non plus à lui via le toucher, bien que les milliards de milliards de composants élémentaires contenus dans le liquide doré se soient insinués par tous les pores de sa peau puis toutes les cellules de ses tissus.
L’ADN, ainsi qu’il le savait à présent, aime bien le modèle de la double hélice. C’est pour toutes sortes de raisons que l’évolution a sélectionné la double hélice pour transporter la plus précieuse de ses cargaisons, la principale étant qu’il s’agit de la façon la plus efficace d’assurer la libre circulation de l’énergie – dans les deux sens – à mesure que celle-ci détermine la structure, les liaisons, la forme et la fonction de ces usines moléculaires que sont les protéines, l’ADN et l’ARN. Un système chimique évolue toujours vers le plus faible niveau d’énergie libre, et l’énergie libre est à son niveau le plus faible lorsque deux brins de nucléotides complémentaires forment une double hélice.
Mais les posthumains qui avaient reconfiguré le génome de la lignée d’humains à l’ancienne à laquelle appartenait Harman étaient intervenus sur un pourcentage sensible de l’ADN redondant de cette espèce décantée. À la place d’un ADN-B dextrogyre, les posthumains avaient mis en place des doubles hélices d’ADN-Z lévogyre d’environ deux nanomètres de diamètre. Ils utilisaient ces cellules comme pierres angulaires pour former des assemblages plus complexes, comme des doubles hélices entrecroisées, par exemple, tissant avec ces brins des cages à protéines totalement étanches. Dans ces milliards de milliards de cages à protéines présentes dans les os, les fibres musculaires, les viscères, les testicules, les orteils et les follicules d’Harman, on trouvait des macromolécules réceptrices et organisatrices au service d’amas encore plus complexes d’unités nanoélectroniques de stockage de mémoire organique.
Le corps d’Harman – jusqu’à la dernière de ses cellules – dévorait le million de volumes de la bibliothèque du Taj Moira.
Ce Cabinet est fait en Or,
En Nacre, en Cristal éclatant ;
Il s’ouvre au-dedans sur un Monde,
Et sur une exquise petite Nuit de Lune.
C’était un processus douloureux. Très douloureux. Flottant entre deux eaux comme une carpe morte dans le liquide doré du cabinet de cristal, Harman éprouvait une sensation similaire à celle que procure un membre engourdi qui revient peu à peu à la vie, au prix de milliers de picotements. Mais ce n’était pas l’un de ses membres qui était ainsi affecté. Toutes les cellules de son corps, dans toutes les parties de son corps, toutes les molécules de ces cellules, du noyau à la membrane plasmique, réagissaient au flot de données circulant le long des circuits d’ADN de Yan-Shen-Yurke qui irriguaient la totalité de l’organisme de l’être dénommé Harman.
La douleur que ressentait celui-ci était inimaginable, incoercible. Il ne cessait d’ouvrir la bouche pour hurler, mais comme il n’y avait pas d’air dans ses poumons, ni dans le milieu où il baignait, ses cordes vocales vibraient en vain dans l’or liquide où il s’était noyé.
Les nanoparticules métalliques, les nanotubes de carbone et les systèmes nanoélectroniques encore plus complexes présents dans son corps et dans son cerveau, et ce avant même sa naissance, réagirent à ce courant par une série de polarisations, de rotations et de réajustements tridimensionnels, puis entreprirent de traiter et de stocker l’information, chacune des passerelles d’ADN de ses milliards de cellules entamant une procédure ayant pour but d’enregistrer cette information dans l’architecture ADN de sa structure la plus importante.
Harman entrevit le visage de Moira collé au verre, tenta de déchiffrer l’expression des yeux de Savi distordus par la paroi : l’angoisse ? le remords ? la simple curiosité ?
Je vis là une autre Angleterre, Une autre Londres avec sa Tour, Une autre Tamise et d’autres Collines, Un autre charmant Berceau du Surrey ;
Les livres – comprit-il, douché par ce Niagara de douleur – ne sont que les nœuds d’une matrice quasi infinie d’information existant dans les quatre dimensions et évoluant vers l’idée du concept de l’approximation de l’ombre de la Vérité, verticalement dans le temps et longitudinalement dans la connaissance.
Enfant, Harman jouait parfois avec des feuilles de vélin et des crayons, aussi rares les uns que les autres, couvrant les feuilles de points puis passant des heures à tenter de relier ceux-ci les uns aux autres. Il discernait toujours une nouvelle ligne à tracer, un nouveau couple de points à relier, et, bien avant qu’il ait achevé sa tâche, la feuille couleur crème avait viré au gris presque total. Par la suite, Harman s’était demandé si son esprit juvénile ne tentait pas par cette méthode d’exprimer la perception qu’il avait du réseau des portails fax qu’il empruntait depuis qu’il avait appris à marcher – voire bien avant cela, quand sa mère l’emmenait avec elle. Trois cents nœuds fax connus, plus de neuf millions de combinaisons.
Mais le stockage de l’information dans des cages macromoléculaires était mille fois plus complexe, mille fois plus douloureux que ses tentatives infantiles.
Une autre Pucelle comme la première,
Transparente, exquise, éclatante,
L’une trois fois en l’autre enclose.
O quel aimable émoi tremblant !
O quel sourire – un Sourire triple
M’emplit, m’embrasa comme flamme !
Je me penchai sur l’exquise Pucelle,
Qui par Trois fois mon Baiser me rendit.
Harman savait maintenant que William Blake avait gagné sa vie comme graveur, une activité dans laquelle il n’avait guère connu de réussite. [Tout est contexte.] Blake était mort dans la chaleur étouffante d’un dimanche soir – le 12 août 1827 – et, ce jour-là, le monde entier ou presque ignorait que ce graveur discret mais parfois colérique était un grand poète, respecté de ses contemporains plus connus comme Samuel Coleridge. [Le contexte est aux données ce que l’océan est aux dauphins.] [Le dauphin est un animal aquatique dont l’espèce s’est éteinte au début du XXIe siècle apr. J.-C] William Blake se considérait comme un prophète comparable à Ézéchiel ou Isaïe, bien qu’il n’ait eu que mépris pour le mysticisme, l’occultisme et la théosophie si populaires de son temps. [Ézéchiel Mao Kent était le biologiste responsable de l’océanarium du Bengale qui assista Almorénien d’Azur, le dernier dauphin, lorsqu’il mourut d’un cancer dans la chaleur étouffante d’un dimanche soir – le 11 août 2134. Le Comité de gestion des espèces de la NONU décida de ne pas reconstituer les delphinidés à partir de leur ADN mais de les ajouter à la liste des familles de mammifères marins frappées d’extinction.]
Les yeux grands ouverts au centre de son cristal, Harman décida que l’assimilation des données était tolérable. Ce qui allait le tuer, c’était la douloureuse expansion neurologique du contexte.
Je tentai de saisir la Forme du tréfonds
En furieux, avec des mains de flamme,
Mais je brisai la paroi de Cristal
Et je devins comme un Bambin en Pleurs
Un Bambin en Pleurs sur la lande
Où, pâle, gisait une Femme en Pleurs,
Et me retrouvant à l’air libre,
J’emplis les vents errants de mes malheurs.
Harman atteignit la limite de sa capacité à absorber douleur et complexité. Il tressaillit au sein de l’épais fluide doré, constata qu’il était encore moins mobile qu’un embryon, que ses doigts étaient devenus des nageoires, que ses muscles étaient réduits en charpie, que sa souffrance était l’authentique médium et fluide amniotique de l’univers.
Je ne suis pas une table rase ! voulait-il hurler à ce salaud de Prospéra, à cette ordure de Moira. Il ne survivrait pas à cela.
Le Ciel et l’Enfer sont nés ensemble, se dit Harman, et il sut que Blake avait formulé cette pensée avant lui, qu’il l’avait fait pour réfuter la croyance calviniste de Swendenborg en la prédestination.
Vrai, mon Satan, tu n’es qu’une mazette
Qui ne distingue pas l’Homme du Vêtement.
Arrêtez ! Je vous en supplie ! Mon Dieu…
Bien que tu sois Adoré sous les Noms Divins
De Jésus et de Jéhovah, tu es toujours
Le Soleil de l’Aube au déclin de la nuit lasse,
Le Rêve du Voyageur perdu sous la Colline.
Harman hurla, mais il n’y avait pas d’air dans ses poumons pour produire son cri, ni dans sa gorge pour le pousser, ni dans le cabinet pour le transmettre. [Le dispositif dédié, un parmi six billions, consiste en quatre doubles hélices connectées en leur milieu par deux brins d’ADN non appariés. Cette intersection peut adopter deux états distincts – l’univers apprécie bien souvent la forme binaire. En imprimant un demi-tour aux deux hélices d’un côté de la jonction centrale, on obtient l’état dit paranémique cruciforme, ou encore PX.] Répétez cela trois milliards de fois par seconde, et vous obtenez une forme de supplice dont n’auraient jamais rêvé les plus fanatiques suppôts de l’Inquisition quand ils concevaient chevalets, pinces, extracteurs et autres outils affûtés.
Harman tenta à nouveau de crier.
Quinze secondes avaient passé depuis le début du transfert.
Plus que quarante-quatre minutes et quarante-cinq secondes.