33.

 

Cela fait plus de trente lieues qu’Achille porte le cadavre parfaitement préservé de l’Amazone Penthésilée sur le flanc pentu du mont Olympos, et il est prêt à en parcourir cinquante de plus – voire cent, ou même mille s’il le faut –, mais, en ce troisième jour d’ascension, alors qu’il a atteint environ soixante mille pieds d’altitude, il se retrouve soudain privé d’air et de chaleur.

Trois jours et trois nuits durant, en ne s’accordant que de brèves pauses réparatrices, Achille, fils de Pelée et de la déesse Thétis, petit-fils d’Éaque, a progressé à l’intérieur de l’escalator, le tube de verre qui conduit au sommet de l’Olympe. Les sections proches du sol ont été détruites lors des premiers affrontements opposant les forces d’Achille et d’Hector aux dieux immortels, mais le plus gros de l’ouvrage conserve encore une pression et une température normales. Jusqu’à ce qu’il atteigne la cote de soixante mille pieds. Jusqu’ici. Jusqu’à maintenant.

Un éclair ou une décharge de plasma a fracassé le tube sinueux, le démolissant sur une longueur d’environ trois stades. De loin, on dirait un serpent gisant sur un talus rouge, coupé en deux par une houe. Achille franchit la barrière du champ de force et s’avance dans cette terrible désolation, chargé de ses armes, de son bouclier et du corps de Penthésilée – ce corps préservé de la corruption par l’ambroisie de Pallas Athéné et enveloppé dans un linge naguère blanc qu’il a trouvé dans sa tente –, mais, lorsqu’il parvient à la section suivante, les poumons près d’éclater, les yeux en feu et les tympans en sang sous l’effet de la baisse de pression, la peau flétrie par le froid glacial, il constate que le reste du tube est détruit sur plusieurs lieues, que les ruines s’étendent devant lui à perte de vue. À la place de l’escalier ceint de cristal, il découvre une succession ininterrompue d’éclats de verre et de plaques de métal fracturées. Cet espace privé d’air comme de chaleur ne lui offre aucun refuge contre les vents hurlants qui soufflent autour de lui.

Jurant et hoquetant, Achille rebrousse chemin en trébuchant, s’engouffre dans le champ de force bourdonnant et s’effondre sur les marches de métal, prenant soin de poser son fardeau en douceur. Le froid lui a gercé la peau. Comment se fait-il qu’il fasse froid aussi près du soleil ? s’interroge-t-il. Achille aux pieds rapides est sûr d’être arrivé plus haut que le malheureux Icare, et c’est la chaleur du soleil qui a fait fondre la cire des ailes du garçon qui se voulait oiseau. N’est-ce pas ? Sauf que les montagnes de son enfance – les montagnes du pays des centaures, où il a vécu auprès de Chiron – étaient des lieux glacés, venteux, inhospitaliers, où l’air se raréfiait avec l’altitude. Achille comprend qu’il est quelque peu déçu par l’Olympe.

Il attrape sa besace en cuir, y pêche une gourde de vin et la vide de ses dernières gouttes pour humecter ses lèvres gercées. Cela fait dix heures qu’il a achevé ses provisions de pain et de fromage, persuadé qu’il ne tarderait pas à atteindre le sommet. Mais l’Olympe paraît ne point avoir de sommet.

Il lui semble que plusieurs mois se sont écoulés depuis qu’il a entamé sa quête, alors que trois jours seulement ont passé depuis qu’il a tué Penthésilée, depuis que le Trou s’est refermé, le coupant de Troie, de ses fidèles Myrmidons et des autres Achéens. Non que la disparition du Trou l’ait affecté outre mesure, vu qu’il n’avait pas l’intention de repartir tant que Penthésilée n’aurait pas recouvré la vie afin de devenir son épouse. Mais il n’avait pas prévu une telle expédition. Ce matin-là, en sortant de sa tente de campagne au pied de l’Olympe, il n’avait emporté que de maigres provisions de bouche, pensant qu’il ne serait absent que quelques heures. Ce matin-là, sa force lui semblait aussi inépuisable que sa colère.

Achille se demande maintenant s’il aura assez de force pour redescendre les trente lieues d’escalier métallique.

Peut-être devrais-je abandonner ce cadavre ici.

À peine a-t-il formulé mentalement cette idée qu’il sait que jamais il ne fera une chose pareille. Il est en bien incapable. Qu’a donc dit Athéné ? « Jamais tu ne seras libéré de ce sortilège aphrodisiaque – les phéromones ont parlé, et leur jugement est sans appel. Penthésilée sera le seul et unique amour de ta vie, qu’elle soit morte ou vivante…»

Achille, fils de Pelée, ignore ce que sont les phéromones, mais il sait que le sortilège est bien réel. L’amour que lui inspire cette femme qu’il a tuée de ses mains lui ronge les tripes avec plus de violence encore que sa faim dévorante. Jamais il ne fera demi-tour. D’après Athéné, il y a des cuves de soins au sommet de l’Olympe, et c’est là le secret des dieux, la source de leur puissance et de leur immortalité – un chemin détourné permettant de franchir la frontière entre la vie et la mort, les lumières et les ténèbres. Les cuves de soins… c’est là qu’Achille va conduire Penthésilée. Lorsque le souffle lui sera rendu, elle sera sa fiancée. Et gare aux Moires si elles se dressent sur sa route !

Mais voilà que ses puissants bras basanés tremblent sous l’effet de la fatigue, et il se penche vers l’avant pour les laisser reposer sur ses genoux en sang. Son regard se porte par-delà le toit et les cloisons transparentes de l’escalier de métal et – pour la première fois depuis trois jours – il contemple la vue qui s’offre à lui.

Le soleil va bientôt se coucher et l’Olympe étend son ombre sur le paysage en contrebas. Le Trou a disparu et plus aucun feu de camp ne brûle sur la plaine. Achille embrasse du regard l’escalator qui sinue sur ses trente lieues, plus lumineux que le sol sur lequel il repose. Plus loin, l’ombre de la montagne recouvre la grève, les lointaines collines et même la mer aux vagues bleues et languides qui s’étend vers le nord. À l’est, il distingue les sommets enneigés de trois autres montagnes, qui émergent au-dessus des nuages pour accrocher la lumière du couchant. La bordure du monde est incurvée. Voilà qui lui semble très étrange, car tout le monde sait bien que le monde est plat, ou alors en forme de cuvette, mais ce monde vespéral paraît plutôt bombé. Le mont Olympe où il se trouve n’est pas celui de la Grèce, mais cela fait des mois qu’il l’a compris. Ce monde au ciel bleu et à la terre rouge est le monde des dieux, et ici l’horizon fait ce que bon lui semble.

Achille se tourne vers le sommet, et c’est à ce moment-là qu’apparaît le dieu.

C’est un Olympien plus petit que la moyenne, presque un nain, un barbu des plus laids, et tandis qu’il contemple les dégâts infligés à l’escalator, Achille remarque qu’il est estropié, quasiment bossu. Comme tout Argien qui se respecte, il connaît bien le panthéon et identifie aussitôt Héphaestos, dieu du feu et artificier des dieux.

Tout occupé qu’il est à évaluer l’état de son artifice, le dos tourné à Achille, planté au milieu des bourrasques hurlantes et glaciales, marmonnant en se grattant la barbe, il semble n’avoir remarqué ni le fils de Pelée, ni son fardeau enveloppé dans un linceul.

Achille ne lui en donne pas le temps. Piquant un sprint dans le champ de force, le tueur d’hommes aux pieds rapides plaque au sol le dieu du feu et lui fait la démonstration de son habileté à la lutte. Il commence par lui appliquer la prise dite de « l’embrassade », qui lui a valu tant de succès dans cette discipline, le saisissant par la taille pour le basculer cul par-dessus tête et le jeter sur la roche la tête la première. Héphaestos pousse un juron et tente de se relever. Achille empoigne alors son avant-bras velu et lui applique une « jument volante », le soulevant pour le lancer derrière lui, et le dieu retombe violemment sur le dos.

Héphaestos gémit et profère une authentique obscénité.

Sachant qu’il n’hésitera pas à se téléporter, Achille se jette sur son corps contrefait, lui enveloppe la taille de ses jambes en ciseaux pour achever de lui couper le souffle, lui enferme le cou dans l’étau de son bras gauche et, saisissant la dague déicide passée à son ceinturon, en glisse la pointe sous le menton du dieu du feu.

— Si tu t’envoles, je m’envole avec toi et je te tue, siffle Achille à l’oreille velue de l’artificier.

— Tu ne… peux pas… tuer un dieu… bordel, hoquette Héphaestos, qui lui empoigne le bras de ses divins doigts calleux pour desserrer l’étreinte sur sa gorge.

La dague d’Athéné ouvre une plaie superficielle dans le cou d’Héphaestos. Un ichor doré coule sur sa barbe miteuse. En même temps, Achille serre ses jambes d’un cran supplémentaire et entend craquer les côtes divines.

Le dieu lui projette dans les cuisses une violente décharge électrique. Achille serre les dents et refuse de lâcher prise. Le dieu mobilise sa force surhumaine pour se dégager – Achille fait usage de la sienne, qui l’est tout autant, et accentue encore la pression de ses jambes autour du torse divin. Puis il enfonce un peu plus sa lame sous le menton du dieu, dont le visage vire au cramoisi. Héphaestos grogne, souffle et finit par céder.

— D’accord… ça suffit. Tu as gagné le match, fils de Pelée.

— Donne-moi ta parole que tu ne t’enfuiras point.

— Tu as ma parole, halète Héphaestos.

Un nouveau gémissement s’échappe de ses lèvres comme Achille accentue son étreinte d’un iota.

— Sache que je n’hésiterai pas à te tuer si tu la trahis, gronde-t-il.

Il s’écarte du dieu du feu, se sachant à quelques secondes de l’évanouissement tant l’atmosphère est raréfiée. Agrippant le vaincu par les cheveux, il franchit en courant le champ de force pour regagner l’abri de la section d’escalator encore intacte.

Cela fait, Achille jette le dieu sur les marches métalliques et s’assied à nouveau sur lui, l’enserrant entre ses cuisses. Pour avoir observé Hockenberry et les dieux, il sait qu’ils emmènent en se téléportant toute personne en contact avec eux.

Gémissant, hors d’haleine, Héphaestos aperçoit le corps de Penthésilée dans son linceul et demande :

— Qu’est-ce qui t’amène sur Olympos, Achille aux pieds rapides ? Tu es venu laver ton linge sale ?

— La ferme, hoquette Achille.

Trente lieues d’ascension et de repas frugaux, c’est beaucoup trop éprouvant, même pour lui. Il sent sa force surhumaine couler de son corps comme l’eau d’une outre déchirée. Dans une minute, il sera obligé de tuer Héphaestos de peur qu’il ne s’échappe.

— D’où sors-tu ce surin, mortel ? demande le dieu barbu qui perd encore un peu de son ichor.

— C’est Pallas Athéné qui me l’a confié.

Achille ne voit aucune raison de lui mentir, et puis il ne ment jamais, contrairement à certains – le rusé Odysseus, entre autres.

— Athéné, hein ? grommelle Héphaestos. Entre toutes les déesses, c’est celle que j’aime le plus.

— Oui, je l’ai entendu dire.

D’après la légende, Héphaestos a plusieurs siècles durant poursuivi la déesse vierge de ses assiduités. À un moment donné, il était tellement près de parvenir à ses fins qu’Athéné a dû écarter de ses mains son membre viril qui lui frôlait les cuisses – ce qui est un euphémisme, l’usage grec voulant que l’on parle de cuisses quand il est question de vulve –, et le malheureux dieu estropié lui a éjaculé sur les jambes alors que la déesse, nettement plus forte que lui, le repoussait sans ménagement. Durant l’enfance d’Achille, le centaure Chiron lui a conté maintes légendes où intervenaient Yerion, l’écharpe de laine avec laquelle la déesse s’était essuyée, ou encore le carré de terre où était tombé le sperme divin. Le plus grand guerrier du monde a souvent entendu les aèdes chanter la « rosée nuptiale » – herse ou drosos, dans le langage de son île –, mais ces mots désignent aussi l’enfant nouveau-né. On raconte que de cette laine ou de cette terre imprégnées de sperme sont issus maints héros humains – et même Apollon lui-même, à en croire une variante.

Achille décide que le moment est mal choisi pour évoquer ces légendes. En plus de cela, il est quasiment à bout de forces – il doit ménager son souffle.

— Libère-moi et je deviendrai ton allié, halète Héphaestos. De toute façon, nous sommes presque frères.

— Comment cela ? articule Achille.

Avant de laisser échapper Héphaestos, décide-t-il, il lui plongera la dague d’Athéné dans le crâne en passant par le gosier, pour embrocher le cerveau de l’artificier et le lui arracher de la tête, comme un poisson dans un torrent qu’on pêche d’un coup de lance.

— Quand on m’a jeté à la mer peu après le Changement, Eurynomé, la fille d’Océan, et Thétis, ta propre mère, m’ont accueilli dans leur giron. J’aurais péri noyé si ta mère – cette chère Thétis, fille de Nérée – n’avait pas pris soin de moi. Nous sommes comme des frères.

Achille hésite.

— Nous sommes plus que des frères, reprend Héphaestos. Nous sommes des alliés.

Achille ne dit rien car, en parlant, il révélerait sa faiblesse.

— Des alliés ! s’écrie Héphaestos, dont on entend craquer les côtes ainsi que des brindilles. Héré, ma mère bien-aimée, déteste cette salope immortelle d’Aphrodite, qui est ton ennemie. C’est ma très chère Athéné qui t’a inspiré ta quête, ainsi que tu me l’as dit, et je suis décidé à t’aider à l’accomplir.

— Conduis-moi aux cuves de soins, souffle Achille.

— Les cuves de soins ? répète Héphaestos, qui respire un peu mieux à présent qu’Achille a relâché son étreinte. Tu n’y passerais pas inaperçu, fils de Pelée et de Thétis. Aujourd’hui, Olympos est en proie au kaos et à la guerre civile – et ce depuis que Zeus a disparu –, mais les cuves de soins sont toujours gardées. Il ne fait pas encore nuit. Je t’invite dans mes appartements, tu pourras manger, boire, te rafraîchir, et je te conduirai aux cuves de soins une fois la nuit venue, quand il n’y aura plus là-bas que le monstrueux Guérisseur et quelques sentinelles somnolentes.

Manger ? se dit Achille. Autant le reconnaître, il ne sera plus en état de se battre – encore moins d’ordonner que l’on ramène Penthésilée à la vie –, s’il ne mange pas un morceau dans les minutes qui viennent.

— D’accord, grogne-t-il, se redressant au-dessus du dieu barbu et repassant à son ceinturon la dague d’Athéné. Emmène-moi dans tes appartements, au sommet de l’Olympe. Mais pas de blagues.

— Non, pas de blagues, maugrée Héphaestos, qui, un rictus de douleur aux lèvres, palpe prudemment ses côtes cassées. Mais c’est une triste époque que celle où un immortel se voit infliger pareil traitement. Prends mon bras et nous allons nous TQ sans tarder.

— Minute, fait Achille.

Son état de faiblesse est tel qu’il parvient à peine à soulever le corps de Penthésilée.

— C’est bon, dit-il en saisissant l’avant-bras velu du dieu, on peut y aller.

Olympos
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