72.

 

Lorsque Harman se réveilla, Moira avait disparu. La journée s’annonçait froide, grise et pluvieuse. Dans les hauteurs, la mer agitée se parait d’écume blanche, mais les montagnes de vagues qui avaient surgi sous les éclairs nocturnes s’étaient considérablement aplanies. Harman avait mal dormi, tourmenté par des rêves annonciateurs de catastrophes.

Il enroula le duvet ultrafin – qui avait la propriété de sécher tout seul – pour le ranger dans son sac à dos, puis enfila chaussettes et bottes par-dessus sa thermopeau, se dispensant du reste de ses vêtements.

Ils avaient bien fait un feu de camp la veille – sans y rôtir ni saucisses, ni marshmallows, deux aliments qu’Harman ne connaissait que par les livres absorbés au Taj –, et il avait achevé sa barre nutritive quotidienne et siroté de l’eau tout en contemplant les flammes vacillantes.

Les cendres formaient un petit tas gris et humide, le sol de la Brèche se partageait entre roche, corail et gadoue, et Harman s’aperçut qu’il tournait en rond autour des ruines de leur camp, en quête d’une trace laissée par Moira… d’une note, peut-être.

Il n’y avait rien.

Il assura le sac sur son dos, rabaissa la cagoule de la thermopeau pour mettre les lunettes en place, les essuya et se mit en route vers l’ouest.

Au fil de la journée, et contrairement à ses prévisions, le ciel alla en s’assombrissant, la pluie gagna en violence et les murailles d’eau se firent plus hautes et plus oppressantes. Plutôt que de descendre au fond de l’océan, il avait l’impression que les murs ne cessaient de grandir, une illusion d’optique à laquelle il avait fini par s’habituer. Harman marchait obstinément. La piste qu’il suivait traversa des massifs de roche noire, enjamba des crevasses abyssales au moyen de ponts en fer forgé étroits et glissants, grimpa sur des crêtes escarpées. Bien qu’en ces endroits les murs parussent moins hauts – la profondeur de l’océan ne devait pas dépasser les soixante mètres, estima-t-il –, il se sentait gagné par l’épuisement et la claustrophobie, car les parois rocheuses ajoutées aux murailles d’eau lui donnaient l’impression d’être enfermé par plusieurs couches de cloisons.

En milieu de journée – il dut consulter sa fonction horloge pour se faire une idée de l’heure, car le soleil demeurait invisible et la pluie tombait avec une telle violence qu’il envisageait de remettre son masque osmotique –, la Brèche sortit de la zone montagneuse et il la vit s’étendre sur terrain plat à perte de vue. Voilà qui était de nature à le mettre de meilleure humeur – d’un rien.

C’était avec joie qu’il abordait les tronçons de roche ou de corail, car les parties sablonneuses, plaisamment fermes par temps sec, n’étaient plus maintenant que des boulevards embourbés. Finalement à bout de forces – il était passé midi, heure locale, quelque part au sud de l’Angleterre –, il s’assit sur un rocher émergeant de l’océan côté nord et sortit sa barre quotidienne pour la mâchonner tout en sirotant de l’eau fraîche au tube de son hydrateur.

Ces barres le laissaient sur sa faim. Et elles avaient un goût évoquant la sciure. Et il ne lui en restait plus que quatre. Il ne voyait vraiment pas ce que Prospéra et Moira avaient prévu une fois qu’il aurait mangé la dernière – en supposant, comme il le pensait, qu’il lui restait soixante-dix ou quatre-vingts jours de randonnée. Son arme serait-elle vraiment efficace sous l’eau ? Et s’il arrivait à abattre un gros poisson, aurait-il la force de le traîner à l’air libre ? Les algues et le bois flotté se faisaient déjà de plus en plus rares… comment était-il censé faire cuire cette pêche théorique ? Il avait un briquet dans son sac, ou plutôt un outil multifonction – couteau, cuillère, fourchette, et caetera –, ainsi qu’un bol métallique à mémoire de forme qu’il pouvait transformer en poêle, mais était-il vraiment supposé perdre des heures et des heures à chercher du poisson ?

Harman remarqua un autre rocher, sept ou huit cents mètres plus à l’ouest. Ce truc était énorme – d’une taille comparable aux crêtes les plus élevées qu’il avait dû négocier – et il saillait de la muraille nord juste avant que la Brèche s’enfonce dans une nouvelle fosse… mais, décidément, il avait une forme bien étrange. Plutôt que traverser la Brèche, auquel cas on aurait ouvert un passage en son milieu, il semblait tomber de l’eau selon un angle oblique pour s’enfoncer dans le sable et la boue. Et il avait un aspect étrangement lisse, bien plus que le basalte qu’Harman foulait depuis trois jours.

Il avait appris à activer et à manipuler le télescope intégré dans les lunettes de sa thermopeau, et c’est ce qu’il fit à présent.

Ce n’était pas un rocher. C’était un engin artificiel qui surgissait de l’eau côté nord pour plonger son nez dans le sable. Il était gigantesque et sa forme évoquait vaguement celle d’un dauphin – un dauphin éventré, aux entrailles métalliques –, avec un corps dont les courbes s’évasaient comme la cuisse d’une femme avant de disparaître derrière le champ de force.

Harman rangea ce qui restait de sa barre nutritive, attrapa son arme, la fixa sur la plaque en Velcro de sa ceinture et se mit en marche vers le navire englouti.

Une fois planté sous l’appareil massif – bien plus grand qu’il ne l’avait estimé de loin –, Harman jugea que ce devait être une sorte de sous-marin. Sa proue était fracassée, la partie visible de son armature était toute rouillée, sous l’effet de la pluie plutôt que de l’océan, mais sa coque lisse, d’un aspect presque caoutchouteux, paraissait relativement intacte, à tout le moins la section qui émergeait des eaux retenues par le champ de force. Harman distinguait la partie immergée sur une dizaine de mètres, pas plus.

Il fixa la grande brèche ouverte dans cette coque – une brèche dans la Brèche, se dit-il bêtement tandis que la pluie tombait à verse sur ses lunettes – et songea qu’elle lui permettrait d’entrer dans le sous-marin. Ce qui serait totalement stupide, il n’en douta pas une seconde. Sa mission n’était pas d’explorer des épaves deux fois millénaires mais de gagner Ardis, ou à défaut la communauté humaine la plus proche, et ce, le plus vite possible – en soixante-quinze jours, cent cinquante ou trois cents, aucune importance. Il n’avait qu’une seule chose à faire : continuer vers l’ouest. Il ignorait ce que pouvait abriter cette machine de l’Ère perdue, mais peut-être courrait-il un danger en l’explorant et, en tout cas, elle ne contenait sûrement rien qui soit susceptible d’enrichir l’instruction qu’il avait reçue dans le cabinet de cristal.

Cependant…

Harman n’avait pas eu besoin de subir l’éducation par la noyade pour savoir que son espèce – si génétiquement modifiée, si nano-renforcée fût-elle – descendait du singe et de l’hominien. La curiosité avait tué quantité de ses nobles ancêtres, mais elle les avait aussi conduits à adopter la station debout.

Harman rangea son sac à dos à quelques mètres du sous-marin – il était certes étanche, mais peut-être résistait-il mal à la pression –, empoigna son arme à feu de la main droite, activa les deux projecteurs placés sur son torse et s’insinua à travers les poutrelles métalliques pour s’engager dans les coursives enténébrées de la machine morte.

Olympos
cover.xhtml
book_0000.xhtml
book_0001.xhtml
book_0002.xhtml
book_0003.xhtml
book_0004.xhtml
book_0005.xhtml
book_0006.xhtml
book_0007.xhtml
book_0008.xhtml
book_0009.xhtml
book_0010.xhtml
book_0011.xhtml
book_0012.xhtml
book_0013.xhtml
book_0014.xhtml
book_0015.xhtml
book_0016.xhtml
book_0017.xhtml
book_0018.xhtml
book_0019.xhtml
book_0020.xhtml
book_0021.xhtml
book_0022.xhtml
book_0023.xhtml
book_0024.xhtml
book_0025.xhtml
book_0026.xhtml
book_0027.xhtml
book_0028.xhtml
book_0029.xhtml
book_0030.xhtml
book_0031.xhtml
book_0032.xhtml
book_0033.xhtml
book_0034.xhtml
book_0035.xhtml
book_0036.xhtml
book_0037.xhtml
book_0038.xhtml
book_0039.xhtml
book_0040.xhtml
book_0041.xhtml
book_0042.xhtml
book_0043.xhtml
book_0044.xhtml
book_0045.xhtml
book_0046.xhtml
book_0047.xhtml
book_0048.xhtml
book_0049.xhtml
book_0050.xhtml
book_0051.xhtml
book_0052.xhtml
book_0053.xhtml
book_0054.xhtml
book_0055.xhtml
book_0056.xhtml
book_0057.xhtml
book_0058.xhtml
book_0059.xhtml
book_0060.xhtml
book_0061.xhtml
book_0062.xhtml
book_0063.xhtml
book_0064.xhtml
book_0065.xhtml
book_0066.xhtml
book_0067.xhtml
book_0068.xhtml
book_0069.xhtml
book_0070.xhtml
book_0071.xhtml
book_0072.xhtml
book_0073.xhtml
book_0074.xhtml
book_0075.xhtml
book_0076.xhtml
book_0077.xhtml
book_0078.xhtml
book_0079.xhtml
book_0080.xhtml
book_0081.xhtml
book_0082.xhtml
book_0083.xhtml
book_0084.xhtml
book_0085.xhtml
book_0086.xhtml
book_0087.xhtml
book_0088.xhtml
book_0089.xhtml
book_0090.xhtml
book_0091.xhtml
book_0092.xhtml
book_0093.xhtml
book_0094.xhtml
book_0095.xhtml
book_0096.xhtml
book_0097.xhtml
book_0098.xhtml
book_0099.xhtml