43.
La tourmente montait à l’assaut de l’Olympe. Une tempête à l’échelle planétaire enveloppait Mars dans un linceul de sable rouge, et les vents martelaient l’égide invisible que Zeus avait érigée autour des demeures des dieux. Les particules électrostatiques soumettaient le champ de force à une telle excitation que la foudre frappait le sommet du volcan le jour comme la nuit et que le tonnerre grondait dans les fréquences subsoniques. L’éclat du soleil se réduisait à un halo flou, dont les feux rougeoyants étaient renforcés par de multiples éclairs, le tout sur un fond sonore d’apocalypse.
Achille, qui portait toujours sa bien-aimée, la défunte Penthésilée, reine des Amazones, s’était téléporté dans la demeure de son prisonnier, Héphaestos, le dieu du feu, l’artificier des dieux, époux d’Aglaé, la cadette des Charités, ou peut-être de Charis, « la Grâce par excellence ». Selon d’autres variantes, l’artificier avait construit lui-même son épouse.
Héphaestos ne s’était pas téléporté directement chez lui, mais plutôt devant sa porte d’entrée. De prime abord, la demeure du dieu boiteux ressemblait à celles de tous les autres immortels – pierres blanches, colonnade blanche, portique blanc –, mais ce n’était là qu’une façade ; Héphaestos avait creusé ses appartements et ses immenses ateliers dans le flanc sud d’Olympos, loin du lac de la Caldeira et des temples des autres dieux. Il vivait dans une caverne.
Une caverne des plus impressionnantes, ainsi que le constata Achille lorsque le dieu boiteux l’y fit entrer, refermant derrière eux une multitude de portes en fer.
Les quartiers d’Héphaestos avaient été taillés à même la roche noire, et la pièce où ils se trouvaient s’étendait sur plusieurs dizaines de stades. Partout ce n’étaient que paillasses et établis, couverts d’outils et de machines parvenues à divers états d’achèvement ou de démontage. Dans les profondeurs ténébreuses de cette grotte rugissait une cheminée où l’acier liquide bouillonnait comme de la lave. Dans un espace meublé d’un lit, de fauteuils, de tabourets et de sofas, qui devait être le séjour d’Héphaestos, s’affairaient des femmes dorées – les célèbres servantes –, des femmes-machines pourvues de rivets, d’yeux humains, de seins métalliques et de vagins en chair synthétique, mais aussi – à en croire les légendes – d’âmes dérobées à des êtres humains.
— Pose-la ici, dit le dieu contrefait en désignant un établi encombré, qu’il dégagea d’un geste de son bras velu.
Relâchant son étreinte sur Héphaestos, Achille étendit son fardeau drapé de lin avec le plus de douceur et de révérence possible.
Le visage de Penthésilée était visible et Héphaestos l’examina une minute.
— Elle était belle, j’en conviens. Et l’état de son cadavre trahit bien l’intervention d’Athéné. Aucune trace de lividité ni de décomposition, et ce plusieurs jours après le décès. Ton Amazone a encore le rouge aux joues. Ça te dérange si je la démaillote pour lui reluquer les nibards ?
— Si tu oses la toucher, elle ou son linceul, je te tue. Héphaestos leva les mains en signe de reddition.
D’accord, d’accord. Simple curiosité de ma part. (Il tapa dans ses mains.) Mangeons. Ensuite, nous discuterons de la strate à mettre en œuvre pour te rendre l’élue de ton cœur. Les femmes dorées posèrent des plats chauds et des coupes aux anses emplies de vin sur la grande table ronde entourée de sofas. Achille aux pieds rapides et Héphaestos le velu se jetèrent sur la nourriture, ne s’interrompant de temps à autre que pour demander du rab ou une nouvelle carafe de vin.
En guise d’amuse-gueules, Achille eut droit à des andouilles de foie aux boyaux d’agneau – un de ses plats favoris. Puis vint un porcelet rôti et farci avec un mélange de blanc de poulet, de raisins, de noisettes, de jaune d’œuf et de viandes épicées. Les servantes leur apportèrent ensuite du bouillon de porc aromatisé à la pomme et à la poire. Puis des mets raffinés tels qu’utérus de truie rôti et olives à la purée de pois chiches. Le plat de résistance consistait en un gigantesque poisson à la chair croustillante.
— Péché dans le lac de la Caldeira, au sommet d’Olympos, précisa Héphaestos, qui n’hésitait pas à parler la bouche pleine.
Pour le dessert, et avant cela en guise d’entremets, on leur servit des fruits, des sucreries et des noix. Les femmes dorées posèrent devant eux des bols remplis de figues, d’amandes et de dattes, et des plats croulant sous de délicieux gâteaux au miel comme Achille n’en avait vu que dans la petite cité d’Athènes. Puis ils eurent droit au dessert préféré des rois tels qu’Agamemnon et Priam : un gâteau au fromage blanc.
Une fois le repas achevé, les domestiques robots nettoyèrent la table, balayèrent le sol et apportèrent des coupes propres et de nouvelles carafes de vin – il y en avait au moins de dix crus différents. Héphaestos fit le service, prenant soin de couper d’eau ces nectars.
Le dieu nain et le demi-dieu burent pendant deux heures, sans toutefois se retrouver dans l’état que les semblables d’Achille appelaient paroinia – « la fièvre de l’ivresse ».
Les deux mâles gardaient le silence, mais les femelles dorées qui les entouraient mettaient un peu d’animation, dansant autour de la table pour décrire le genre de figure sensuelle que les esthètes comme Odysseus appelaient komos.
L’homme et le dieu allèrent l’un après l’autre faire un tour aux toilettes et, lorsqu’ils se remirent à boire, Achille demanda :
— La nuit est-elle tombée ? L’heure est-elle venue pour toi de me conduire au Guérisseur ?
— Penses-tu vraiment que les cuves de soins d’Olympos vont ressusciter ta poupée amazone, fils de Thétis aux seins mouillés ? Ces cuves et les asticots qu’elles abritent ont été conçus pour réparer les immortels, pas une pétasse humaine – même si elle est bien roulée.
Achille était trop ivre et trop soucieux pour s’offusquer.
— La déesse Athéné m’a dit que ces cuves ramèneraient Penthésilée à la vie, et Athéné ne ment jamais.
— Athéné ment tout le temps, ricana Héphaestos en buvant goulûment à sa coupe à deux anses. Et il y a quelques jours à peine, tu étais planté au pied d’Olympos, bombardant de rochers l’égide impénétrable et mettant Athéné au défi de venir t’affronter dans une lutte à mort. Qu’est-ce qui a donc changé, ô noble tueur d’hommes ?
Achille fixa le dieu du feu en plissant le front.
— Cette guerre de Troie est devenue… compliquée, boiteux.
— Buvons à la complication ! s’exclama Héphaestos en levant à nouveau sa coupe.
Lorsqu’ils furent prêts à se TQ dans le hall du Guérisseur, Achille vêtu de son armure et armé d’une épée nouvellement affûtée et d’un bouclier nouvellement briqué, le fils de Pelée se dirigea vers Penthésilée pour la charger sur son épaule.
— Non, laisse-la ici, dit Héphaestos.
— Qu’est-ce que tu racontes ? gronda Achille. C’est pour la sauver que nous allons voir le Guérisseur. Je ne peux pas l’abandonner ici.
— Les lieux risquent d’être gardés, peut-être même par des dieux. Sans doute auras-tu à affronter toute une phalange. Tiens-tu à le faire avec un cadavre d’Amazone sur l’épaule ? À moins que tu n’aies prévu d’utiliser son corps superbe comme bouclier ?
Achille hésita.
— Il n’y a rien ici qui puisse lui faire du mal, reprit Héphaestos. Dans le temps, cette caverne était infestée de cafards, de rats et de chauves-souris, mais j’ai fabriqué des mantes religieuses, des chats et des faucons pour les exterminer.
— Je ne sais pas…
— Si le hall du Guérisseur est désert, il ne nous faudra que trois secondes pour revenir ici et récupérer son corps. En attendant, mes filles dorées vont veiller sur elle.
Le dieu artificier claqua des doigts, et six servantes métalliques se postèrent autour de l’Amazone.
— Alors, tu es prêt maintenant ? lança-t-il à Achille.
— Oui.
Achille agrippa le bras couturé de cicatrices d’Héphaestos, et tous deux disparurent.
Le hall du Guérisseur était désert. Les gardes brillaient par leur absence. Plus surprenant encore – surtout pour Héphaestos –, tous les cylindres de verre étaient vides. Cette nuit-là, aucun dieu n’était en cours de guérison ou de résurrection. Dans ce vaste espace éclairé par l’éclat violet des cuves et la lueur de quelques braseros, rien ne bougeait excepté le dieu boiteux et le tueur d’hommes aux Pieds rapides, qui levait son bouclier bien haut.
Puis le Guérisseur émergea de l’ombre d’une cuve de soins.
Achille leva son bouclier un peu plus haut.
« Tue le Guérisseur – c’est une monstrueuse créature à mille pattes, avec beaucoup trop d’yeux et de bras. Détruis tout ce qui se trouve dans le hall du Guérisseur. » Telles avaient été les paroles d’Athéné, mais Achille s’était dit que cette histoire de mille pattes tenait de la métaphore insultante plutôt que de la description littérale.
Cette chose ressemblait bel et bien à une scolopendre, sauf qu’elle mesurait soixante coudées de haut, ondoyait sur toute sa longueur et fixait sur les deux intrus des chapelets entiers d’yeux noirs plantés sur son segment supérieur. Le Guérisseur était en outre pourvu d’antennes et de bras articulés – bien trop nombreux, en effet –, dont une demi-douzaine s’achevaient par des mains aux doigts arachnéens. À l’un de ses segments était passé un gilet aux multiples poches, toutes bourrées d’instruments divers, et on apercevait çà et là des lanières, des sangles et des ceintures auxquelles étaient fixées des trousses à outils.
— Guérisseur, où sont-ils tous passés ? lança Héphaestos.
Le gigantesque mille-pattes ondoya, agita les bras et éructa des borborygmes à partir d’une ou de plusieurs bouches invisibles.
— Tu as compris ? demanda Héphaestos à Achille.
— Compris ? On aurait dit le bruit que fait un bâton courant sur les côtes d’un squelette.
— C’était pourtant du grec bien châtié. Il suffit de ralentir mentalement le débit. Écoute avec un peu plus d’attention. (Le dieu nain se retourna vers le Guérisseur.) Mon ami mortel ne t’a pas compris. Peux-tu répéter, ô Guérisseur ?
— Le divin seigneur Zeus a décrété que nul mortel ne sera placé dans une cuve de régénération sans un ordre exprès de sa part. Le divin seigneur Zeus est introuvable. Et comme lui seul à Olympos commande au Guérisseur, je ne puis laisser un mortel entrer ici tant que Zeus n’aura pas regagné son trône en Olympos.
— Et là, tu as compris ?
— Cette créature n’obéit qu’à Zeus et ne placera Penthésilée dans l’une de ces cuves que si Zeus lui en donne l’ordre, c’est bien ça ?
— Exactement.
— Je suis capable de tuer ce gros cafard.
— Peut-être. Mais on murmure que le Guérisseur est encore plus immortel que nous autres, petits dieux de la dernière averse. Cela dit, si tu le tues, Penthésilée ne sera jamais ramenée à la vie. Seul le Guérisseur sait faire fonctionner ces machines et contrôler les asticots bleus et verts qui participent du processus de guérison.
— Tu es l’artificier, dit Achille en tapant son bouclier de la pointe de son épée. Tu sais forcément faire fonctionner ces machines.
Tu parles ! maugréa Héphaestos. Ces trucs n’ont aucun rapport avec la technologie qu’on maîtrisait quand nous étions de simples posthumains. Je n’ai jamais rien pigé aux ordinateurs quantiques du Guérisseur… et puis, même si je savais les faire tourner, je n’aurais aucun moyen de contrôler les asticots. Je crois qu’ils n’obéissent qu’à des ordres télépathiques émis par le Guérisseur.
— Le gros cafard a dit que Zeus était son seul supérieur à Olympos, insista Achille, qui était à deux doigts de perdre son calme et de massacrer le dieu du feu, la scolopendre géante et tous les dieux de l’Olympe. Qui d’autre peut s’en faire obéir ?
— Cronos, répondit Héphaestos avec un sourire agaçant. Mais Cronos et les autres Titans ont été bannis dans le Tartare jusqu’à la fin des temps. Dans cet univers, seul Zeus peut donner des ordres au Guérisseur.
— Alors, où est Zeus ?
— Personne ne le sait, gronda Héphaestos, et les dieux profitent de son absence pour se battre comme des chiffonniers. Pour le moment, le théâtre des opérations se limite à la terre d’Ilium, où les deux factions soutiennent qui les Grecs, qui les Troyens, et la paix règne sur un Olympe quasiment inoccupé – c’est pour ça que j’ai eu le temps de descendre sur les pentes de ce foutu volcan afin d’évaluer les dégâts infligés à mon escalator.
— Pour quelle raison Athéné m’a-t-elle donné cette dague déicide et ordonné de tuer le Guérisseur une fois qu’il aurait ramené Penthésilée à la vie ?
Héphaestos ouvrit des yeux incrédules.
— Elle t’a dit de tuer le Guérisseur ? demanda le dieu nain à voix basse, visiblement pris de court. Je ne vois vraiment pas pourquoi elle souhaiterait une telle issue. Elle doit avoir un plan, mais un plan du genre délirant. Si le Guérisseur est tué, les cuves ne serviront plus à personne… on pourra dire adieu à notre immortalité. Certes, nous aurons droit à une longue vie, fils de Pelée, mais aussi à d’atroces souffrances. Sans les cures de nanorajeunissement, nous sommes foutus.
Achille s’avança vers le Guérisseur, brandissant devant lui son célèbre bouclier, lançant des éclairs avec ses yeux sous la visière de son casque.
— Je vais obliger cette créature à activer les cuves pour soigner Penthésilée.
Héphaestos le rattrapa en courant et l’agrippa par le bras.
— Non, mon ami mortel. Crois-moi sur parole, le Guérisseur ne craint pas la mort et il se montrera intraitable. Il n’obéira qu’à Zeus. Et les asticots bleus ont besoin de lui pour faire leur boulot. Sans les asticots, ces cuves ne servent à rien. Sans les cuves, ta reine des Amazones restera éternellement à l’état de cadavre.
Achille se dégagea avec colère.
— Il faut que… ce cafard… place Penthésilée dans une cuve de soins.
Alors même qu’il prononçait ces fortes paroles, Achille se rappela une nouvelle fois qu’Athéné lui avait ordonné de tuer le Guérisseur. Que manigance donc cette salope ? De quelle façon se sert-elle de moi ? Et dans quel but ? Elle n’est pas folle, elle ne souhaite sûrement pas la mort de la seule créature capable d’assurer son immortalité.
— Le Guérisseur ne te craint pas, fils de Pelée. Tu peux le tuer, mais alors, plus jamais tu ne reverras ta reine vivante.
S’écartant du dieu nain, Achille frôla la gigantesque scolopendre, empoigna son splendide bouclier orné de symboles en cercles concentriques et en frappa la cuve de régénération. L’écho de ce bruit résonna un long moment dans le hall désert et enténébré.
Il se tourna de nouveau vers Héphaestos.
— Bon. Ce cafard n’obéit qu’à Zeus. Où est Zeus ?
Le dieu du feu se mit à rire, s’interrompit en apercevant l’éclat meurtrier des yeux d’Achille.
— Tu parles sérieusement ? Tu as vraiment l’intention d’imposer ta volonté au dieu du tonnerre, au Père de tous les dieux ?
— Où est Zeus ?
— Personne ne le sait, répéta Héphaestos.
Le dieu estropié se dirigea vers la porte, traînant derrière lui sa patte folle. Au-dehors, les éclairs déchiraient le ciel, la tempête martelait l’égide de ses assauts répétés, y semant des myriades d’étincelles. Les colonnes découpaient des ombres noires sur le sol du hall inondé d’une lumière argentée.
— Zeus est absent depuis plus de deux semaines, lança le dieu par-dessus son épaule en tiraillant sa barbe broussailleuse. La plupart d’entre nous soupçonnent un coup fourré de cette salope d’Héré. Peut-être qu’elle a jeté son mari dans les profondeurs du Tartare, pour qu’il y rejoigne son père Cronos et sa mère Rhéa.
— Peux-tu le retrouver ?
Tournant le dos au Guérisseur, Achille glissa son épée dans le fourreau passé à son ceinturon. Il fit basculer son lourd bouclier dans son dos.
— Peux-tu me conduire jusqu’à lui ? Héphaestos le fixa d’un air interloqué.
— Tu serais prêt à descendre dans le Tartare pour soumettre le dieu des dieux à ta volonté ? Zeus lui-même excepté, il n’y a qu’un seul membre du panthéon originel susceptible de savoir où il se trouve. Et cette terrible entité est aussi le seul autre immortel présent sur Mars qui ait le pouvoir de nous envoyer dans le Tartare. Es-tu prêt à gagner le Tartare si nécessaire ?
— J’irai jusqu’au royaume des ombres pour ramener Penthésilée à la vie, répondit Achille à voix basse.
— Ainsi que tu le verras, fils de Pelée, le Tartare est un lieu mille fois plus horrible que les cavernes de l’Hadès.
— Conduis-moi à cet immortel dont tu parles, ordonna Achille. Sous la visière de son casque, ses yeux n’étaient pas tout à fait sains d’esprit.
Durant une longue minute, l’artificier barbu se tint légèrement voûté, le souffle court, les yeux dans le vague, tiraillant sa barbe d’un air absent.
— Ainsi soit-il, dit-il finalement.
Traînant sa patte folle avec une rapidité surprenante, il alla vers Achille et lui étreignit le bras des deux mains.