56.

 

La femme qui ressemblait à Savi jeune se nommait effectivement Moira, mais Prospéro l’appelait parfois Miranda et, à un moment donné, il la baptisa Monéta, ce qui ne fit qu’ajouter à la confusion d’Harman. Quant à sa gêne, rien ne pouvait l’accroître, vu qu’elle avait déjà atteint son summum. Durant la première heure qu’ils passèrent ensemble, il se révéla incapable de regarder Moira, voire seulement de croiser son regard. Tandis que tous deux prenaient un petit déjeuner sous l’œil de Prospéro, il trouva assez de courage pour se tourner vers elle, mais il n’osait toujours pas lever la tête. Puis il se rendit compte qu’il avait l’air de lui reluquer les seins, et il détourna les yeux une nouvelle fois. Moira semblait indifférente à son embarras.

— Prospéro, dit-elle en sirotant le jus d’orange que leur avait apporté un serviteur flottant, espèce de vieux sacripant. C’est toi qui as eu l’idée de cette méthode de réveil ?

— Bien sûr que non, chère Miranda.

— Ne m’appelle pas Miranda, ou tu vas te faire appeler Mandragore. Je ne suis pas ta fille, je ne l’ai jamais été.

— Mais si, tu es ma fille, chère Miranda, tu l’as toujours été, ronronna Prospéro. Entre tous les posthumains vivants, y en a-t-il un que je n’aie pas aidé à devenir ce qu’il est ? Mes laboratoires de séquençage génétique ne furent-ils pas pour vous matrices et berceaux ? Ne suis-je donc pas ton père ?

— Y a-t-il d’autres posthumains vivants, Prospéro ? demanda la femme.

— Pas à ma connaissance, chère Miranda.

— Alors, va te faire foutre.

Elle se tourna vers Harman, sirota une gorgée de café, découpa une orange avec un couteau dangereusement affûté et dit :

— Mon nom est Moira.

Ils étaient assis dans une petite pièce – à peine un réduit – qu’Harman n’avait pas remarquée en explorant les lieux. Il s’agissait d’une alcôve qui s’ouvrait au milieu des étagères de livres, à mi-hauteur de la paroi interne du dôme, soit une centaine de mètres au-dessus du labyrinthe de marbre. Il n’était guère étonnant qu’elle soit passée inaperçue : ses murs eux aussi étaient tapissés de livres. On trouvait d’autres alcôves similaires qui, plutôt que d’abriter une table et des chaises, contenaient des banquettes, des écrans ou des instruments d’aspect fort étrange. Les escaliers en fer forgé étaient en fait des escalators, ce qui leur avait permis de monter ici relativement vite. Vu l’absence de rambardes et l’architecture arachnéenne des galeries et des escaliers, l’impression de vertige était saisissante. Harman s’était abstenu de regarder vers le bas. Il se concentrait sur les rangées de livres et avançait en rasant les murs.

La femme s’était habillée comme Savi lors de leur première rencontre : une tunique bleue en coton grossier, un pantalon de velours et de hautes bottes de cuir. Elle portait même une courte cape de laine semblable à celle de Savi, sauf que la sienne était ocre plutôt que rouge vif. La coupe, pleine de plis et de replis, était cependant la même. La principale différence entre les deux femmes, l’âge excepté, c’était que Savi était armée d’un pistolet lorsque Harman avait fait sa connaissance – la première arme à feu qu’il eût jamais vue. Il était bien placé pour savoir que cette version de Savi – Moira, Miranda ou Monéta – était totalement désarmée lorsqu’il l’avait découverte.

— Que s’est-il passé pendant mon sommeil, Prospéra ? demanda Moira.

— Tu veux un résumé des quatorze derniers siècles en autant de phrases, ma chère ?

— Oui. S’il te plaît.

Moira divisa son orange en quartiers et en tendit un à Harman, qui le mangea sans en apprécier le goût. Le mage Prospéra déclama :

Les bois pourrissent, les bois pourrissent et tombent,

Pleurent les vapeurs leur fardeau sur le sol,

L’homme laboure la terre et puis gît en dessous,

Et après maints étés meurt le cygne à son tour.

Moi, seule immortalité cruelle me consume ;

Et entre tes bras lentement je m’étiole,

Ici, en cette douce lisière du monde,

Ombre aux cheveux blancs qui foule tel un rêve

Les silencieux espaces de l’Orient,

La brume en ses replis et les couloirs du jour.

Il inclina légèrement son crâne dégarni encadré de cheveux gris.

« Tithonus », commenta Moira. Du Tennyson à jeun, ça me lève l’estomac. Dis-moi, Prospéra, le monde est-il redevenu sain d’esprit ?

— Non, Miranda.

— Les miens sont-ils tous morts ou changés, ainsi que tu le dis ?

Elle mangea du raisin et du fromage odorant, but un grand verre d’eau fraîche que les serviteurs ne cessaient de remplir.

— Ils sont ou morts, ou changés, ou les deux.

— Vont-ils revenir, Prospéra ?

— Dieu seul le sait, ma fille.

— Ne mêle pas Dieu à cela, je te prie, rétorqua Moira. Et les neuf mille cent treize frères juifs de Savi ? Ont-ils été extraits de la boucle neutrinique ?

— Non, ma chère. Tous les Juifs survivants du rubicon de cet univers demeurent dans le rayon bleu montant de Jérusalem.

— Donc, nous n’avons pas tenu notre promesse, n’est-ce pas ? demanda Moira en repoussant son assiette et en s’essuyant les mains.

— Non, ma fille.

— Et vous, le violeur, dit-elle en se tournant vers Harman qui cilla, avez-vous un but dans la vie excepté profiter du sommeil des inconnues ?

Harman ouvrit la bouche, ne trouva rien à dire, la referma. Il se sentait au bord de la nausée. Moira lui tapota la main.

— Ne soyez pas affligé, mon Prométhée. Vous n’aviez guère le choix. L’air contenu dans ce sarcophage était parfumé avec un aphrodisiaque si puissant que Prospéra l’a offert à l’un des premiers transformés – Aphrodite en personne. Heureusement pour nous deux, ses effets sont limités dans le temps.

Harman se sentit soulagé, un sentiment qui laissa vite la place à la colère.

— Je n’avais pas le choix ?

— Pas si vous êtes porteur de l’ADN d’Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep, répondit Moira. Ce qui devrait être le cas de tous les hommes de votre lignée.

Elle se tourna vers Prospéra.

— Où est Ferdinand Mark Alonzo ? Ou plutôt : qu’est-il devenu ?

Le mage baissa la tête.

— Ma chère Miranda, trois ans s’étaient écoulés depuis ton entrée dans le sarcophage à boucle fax lorsqu’il a succombé à l’une des souches sauvages du rubicon qui ravageaient chaque année la population d’humains à l’ancienne. On l’a inhumé dans un sarcophage de cristal, qui fut placé à côté du tien – dont l’équipement fax se bornait à prévenir sa décomposition, car les cuves de la firmerie étaient alors incapables de soigner le rubicon. Avant qu’elles aient eu le temps d’apprendre à le faire, une vingtaine de mandroïdes du Califat ont escaladé le mont Everest en se jouant des systèmes de sécurité et ont entrepris de piller le Taj. Leur première victime ne fut autre que le cercueil de ce pauvre Ferdinand Mark Alonzo : ils l’ont précipité dans le vide.

— Pourquoi ont-ils épargné le mien ? Pourquoi n’ont-ils pas achevé de piller les lieux, d’ailleurs ? Si j’ai bien regardé, les agates, jaspes, héliotropes, émeraudes, lapis-lazuli, cornalines et autre breloques sont encore fixés aux murs et aux cloisons.

— Caliban a débarqué par fax et t’a débarrassée des vingt mandroïdes du Califat, répondit Prospéra. Les serviteurs ont mis un mois à récurer toutes les taches de sang.

Moira releva vivement la tête.

— Caliban est toujours en vie ?

— Oh ! oui. Demande donc à notre ami Harman.

Elle jeta un regard en coin à ce dernier, mais se retourna aussitôt vers Prospéra.

— Je suis surprise que Caliban ne m’ait pas violée, lui aussi.

Prospéro eut un triste sourire.

— Oh ! il a essayé, ma chère Miranda, il a essayé à plusieurs reprises, mais le sarcophage refusait de s’ouvrir pour lui. Si le monde s’était plié à la volonté et au membre de Caliban, il aurait depuis longtemps peuplé cette Terre de petits Calibans sortis de ton ventre.

Moira frissonna. Puis elle se tourna de nouveau vers Harman, faisant comme si le vieillard n’était pas là.

— Je dois tout savoir de votre histoire, de votre caractère et de votre vie. Tendez votre paume.

Posant le coude droit sur la table, elle lui présenta la paume de sa main.

Harman imita son geste, sans toutefois la toucher.

— Non, pas comme ça, dit-elle. Les humains à l’ancienne ont donc oublié la fonction partage ?

— En effet, dit Prospéro. Avant que l’eiffelbahn n’inhibe ses capacités, notre ami Harman ne pouvait ouvrir que les fonctions localisation, allnet, proxnet et farnet. Et ce uniquement en visualisant certaines figures géométriques.

— Sainte Mère ! s’exclama Moira en laissant retomber sa main. Est-ce qu’ils savent encore lire ?

— Uniquement Harman, plus les quelques personnes qui ont suivi son enseignement ces derniers mois, répondit Prospéro. Oh ! j’ai oublié de préciser que notre ami avait récemment découvert le siglage.

— Le siglage ? répéta-t-elle en riant. Mais cette fonction ne sert pas à comprendre les livres. Elle sert à les indexer, c’est tout. Autant jeter un coup d’œil à une recette de cuisine et conclure qu’on a fini de dîner. Harman et ses semblables doivent former la plus stupide sous-espèce d’homo sapiens jamais brevetée.

— Hé ! fit l’intéressé. Arrêtez de parler de moi comme si je n’étais pas là. Et même si j’ignore tout de cette fonction partage, je vous assure que j’apprends vite. En attendant, parlons. J’ai moi aussi des questions à poser, vous savez.

Moira le fixa. Il remarqua qu’elle avait des yeux d’un splendide gris-vert.

— Oui, dit-elle au bout d’un temps, j’ai été grossière. Vous êtes sans doute venu de très loin pour me réveiller – ce que vous n’avez pas fait de votre propre volonté – et je suis sûre que vous préféreriez être ailleurs. Le moins que je puisse faire est de me montrer polie et de répondre à vos questions.

— Pouvez-vous me montrer comment utiliser cette fonction partage dont vous parliez ? demanda Harman.

Cette femme ressemblait tellement à Savi, dans son aspect comme dans sa voix, qu’il était décidé à ne pas se fâcher avec elle.

— Et puis, ajouta-t-il, j’aimerais aussi pouvoir me faxer sans l’aide d’un pavillon. Comme le fait Ariel.

— Ah ! Ariel, fit Moira en jetant un regard à Prospéro. Les humains à l’ancienne ont oublié le libre-fax ?

— Ils ont presque tout oublié, répliqua Prospéro. Mais c’est ton peuple qui les y a obligés, Moira. Les Vala, les Tirzah, les Rahaba… toutes ces Beulah sans Urizen.

Moira fit passer sur sa main la lame de son couteau.

— Pourquoi as-tu utilisé cet homme pour me réveiller, Prospéro ? Sycorax aurait-elle consolidé sa puissance et libéré de ton emprise ce monstre de Caliban ?

— Oui, c’est ce qu’elle a fait, oui, il est désormais libre, murmura Prospéro. Mais si j’ai cru bon de te réveiller, c’est parce que Sétébos foule désormais ce monde.

— Sycorax, Caliban et Sétébos, récita Moira.

Elle aspira une goulée d’air sans desserrer les dents, produisant un bref sifflement.

— À eux trois, murmura Prospéro, la sorcière, le demi-diable et la chose des ténèbres sont capables de contrôler et la Terre et la Lune, de commander aux marées, de déchaîner les puissances qu’ils maîtrisent.

Moira acquiesça et se mordilla la lèvre inférieure.

— Quand ton eiffelbahn est-elle censée repartir ?

— Dans une heure. Vas-tu monter à son bord, chère Miranda ? Ou bien comptes-tu te rendormir dans ton cercueil fax, afin que tes atomes et tes souvenirs soient indéfiniment restaurés dans une boucle sans fin ?

— Je monterai dans ta putain de cabine. Et j’aurai récupéré dans les banques de données ce que je dois savoir sur ce monde meilleur où me voici re-née. Mais d’abord, le jeune Prométhée a des questions à me poser, et j’ai une suggestion à lui faire pour l’aider à recouvrer toutes ses fonctions potentielles.

Elle leva les yeux vers l’apex du dôme.

— Non, Moira, fit Prospéro.

— Harman, murmura-t-elle en plaçant doucement une main sur la sienne, posez vos questions.

Il s’humecta les lèvres.

— Êtes-vous vraiment une posthumaine ?

— Oui. C’est le nom que nous donnait le peuple de Savi avant le dernier fax.

— Pourquoi ressemblez-vous à Savi ?

— Ah !… vous l’avez donc connue ? Eh bien, je serai informée de son sort en ouvrant la fonction mise à jour. Je connaissais Savi, mais, plus important encore, Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep était amoureux d’elle, alors qu’elle ne l’aimait point – ils n’appartenaient pas à la même tribu, pour ainsi dire. J’ai donc emprunté sa forme, sa mémoire, sa voix… je lui ai tout emprunté… avant de venir ici.

— Comment avez-vous fait pour prendre sa forme ?

Moira se tourna une nouvelle fois vers Prospéra.

— Ce peuple ne sait vraiment plus rien, n’est-ce pas ? (S’adressant de nouveau à Harman :) Les posthumains que nous étions n’avaient plus besoin de corps, mon jeune Prométhée. Du moins dans l’acception que vous avez de ce terme. Nous n’étions que quelques milliers, mais nous nous étions extraits du patrimoine génétique de l’humanité, et ce grâce au savoir génétique de l’avatar de la logosphère cyberspatiale ici présent…

— Il n’y a pas de quoi, dit Prospéra.

— Lorsque nous souhaitions prendre forme humaine – une forme qui était toujours féminine, je le précise –, il nous suffisait de l’emprunter.

— Mais comment ? insista Harman.

Moira poussa un soupir.

— Les anneaux sont-ils toujours dans le ciel ?

— Évidemment.

— Le polaire et l’équatorial ?

— Oui.

— À votre avis, quelle est leur nature, Harman Prométhée ? Il y a plus d’un million de petits objets qui tournent là-haut… qu’en pense donc votre peuple ?

Harman s’humecta les lèvres une nouvelle fois. L’air était très sec à l’intérieur du mausolée.

— C’est là que se trouvait la firmerie, où nous étions rajeunis à intervalles réguliers, cela nous le savions. Quant aux autres objets, la plupart d’entre nous pensent qu’il s’agit de vos demeures – des demeures des posts. Et de vos machines. Il y a aussi des cités orbitales comme celle de Prospéra. J’y suis allé l’année dernière, Moira. J’ai contribué à sa destruction.

— Ah bon ? fit-elle en jetant un coup d’œil au mage. Eh bien, bravo, jeune Prométhée. Mais vous vous trompez en pensant que ces millions d’objets orbitaux, qui sont beaucoup plus petits que l’île de Prospéra, sont des habitats ou des machines affectés à notre seul usage. Certes, on trouve dans le lot une douzaine d’habitats spatiaux, ainsi que plusieurs milliers de générateurs de trous-de-ver géants, d’accumulateurs de trous noirs, de prototypes élaborés dans le cadre de notre programme de voyage interdimensionnel, de générateurs de trous de brane… mais la majorité de ces objets orbitaux tournent pour vous.

— Pour moi ?

— Savez-vous ce qu’est le fax ?

— Je me suis faxé toute ma vie durant, répliqua Harman.

— Oui, naturellement, mais savez-vous ce que c’est ?

Harman inspira à fond.

— Nous n’y avions jamais vraiment réfléchi, mais durant notre périple de l’année dernière, Savi et Prospéra nous ont expliqué que les pavillons fax transformaient notre corps en énergie cryptée et qu’il était reconstitué dans le nœud de destination, ainsi que notre esprit et notre mémoire.

Moira opina.

— Sauf que ces nœuds et ces pavillons n’étaient pas nécessaires, déclara-t-elle. Il s’agissait de leurres destinés à empêcher les humains à l’ancienne de fourrer leur nez là où ils n’avaient rien à faire. Cette forme de téléportation mobilisait une quantité phénoménale de ressources informatiques, même quand on disposait des mémoires à bulles et des ordinateurs à ADN de Calabi-Yau parmi les plus évolués. Avez-vous une idée de la mémoire nécessaire pour stocker les données physiques et physiologiques d’un être humain, sans parler du front d’ondes holistique de sa personnalité et de ses souvenirs ?

— Non, répondit Harman.

Moira désigna le sommet du dôme, mais il comprit qu’elle attirait en fait son attention sur les anneaux polaire et équatorial qui tournaient dans le ciel indigo.

— Un million de banques de mémoire orbitales, dit-elle. Chacune d’elles est dédiée à un humain à l’ancienne. Parmi toutes ces machines pataudes qui tournent dans le ciel, parmi les systèmes de téléportation alimentés par trou noir – satellites GPS, scanners, réducteurs, compilateurs, récepteurs et transmetteurs –, quelque part dans le ciel, mon Harman Prométhée, il y a un astre qui porte votre nom.

— Pourquoi un million ? s’enquit Harman.

— Le chiffre minimal pour entretenir un cheptel viable, mais je pense que vous devez être beaucoup moins nombreux aujourd’hui, puisque nous n’autorisions qu’une naissance par femme. De mon temps, il n’existait que neuf mille cent quatorze spécimens de votre espèce – tous équipés de nanofonctions actives – et quelques centaines de milliers d’humains à l’antique en voie d’extinction, comme mon bien-aimé Ahman Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep, ultime représentant de sa dynastie.

— Que sont les voynix ? demanda Harman. D’où viennent-ils ? Pourquoi se sont-ils si longtemps comportés en domestiques muets pour s’attaquer à mon peuple après que Daeman et moi avons détruit la fumerie et l’île de Prospéro ? Comment pouvons-nous les stopper ?

— Ça fait beaucoup de questions, soupira Moira. Si vous voulez connaître les réponses, il vous faut un contexte. Pour obtenir ce contexte, vous devez lire tous ces livres.

Harman sursauta et il parcourut du regard la paroi interne du dôme tapissée d’étagères. Il n’avait pas les connaissances requises pour calculer le nombre de livres, mais il l’estimait – à vue d’œil – à un million au bas mot.

— Lesquels, plus précisément ? demanda-t-il.

— Tous, répondit Moira, qui leva la main pour décrire un cercle dans l’air. Vous en êtes capable, vous savez.

— Non, Moira, protesta une nouvelle fois Prospéro. Tu vas le tuer.

— Grotesque. Il est jeune.

— Il a quatre-vingt-dix-neuf ans, son corps a soixante-quinze ans de plus que celui de Savi lorsque tu l’as cloné pour parvenir à tes fins. Elle avait déjà des souvenirs. C’est toi qui les portes. Harman n’est pas une table rase.

Moira haussa les épaules.

— Il est sain de corps et d’esprit. Regarde-le.

— Tu vas le tuer, répéta Prospéro. Et avec lui l’une des meilleures armes que nous ayons à opposer à Sétébos et Sycorax.

Harman se sentait partagé entre la colère et l’excitation.

— Qu’est-ce que vous racontez ? demanda-t-il, retirant sa main comme Moira faisait mine de la reprendre. Vous vous attendez à ce que je sigle tous ces livres ? Il me faudrait des mois… des années. Peut-être même des décennies.

— Vous ne devez pas les sigler, dit Moira, vous devez les manger.

— Les manger, répéta Harman.

Était-elle folle avant de se coucher dans son cercueil, songea-t-il, ou l’est-elle devenue à force d’y passer des siècles à se faire dupliquer, cellule par cellule, neurone par neurone ?

— Les manger, confirma Moira. Dans le sens où l’entend le Talmud : pas les lire, mais les manger.

— Je ne comprends pas.

— Savez-vous ce qu’est le Talmud ? demanda Moira.

— Non.

Elle lui désigna l’apex du dôme, quelque soixante-dix étages au-dessus de leurs têtes.

— Là haut, mon jeune ami, se trouve une petite coupole taillée dans le verre le plus clair qui soit, un cabinet d’or, de perles et de cristal dont je détiens la clé dorée. Il s’ouvre au-dedans sur un monde et sur une exquise petite nuit de lune.

— Comme votre sarcophage ? demanda Harman, le cœur bat tant.

— Pas le moins du monde, dit Moira en riant. Ce cercueil n’était qu’un nœud sur le manège du fax, conçu pour me dupliquer au cours des siècles jusqu’à ce que vienne l’heure pour moi de me réveiller et de m’affairer. Je vous parle d’une machine qui vous permettra de lire tous ces livres en profondeur avant que la cabine de l’eiffelbahn quitte la gare du Taj, ce qu’elle fera dans… (Un coup d’œil à sa paume.) Cinquante-huit minutes.

— Ne fais pas ça, Moira, dit Prospéro. Il ne nous sera d’aucune utilité contre Sétébos s’il meurt ou s’il est réduit à l’état de débile.

— Silence, Prospéro, répliqua-t-elle sèchement. Regarde-le. C’est déjà un débile. On pourrait croire que l’ensemble de son espèce a subi une lobotomie depuis l’époque de Savi. Il serait mort que cela ne changerait rien. Si le cabinet fonctionne et s’il y survit, alors peut-être qu’il nous sera utile ainsi qu’à lui-même. (Elle s’empara de la main d’Harman.) Quelle est la chose que tu désires le plus dans cet univers, Harman Prométhée ?

— Rentrer chez moi et retrouver mon épouse.

Moira soupira.

— Je ne peux pas te garantir que le cabinet de cristal – que le savoir contenu dans tous les livres accumulés pendant des siècles par mon cher Ahman Ferdinand Mark Alonzo – te permettra de te faxer chez toi pour y retrouver ton épouse… comment s’appelle-t-elle ?

— Ada.

Harman eut envie de pleurer en prononçant son nom. Pour deux raisons : parce qu’elle lui manquait, parce qu’il l’avait trompée.

— Ada, répéta Moira. Mais je peux te garantir que, si tu ne saisis pas cette chance, jamais tu ne rentreras vivant chez toi et jamais tu ne la retrouveras.

Harman se leva pour s’avancer sur la galerie, cent mètres au-dessus du labyrinthe. Il leva les yeux vers l’apex du dôme, plus de deux cents mètres au-dessus de sa tête, mais il ne distingua rien hormis une tache floue là où les galeries métalliques convergeaient pour dessiner le centre d’une vaste toile d’araignée.

— Harman, ami de Personne… commença Prospéro.

— La ferme, dit Harman au mage de la logosphère. Et à Moira, il lança :

— Allons-y.

Olympos
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