76.

 

Ils décidèrent de voter pour savoir si Personne pourrait emprunter le sonie. L’assemblée générale se tiendrait à midi, heure à laquelle le nombre de sentinelles serait réduit au minimum et la plupart des corvées achevées, de sorte que la majorité des survivants – cinquante-cinq, à présent qu’ils avaient retrouvé Hannah et qu’Elian et ses compagnons les avaient rejoints – pourraient y assister, mais la requête de Personne/Odysseus avait déjà fait le tour du campement, suscitant une hostilité quasi unanime.

Hannah et Ada passèrent une bonne partie de la matinée à discuter. La jeune femme ne se consolait pas de la perte de tant d’amis, sans parler de celle d’Ardis, mais Ada lui rappela qu’on pourrait toujours reconstruire le château – quoique de façon plus primitive.

— Crois-tu que nous vivrons assez longtemps pour cela ? demanda Hannah.

En guise de réponse, Ada ne put que lui étreindre la main.

Elles parlèrent d’Harman, des étranges circonstances de son enlèvement par la créature nommée Ariel, de la certitude qu’avait Ada de le savoir encore en vie.

Elles abordèrent aussi des questions plus superficielles : la préparation de la nourriture au quotidien, la nécessité de renforcer leurs défenses avant une nouvelle offensive des voynix.

— Sait-on pourquoi ce bébé Sétébos les empêche de s’approcher ? s’enquit Hannah.

— Personne n’en a la moindre idée, répondit Ada.

Elle conduisit la jeune sculptrice au bord de la Fosse. La créature – une tique, selon l’expression de Personne – se reposait tout en bas, mains et tentacules ramenés sous son ventre, mais ses yeux jaunes les fixaient avec une indifférence encore plus glaçante que la simple haine.

Hannah se prit la tête entre les mains.

— Ô… ô mon Dieu… ça m’attaque l’esprit à coups de griffes, comme pour forcer le passage.

— Oui, je sais, murmura Ada.

Elle s’était munie d’un fusil à fléchettes, qu’elle braqua machinalement sur la masse de circonvolutions bleu-gris et de mains rosés.

— Et s’il… s’il prenait le pouvoir ? demanda Hannah.

— S’il réussissait à nous contrôler, tu veux dire ? S’il nous retournait les uns contre les autres ?

— Oui.

Ada haussa les épaules.

— Sans doute tentera-t-il de le faire d’un jour à l’autre. Nous en avons déjà discuté. Pour l’instant, nous l’entendons vaguement nous harceler de ses suppliques – comme une mauvaise odeur apportée par le vent –, mais quand il attaque en force, comme il vient de le faire, il ne s’en prend qu’à une victime à la fois. Le reste d’entre nous ne perçoit… comment dirais-je ?… ne perçoit qu’un écho.

— Donc, il ne pourra pas contrôler plus d’une personne, c’est ce que vous pensez ?

Ada haussa les épaules une nouvelle fois.

— Quelque chose comme ça.

Hannah fixa l’arme qu’elle tenait dans ses mains.

— Mais s’il s’en prenait à toi maintenant, tu risquerais de me tuer – de tuer plusieurs personnes – avant que…

— Oui, fit Ada. Nous avons aussi discuté de cela.

— Et avez-vous élaboré un plan ?

— Oui, répéta Ada dans un murmure, immobile au bord de la Fosse. Nous tuerons cette abomination avant que les choses en soient arrivées là.

Hannah acquiesça.

— Mais, avant cela, il faut que tout le monde ou presque ait été évacué. Je comprends pourquoi vous ne souhaitez pas prêter le sonie à Odysseus.

Ada ne put retenir un soupir.

— Sais-tu pourquoi il en a besoin à toute force, Ada ?

— Non. Il refuse de me le dire. Il y a tellement de choses qu’il ne veut pas me dire.

— Et pourtant, tu l’aimes.

— Depuis le jour où nous l’avons rencontré au Golden Gâte.

— Tu coiffais souvent le turin à l’époque où cela fonctionnait, Hannah. Tu sais que l’Odysseus de l’épopée était marié. Nous l’entendions souvent évoquer son épouse Pénélope. Ainsi que Télémaque, son fils adolescent. Ces Achéens parlaient une langue étrange, mais nous les comprenions toujours sans problème.

— Oui, fit Hannah en baissant les yeux.

Au fond de la Fosse, le bébé Sétébos se mit à courir dans tous les sens sur ses multiples mains rosés. Cinq d’entre elles se plaquèrent aux parois, tandis que d’autres agrippaient la grille, tirant dessus jusqu’à faire ployer le métal. Les yeux jaunes de la créature étaient étincelants.

 

Daeman revenait de la forêt pour assister à l’assemblée générale de midi lorsqu’il vit le fantôme. Il portait sur son dos un lourd sac de toile rempli de bois de chauffe et regrettait de ne pas avoir été recruté comme chasseur ou sentinelle, car cela lui aurait épargné quelques ampoules, lorsqu’une femme émergea d’entre les arbres à une douzaine de mètres de lui.

Il ne la perçut tout d’abord qu’en vision périphérique – ce qui lui suffit pour identifier un être humain de sexe féminin, et donc un membre de la communauté d’Ardis plutôt qu’un voynix en maraude – et il continua sa route l’espace de quelques secondes, son fusil à fléchettes pointé vers le sol, les épaules ployant sous le poids de son fardeau, puis il se tourna vers elle pour lui lancer un salut et se figea.

C’était Savi.

Il se redressa et le poids du sac plein de bois faillit le faire choir. On ne pouvait pas parler de réaction disproportionnée. Il était muet de saisissement.

C’était bien Savi… mais pas la Savi grisonnante que Caliban avait tuée et emportée sous ses yeux un an auparavant, dans les infernales cavernes de l’île orbitale de Prospéro : c’était une Savi plus pâle, plus jeune, plus belle.

Savi ressuscitée ? Non.

Un fantôme, songea-t-il en frissonnant. Ses semblables et lui ne croyaient pas aux fantômes, et ce concept même leur était naguère inconnu ; jamais Daeman n’avait entendu ce terme, excepté sous le turin, jamais il n’avait savouré d’histoires de fantômes avant de se mettre à sigler les antiques livres de la bibliothèque d’Ardis.

Mais il s’agissait forcément d’un fantôme.

La jeune Savi ne semblait pas complètement matérielle. Il la vit chatoyer lorsqu’elle l’aperçut, se tourna vers lui et avança dans sa direction. Daeman constata qu’elle était transparente, bien plus encore que l’hologramme de Prospéro qu’il avait rencontré sur l’île orbitale.

Mais il avait l’intuition que ceci n’était pas un hologramme. Ceci était… réel, réel et vivant – une impression qui persista en lui alors même qu’il remarquait qu’elle émettait une sorte d’aura et que ses pieds ne touchaient pas tout à fait le sol, ni les hautes herbes à travers lesquelles elle avançait. Elle était vêtue d’une simple thermopeau. Daeman savait par expérience qu’on se sentait plus que dénudé sous cette fine enveloppe – encore plus fine qu’une couche de peinture – et c’est ainsi qu’elle lui apparaissait à mesure qu’elle s’approchait. Toute nue. Sous le bleu pâle de la thermopeau, on distinguait le moindre de ses muscles, on ne perdait rien du ballottement de ses seins. Daeman s’était habitué au spectacle de Savi en thermopeau, mais à la place de sa poitrine tombante, de ses fesses flasques, de ses cuisses avachies, il découvrait des seins arrogants, un ventre plat et des muscles fuselés.

Il se débarrassa de ses sangles, laissa choir son fardeau et saisit des deux mains son fusil à fléchettes. Daeman distinguait la nouvelle palissade, distante de plus de deux cents mètres, et même les cheveux noirs d’une sentinelle, mais il n’y avait personne d’autre en vue. Il était seul face au fantôme dans ce pré dénudé par l’hiver, à la lisière de la forêt.

— Salut, Daeman.

C’était la voix de Savi. Bien plus jeune, bien plus vibrante que l’organe plein d’autorité dont il se souvenait, mais la voix de Savi, aucun doute là-dessus.

Il resta muet jusqu’à ce qu’elle fasse halte à un pas de lui. Sa substance même semblait fluctuer – opaque à un instant donné, transparente l’instant d’après. Lorsqu’elle paraissait presque solide, il discernait les aréoles autour de ses mamelons légèrement durcis. La jeune Savi était très belle, se dit-il.

Elle le toisa de ses yeux noirs, qu’il n’avait jamais oubliés.

— Tu as l’air en forme, Daeman. Tu as perdu pas mal de poids. Et tu t’es musclé.

Il restait toujours muet. Toute personne s’enfonçant dans la forêt était munie de l’un des sifflets récupérés dans les ruines. Daeman portait le sien autour du cou. Il lui suffirait de le porter à ses lèvres, de souffler dedans, et une douzaine d’hommes et de femmes armés l’auraient rejoint en moins d’une minute.

Savi sourit.

— Tu as raison. Je ne suis pas Savi. Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Si je te connais, c’est par les descriptions de Prospéro, ainsi que grâce à des enregistrements vidéo.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

Sa voix parut rauque, tendue, angoissée à ses propres oreilles. L’apparition haussa les épaules comme si son identité était de peu d’importance.

— Je m’appelle Moira.

Ce nom ne disait rien à Daeman. Savi l’avait-elle prononcé en sa présence ? En tout cas, ce n’était pas le cas de Prospéro. Soudain paniqué, il se demanda si Caliban avait le pouvoir de changer de forme.

— Qu’êtes-vous ? demanda-t-il finalement.

— Ah ! s’exclama-t-elle en partant d’un rire de gorge, le rire de Savi. Voilà une question profondément intelligente. Tu aurais pu me demander : « Pourquoi ressemblez-vous à ma défunte amie Savi ? », mais tu préférerais savoir ce que je suis. Prospéro avait raison. Tu n’as jamais été aussi stupide que tu en avais l’air.

Daeman palpa le sifflet posé contre son torse et attendit.

— Je suis une posthumaine, dit la pseudo-Savi.

— Il n’y a plus de posthumains, répliqua Daeman, saisissant le sifflet entre ses doigts.

— Il n’y avait plus de posthumains, contra la femme chatoyante. Maintenant, il y en a un. Moi.

— Que venez-vous faire ici ?

Elle tendit une main vers lui et la posa sur son bras droit. Daeman s’attendait à ce que ses doigts lui traversent l’épiderme, mais ils étaient aussi solides, aussi réels que ceux de n’importe lequel de ses semblables. Il sentait leur pression sur sa peau à travers le tissu de sa tunique. Il sentait aussi un picotement quasi électrique.

— Je veux t’accompagner pour assister aux débats et au vote qui décidera si, oui ou non, Personne peut emprunter votre sonie, dit-elle à voix basse.

Comment diable est-elle au courant de tout ça ? se demanda-t-il.

— Si vous débarquez parmi nous, il n’y aura sans doute ni débats, ni vote, dit-il à voix haute. Odyss… Personne lui-même voudra savoir qui vous êtes, d’où vous venez et ce que vous voulez.

Elle haussa les épaules une nouvelle fois.

— Peut-être. Mais personne d’autre ne me verra. Je serai visible à tes seuls yeux. Un petit talent dont Prospéro a équipé mes sœurs quand elles sont devenues des dieux, et que j’ai décidé de conserver pour mon usage personnel. Très pratique en cas de besoin.

Il tripota le sifflet de sa main gauche, glissa l’index de la droite sous le pontet de son fusil et regarda Moira qui passait sans arrêt de l’opacité à la transparence. Ce qu’elle venait de dire soulevait trop de questions pour qu’il puisse sélectionner la plus importante. Son intuition lui soufflait que le mieux à faire était de l’amener à rester dans les parages. Mais il n’aurait su expliquer pour quelle raison.

— Pourquoi souhaitez-vous assister aux débats ? s’enquit-il.

— Leur conclusion m’intéresse.

— Pourquoi ? Elle sourit.

— Daeman, si je peux rester invisible aux yeux de tous, Personne inclus, j’aurais également pu le rester aux tiens. Mais je tiens à ce que tu saches que je suis là. Nous aurons des choses à nous dire après les débats, à l’issue du vote.

— Quel genre de choses ?

Daeman avait contemplé les cadavres racornis et momifiés des derniers posthumains dans l’atmosphère viciée du royaume mourant de Prospéro – du moins Savi, Harman et lui les avaient-ils identifiés comme tels. Ils étaient tous de sexe féminin. Ils avaient tous subi les outrages de Caliban. Daeman n’avait aucun moyen de savoir si cette apparition disait la vérité. Elle ressemblait davantage aux déesses qu’il avait pu entrevoir dans l’épopée du turin – Athéné, peut-être, ou une jeune Héré. Pas tout à fait aussi splendide qu’Aphrodite. Un détail lui revint soudain en mémoire : moins d’un an plus tôt, à Paris-Cratère, certains s’étaient mis à dresser des autels aux dieux de la guerre de Troie.

Mais tous les habitants de Paris-Cratère étaient morts, y compris sa mère. Tués et dévorés par Caliban. Leur cité engloutie par la glace bleue de Sétébos. Si ses concitoyens avaient prié les dieux et les déesses du turin, cela ne leur avait servi à rien. Si cette apparition était une déesse sortie de l’épopée du turin, elle ne lui voulait sûrement aucun bien.

— Nous pourrons parler de ton ami Harman, par exemple, dit la silhouette spectrale qui se faisait appeler Moira.

— Où est-il ? Comment va-t-il ? Daeman s’aperçut qu’il avait crié.

— Nous en parlerons après le vote, répondit-elle en souriant.

— Dites-moi au moins pourquoi ce vote est si important, pour quoi vous êtes venue de… je ne sais où… pour y assister.

La dureté de sa voix témoignait de la volonté qui l’habitait désormais.

Moira hocha la tête.

— Je suis venue parce que ce vote sera déterminant.

— Pourquoi ? Pour qui ? Comment ? Elle ne dit rien. Son sourire s’était effacé. Daeman lâcha son sifflet.

— Déterminant parce que nous devons prêter le sonie à Personne ou parce que nous ne devons pas le faire ?

— Je suis ici pour assister au vote, pas pour y participer, répliqua le fantôme de Savi qui se faisait appeler Moira.

— Ce n’est pas ce que je vous ai demandé.

— Je sais, répondit la chose avec la voix de Savi.

La cloche sonna, annonçant le début de l’assemblée générale. On se massait déjà autour du refuge central et des cuisines attenantes.

Daeman n’était pas pressé. Il craignait que cette apparition ne se révélât plus dangereuse qu’un voynix. Mais il savait qu’il lui fallait se décider vite.

— Si vous pouvez assister à la réunion sans être vue de qui conque, pourquoi vous êtes-vous montrée à moi ? demanda-t-il à voix basse.

— Je te l’ai dit, répliqua la jeune femme, c’est ce que j’ai choisi de faire. À moins que je ne sois un vampire : je ne peux entrer dans un lieu que si l’on m’y invite.

Daeman ignorait ce qu’était un vampire, mais il ne pensait pas que ce soit important.

— Non, dit-il. Je ne vous inviterai à pénétrer dans notre refuge que si vous me donnez une bonne raison de le faire.

Moira soupira.

— Prospéro et Harman te décrivaient comme un homme têtu, mais je ne pensais pas que ce serait à ce point.

— Vous parlez d’Harman comme si vous l’aviez vu. Donnez-moi des informations sur lui – où est-il, comment va-t-il ? –, donnez-moi une raison de vous croire.

Moira le fixa de ses yeux pénétrants et il crut qu’un rayon ardent allait en jaillir.

La cloche se tut. L’assemblée venait de commencer.

Daeman ne bougea pas d’un pouce.

— Très bien, dit Moira avec un petit sourire. Ton ami Daeman a une cicatrice au pubis, juste au-dessus du pénis. Je ne lui ai pas demandé d’où elle venait, mais il a dû être blessé après son dernier vingt. Jamais les cuves de soins de l’île de Prospéro n’auraient laissé subsister une telle balafre.

Daeman ne broncha pas.

— Je n’ai jamais vu Harman tout nu. Trouvez autre chose. Moira partit d’un petit rire.

Menteur ! Quand Prospéro et moi lui avons donné une thermopeau, Harman nous a dit qu’il savait l’enfiler – ce n’est pas aussi facile que ça en a l’air – et que vous en aviez porté une durant plusieurs semaines, tous les deux, quand vous vous êtes retrouvés naufragés sur l’île orbitale. Et vous avez dû vous dénuder en présence de Savi pour l’enfiler. Tu l’as vu tout nu, et tu as forcément remarqué sa balafre.

— Pourquoi Harman a-t-il dû mettre une thermopeau ? demanda Daeman. Où est-il ?

— Conduis-moi à l’assemblée, rétorqua Moira. Je te promets de te parler d’Harman après le vote.

— C’est à Ada que vous devez parler. Ils sont… mariés. Il avait encore de la peine à prononcer ce nouveau mot. Moira sourit.

— Je te dirai ce que j’ai à te dire, et tu pourras le répéter à Ada si tu le juges approprié. On y va ?

Elle leva le bras gauche, le pliant légèrement, comme si elle s’attendait à ce qu’il l’escorte lors d’une soirée de gala. Il la prit par le bras.

 

— … et c’est à cela que se résume ma requête, disait Personne/Odysseus lorsqu’il vit Daeman rejoindre les cinquante-quatre autres réfugiés.

La plupart d’entre eux étaient assis sur des duvets ou des couvertures. Quelques-uns se tenaient debout. Daeman se plaça derrière eux, un peu à l’écart.

— Tu veux emprunter notre sonie, le seul appareil qui nous garantisse une chance de survie, résuma Boman, et tu ne veux nous dire ni pourquoi tu en as besoin, ni combien de temps tu comptes le garder.

— C’est exact, répondit Personne. Peut-être n’en aurai-je besoin que pour quelques heures – je pourrais le programmer pour qu’il revienne automatiquement ici. Mais il est possible qu’il ne vous revienne jamais.

— Alors, nous péririons tous, dit Stefe, l’un des rescapés de Hughes Town.

Personne ne répondit pas.

— Dis-nous pourquoi tu en as besoin, lança Siris.

— Non, c’est personnel.

Debout, assis ou à genoux, ils furent nombreux à glousser, comme si le Grec avait voulu plaisanter. Mais Personne ne souriait pas. Il était d’un sérieux imperturbable.

— Trouve-toi un autre sonie ! s’écria Kaman, celui d’entre eux qui se rapprochait le plus d’un expert militaire.

Il avait répété à qui voulait l’entendre que jamais il ne s’était fié au véritable Odysseus, celui de l’épopée du turin qu’il avait suivie pendant dix ans, et qu’il se méfiait encore plus de cette version plus âgée.

— C’est ce que je ferais si je le pouvais, répliqua Personne d’une voix posée. Mais les plus proches, à ma connaissance, se trouvent à des milliers de kilomètres d’ici. La chaloupe volante que j’ai bricolée mettrait trop de temps à m’y conduire, si tant est qu’elle en soit capable. J’ai besoin du sonie aujourd’hui. Tout de suite.

— Pour quoi faire ? demanda Laman, qui massait distraitement sa main mutilée avec sa main valide.

Personne resta muet.

Ada, qui était restée près du guerrier grec après avoir ouvert la séance et présenté sa requête, dit à voix basse :

— Personne, peux-tu nous dire quel bénéfice nous retirerions si nous décidions de te prêter le sonie ?

— Si je réussis dans mon entreprise, il est possible que les nœuds fax se remettent à fonctionner. Dans quelques heures à peine. Quelques jours tout au plus.

Un hoquet de surprise monta de l’assemblée.

— Mais il est beaucoup plus probable qu’ils n’en fassent rien, ajouta le Grec.

— C’est pour cela que tu as besoin du sonie ? interrogea Greogi. Pour réactiver les pavillons fax ?

— Non. Ce serait l’une des conséquences possibles de mon voyage. Possibles, mais peu probables.

— Ce voyage… à bord de notre sonie… nous serait-il profitable d’une autre façon ? s’enquit Ada.

De toute évidence, elle était plus favorable à la requête de Personne que la majorité de l’assemblée.

Personne haussa les épaules.

Le silence qui suivit était si absolu que Daeman entendit deux sentinelles échanger un signal de routine à cinq cents mètres de là. Il se retourna : le spectre dénommé Moira se tenait toujours près de lui, gainé dans sa thermopeau, les bras croisés sur sa poitrine. Aussi incroyable que cela paraisse, aucun de ceux qui avaient remarqué son arrivée – en particulier Ada, Personne et Boman, qui ne l’avaient pas quitté des yeux depuis qu’il avait franchi le mur d’enceinte – n’avait distingué l’apparition.

Personne tendit les bras vers eux, ouvrant grandes ses mains comme s’il voulait tous les toucher – ou peut-être les repousser.

— Vous voulez m’entendre dire que je vais accomplir un miracle afin de vous sauver, déclara-t-il, d’une voix puissante et bien modulée dont les échos rebondissaient sur la palissade. Un tel miracle n’est pas concevable. Si vous restez ici avec votre sonie, vous serez tués tôt ou tard. Même si vous fuyez sur cette île en aval d’ici où vous envisagez de trouver refuge, les voynix vous suivront. Ils sont capables de se faxer, et ils n’ont pas besoin des nœuds fax que vous utilisez. Vous êtes cernés par des dizaines de milliers de voynix, massés à moins de trois kilomètres d’ici ; sur le reste de la planète, les quelques milliers d’autres survivants sont soit en fuite, soit piégés dans des grottes, sur des tours ou dans les ruines de leurs communautés. Les voynix les tueront tous. Votre seul avantage, c’est que les voynix ne vous attaqueront pas tant que cette… chose dans la Fosse restera votre captive. Mais dans quelques jours, dans quelques heures peut-être, cette tique de Sétébos sera suffisamment forte pour sortir de sa geôle et pénétrer dans vos esprits. Croyez-moi sur parole, c’est là un sort qui n’a rien de souhaitable. Et, au bout du compte, les voynix finiront quand même par donner l’assaut.

— Raison de plus pour que nous gardions le sonie ! lança Caul.

Personne tourna ses mains vers le ciel.

— Peut-être. Mais vous n’aurez bientôt plus un seul refuge sur cette planète. Pensez-vous être les seuls à disposer d’une fonction localisation ? Si vos fonctions ne répondent plus, celles des voynix et des calibani sont toujours actives. Ils vous retrouveront. Sétébos aussi vous retrouvera, une fois qu’il aura fini de se repaître de l’histoire de votre planète.

— Apparemment, tu ne nous donnes aucune chance, dit Tom, le paisible médecin.

— Non, répondit Personne en haussant le ton. Il ne m’appartient pas de vous donner une chance, même si mon voyage peut vous en accorder une par accident, à condition que je réussisse. Mais mes chances de succès sont faibles – je ne vous mentirai point. Vous méritez qu’on vous dise la vérité. Mais si un important changement échoue à se produire, vos chances de succès – de survie – seront réduites à zéro, sonie ou pas sonie.

Daeman, qui s’était juré de ne pas participer aux débats, s’entendit crier :

— Pouvons-nous aller dans les anneaux, Personne ? Le sonie pourrait nous y conduire – six à la fois. Il m’a ramené ici depuis l’île de Prospéra, dans l’anneau e. Serions-nous en sécurité dans les anneaux orbitaux ?

Tous se tournèrent vers lui. Pas un seul regard ne se porta sur Moira, dont la silhouette chatoyante se trouvait à moins de deux mètres de Daeman.

— Non, fit Personne. Vous ne seriez pas en sécurité dans les anneaux.

Une femme brune nommée Edide se leva soudain. On aurait dit qu’elle riait et sanglotait en même temps.

— Tu ne nous laisses aucune chance, bon sang !

Pour la première fois – et comme c’était exaspérant ! –, Odysseus/Personne sourit, et sa barbe poivre et sel faisait ressortir l’éclat de ses dents blanches.

— Il ne m’appartient pas de vous laisser une chance, dit-il d’une voix dure. C’est aux Moires de le faire ou de ne point le faire. Mais vous avez la possibilité de me donner une chance… ou de ne point le faire.

Ada s’avança d’un pas.

— Votons. Je pense que personne ne devrait s’abstenir, car tout dépend de ce vote. Ceux qui sont pour que nous laissions Odysseus… pardon, je veux dire Personne… emprunter notre sonie, levez la main droite. Ceux qui sont contre, ne levez pas la main.

Olympos
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