4.

 

Sous les yeux de Ménélas, le vent d’ouest attisa les braises du bûcher funéraire, y faisant naître quelques langues de feu qui se transformèrent aussitôt en fournaise. À peine Hector était-il arrivé au pied des marches que la pile de bois s’embrasa de partout.

— C’est maintenant ou jamais, se dit Ménélas.

La délégation achéenne avait rompu les rangs, cédant à la pression de la foule qui s’écartait du bûcher, et, profitant de la confusion, Ménélas quitta ses camarades argiens pour se faufiler parmi les fantassins troyens placés au premier rang. Puis il les contourna par la gauche, visant le temple de Zeus et l’escalier qui y conduisait. Il remarqua que la chaleur et les escarbilles – le vent soufflait en direction du balcon royal – avaient fait reculer Priam, Hélène et les autres, mais également – détail qui avait son importance – les soldats barrant l’accès à l’escalier, de sorte qu’il avait la voie libre.

— Comme si les dieux me venaient en aide.

Et c’est peut-être le cas, songea-t-il. On entend dire chaque jour que tel Troyen ou tel Argien a repris le contact avec les dieux de naguère. Ce n’est pas parce que mortels et immortels se font désormais la guerre qu’on va renoncer aux liens du sang et aux bonnes vieilles habitudes. Parmi les pairs de Ménélas, il en connaissait des douzaines qui faisaient la nuit des offrandes aux dieux, comme ils l’avaient toujours fait, pour les affronter à nouveau le jour venu. Et Hector en personne ne venait-il pas d’invoquer Zéphyr et Borée, dieux du vent d’ouest et du vent du nord, pour l’aider à allumer le bûcher funèbre de son frère ? Et ceux-ci ne s’étaient-ils pas exécutés, bien que le bûcher en question fût souillé des os et des tripes de Dionysos, le propre fils de Zeus, comme s’il se fût agi d’offrandes inadéquates comme on en jette aux chiens ?

— Vivre de nos jours, c’est vivre dans la confusion, dit une voix dans l’esprit de Ménélas.

— Ne t’inquiète pas, répliqua une autre, la plus cynique, qui l’avait précédemment encouragé à tuer Hélène, tu ne vas pas vivre très vieux, mon gars.

Ménélas marqua une pause au pied de l’escalier pour tirer son épée du fourreau. Personne ne le remarqua. Tous les regards étaient rivés au bûcher funéraire, qui brûlait et crépitait tout son soûl à trente pieds de là. Des centaines de soldats levèrent la main qui tenait leur épée pour se protéger les yeux et le visage de la chaleur des flammes.

Ménélas posa le pied sur la première marche.

L’une des vierges voilées qui avaient apporté l’huile et le miel émergea du portique du temple, à dix pieds à peine de Ménélas, et se dirigea vers les flammes. Tous les regards se tournèrent dans sa direction et Ménélas dut se figer sur sa marche et baisser son épée, car il se tenait juste derrière elle et ne souhaitait pas attirer l’attention sur lui.

La femme arracha son voile. Un hoquet de stupeur monta des Troyens assemblés.

— Œnoné ! s’écria une femme sur le balcon.

Ménélas se tordit le cou pour mieux voir. Priam, Hélène, Andromaque et quelques autres s’étaient avancés de quelques pas en percevant la rumeur de la foule. Ce n’était pas Hélène qui venait de crier, mais l’une des esclaves accompagnant les dignitaires.

Œnoné ? Ce nom lui était vaguement familier, et il l’associait à la période ayant précédé les dix années de guerre, mais sans pouvoir en dire davantage. Il ne pouvait se concentrer que sur les trente prochaines secondes. Seules quinze marches le séparaient d’Hélène, et personne n’était plus là pour lui barrer le passage.

— Je suis Œnoné, l’épouse légitime de Paris ! hurla la dénommée Œnoné, dont la voix était presque étouffée par la furie du vent et la vigueur des flammes.

L’épouse légitime de Paris ? Sous le coup de la surprise, Ménélas hésita. De plus en plus de Troyens sortaient du temple et des ruelles voisines pour savourer le spectacle. Quelques hommes s’installèrent sur l’escalier qu’il comptait emprunter. L’Argien roux se rappela alors ce qu’il avait entendu dire à Sparte, après l’enlèvement d’Hélène, à savoir que Paris était marié à une femme plutôt quelconque, de dix ans son aînée, et qu’il l’avait abandonnée du jour où les dieux l’avaient aidé à s’emparer d’Hélène. Œnoné.

— Ce n’est pas Phœbos Apollon qui a tué Paris, fils de Priam, glapit la dénommée Œnoné. C’est moi !

On entendit des jurons et des obscénités, et les soldats troyens les plus proches s’avancèrent vers la perturbatrice, comme pour la maîtriser, mais leurs camarades les retinrent. La majorité du public souhaitait entendre sa tirade.

Ménélas aperçut Hector à travers les flammes. Le plus grand héros d’Ilium était réduit à l’impuissance, séparé qu’il était de cette vieille folle par le feu qui dévorait le cadavre de son frère.

Œnoné se tenait si près des flammes que des plumets de vapeur montaient de sa robe. Celle-ci semblait mouillée, comme si elle s’était aspergée d’eau pour préparer son intervention. On distinguait nettement ses seins plantureux qui pendaient sous le tissu trempé.

— Ce ne sont pas les flammes issues des mains de Phœbos Apollon qui ont tué Paris ! reprit la harpie. Lorsque, il y a dix jours de cela, le dieu et mon époux ont disparu dans le temps ralenti, ce fut pour s’affronter en duel – un duel d’archers, comme l’avait prévu Paris. Mais l’homme comme le dieu ont raté leur coup. C’est un mortel – ce couard de Philoctète – qui a tiré la flèche fatale qui a terrassé mon époux !

Et Œnoné de pointer du doigt le vieux Philoctète, qui se tenait près d’Ajax le Grand parmi les capitaines achéens.

— Mensonges ! hurla l’archer, qu’Odysseus venait à peine d’arracher à son île d’exil et de souffrance, des mois après le début de la guerre contre les dieux.

Sans lui prêter attention, Œnoné se rapprocha des flammes. La peau de son visage et de ses bras nus rougit sous l’effet de la chaleur. La vapeur montant de ses vêtements se fit aussi épaisse que la brume.

— Lorsque Apollon s’est TQ à Olympos, frustré de sa victoire, c’est ce lâche Argien rancunier qui a planté dans le ventre de mon époux une flèche empoisonnée !

— Comment sais-tu cela, femme ? intervint Achille, dont la voix était cent fois plus claironnante que celle de la veuve éplorée. Aucun de nous n’a suivi Apollon et le fils de Priam quand ils sont passés en temps ralenti. Personne n’a vu leur affrontement !

— Découvrant la traîtrise à laquelle avait succombé mon époux, Apollon l’a TQ sur les flancs du mont Ida, où je demeure en exil depuis dix ans et plus… reprit Œnoné.

On entendait monter quelques cris, mais la majorité des personnes présentes sur la place, ainsi que sur les remparts et les toits des immeubles voisins, observait un silence plein d’expectative.

— Paris m’a suppliée de le reprendre… glapit la femme en pleurs. (Ses cheveux fumaient avec autant de fureur que sa robe, et même ses larmes semblaient s’évaporer.) Il se mourait du poison grec, qui lui marbrait de noir le ventre et les attributs virils, mais il m’a suppliée de le guérir.

— Comment une mégère comme toi aurait-elle pu le guérir de ce poison ? tonna Hector, prenant enfin la parole, d’une voix dont la résonance égalait celle d’un dieu.

— Un oracle avait dit à mon époux que moi seule pourrais le guérir d’une telle plaie, répondit Œnoné d’une voix éraillée, soit qu’elle eût trop crié, soit qu’elle succombât à la chaleur.

Ménélas entendait clairement son discours, mais il se dit que le gros de l’assistance en était bien incapable.

— Il m’a suppliée dans son tourment, reprit-elle, il m’a priée d’appliquer un baume sur sa plaie mortelle. « Ne me déteste point, a imploré Paris. Si je t’ai délaissée, c’est parce que les Moires m’avaient ordonné d’aller vers Hélène. Comme je regrette d’avoir introduit cette créature dans le palais de Priam ! Je t’en conjure, Œnoné, par l’amour que nous avons jadis partagé, par les vœux que nous avons jadis prononcés, pardonne-moi et guéris-moi. »

Sous les yeux de Ménélas, elle fit deux pas de plus vers le bûcher, et les flammes vinrent lui lécher les pieds, racornissant le cuir de ses sandales.

— Et j’ai refusé ! beugla-t-elle à pleins poumons. Il est mort. Mon seul amour, mon seul amant, mon seul époux est mort. Il est mort dans d’atroces souffrances, en proférant des jurons obscènes. Aidée de mes servantes, j’ai tenté d’incinérer son corps – d’offrir à mon pauvre époux condamné par les Moires le bûcher de héros qu’il méritait –, mais les arbres étaient épais et durs à scier, et nous n’étions que de faibles femmes, et j’ai échoué à lui rendre cet honneur tout simple. Lorsque Phœbos Apollon a vu comme nous avions pauvrement traité ses restes, il a de nouveau pris son ennemi en pitié, il a TQ le cadavre de Paris sur le champ de bataille et l’a laissé émerger du temps ralenti, comme s’il avait péri lors du combat.

» Je regrette de ne pas l’avoir guéri, conclut Œnoné. Je regrette ce que j’ai fait.

Elle se tourna vers le balcon pour jeter un long regard dans sa direction, mais sans doute l’épaisse fumée l’empêchait-elle de distinguer qui que ce soit, sans parler de la douleur qui devait affliger ses yeux.

— Mais au moins cette pétasse d’Hélène ne l’a-t-elle plus jamais revu vivant.

Un murmure monta des Troyens assemblés, qui tourna bientôt au grondement.

Réagissant avec un temps de retard, une douzaine de soldats se précipitèrent vers Œnoné pour la capturer à des fins d’interrogatoire.

Elle monta sur le bûcher funèbre.

Ses cheveux s’embrasèrent, puis sa robe. Aussi incroyable, aussi impossible que cela paraisse, elle continua de gravir l’édifice en flammes, alors même que ses chairs étaient en train de se consumer, de se calciner, de se rétracter comme du parchemin. Elle ne parut réagir que lors des dernières secondes précédant son trépas. Mais ses hurlements semblèrent résonner sur la place durant plusieurs minutes, plongeant la foule dans un silence stupéfait.

Lorsque les Troyens reprirent la parole, ce fut pour exiger des Achéens qu’ils leur livrent Philoctète.

Furieux, déconcerté, Ménélas leva les yeux vers le balcon. La garde royale de Priam entourait tous les dignitaires présents. Une muraille de boucliers troyens et une rangée de javelines troyennes lui barraient désormais le passage.

Quittant sa marche d’un bond, Ménélas passa en courant près du bûcher, sentant la chaleur s’écraser sur ses joues ainsi qu’un poing et comprenant que ses sourcils étaient en train de cramer. Mais, en moins d’une minute, il avait regagné les rangs de ses camarades argiens. L’épée levée comme lui, Ajax, Diomède, Odysseus, Teucros et les autres avaient formé le cercle autour de Philoctète.

Les centaines de soldats troyens qui entouraient les deux douzaines de Grecs levèrent leurs boucliers, puis leurs javelines, et marchèrent sur eux.

Soudain, la voix d’Hector tonna, les figeant tous sur place.

— Arrêtez ! Je vous l’interdis ! Les délires d’Œnoné ne signifient rien – si c’est bien Œnoné qui vient de s’immoler sous nos yeux, car je n’ai pas reconnu cette mégère. Elle était folle à lier ! Mon frère est mort au combat, face à Phœbos Apollon.

Les Troyens furieux ne semblaient point convaincus. Épées et javelines restaient levées. Ménélas parcourut du regard ses camarades condamnés, constatant que si Odysseus plissait le front et Philoctète n’en menait pas large, Ajax le Grand souriait de toutes ses dents, comme impatient de savourer le massacre qui lui coûterait la vie.

Contournant le bûcher, Hector vint s’interposer entre les Grecs et les Troyens. Il ne portait sur lui ni arme ni armure, mais voilà qu’il apparaissait à tous comme l’ennemi le plus redoutable qui fût.

— Ces hommes sont nos alliés, et je les ai invités personnellement aux funérailles de mon frère, s’écria Hector. Vous ne leur ferez aucun mal. Quiconque défie cet ordre périra de ma main. J’en fais le serment sur les os de mon frère !

Achille s’écarta de l’estrade et leva son bouclier. Il était en armure et il était armé, lui. Il ne prononça aucun mot, ne fit aucun geste, mais tous les Troyens prirent conscience de sa présence.

Leurs regards se portèrent sur leur chef de guerre, puis sur Achille, le tueur d’hommes aux pieds rapides, puis sur le bûcher funéraire où les flammes achevaient de consumer le corps de la femme, et ils baissèrent leurs armes. Ménélas sentit tout désir d’affrontement les déserter, vit la confusion se peindre sur leurs visages bronzés.

Odysseus conduisit les Achéens vers les portes Scées. Ménélas et ses camarades abaissèrent leurs épées sans toutefois les remettre au fourreau. Les Troyens s’écartèrent devant eux telle une mer apaisée mais encore assoiffée de noyés.

— Par les dieux… murmura Philoctète au centre du cercle qu’ils formaient, tandis qu’ils franchissaient les portes et passaient entre deux rangées de soldats troyens, je vous jure que…

— Ferme ta gueule, vieux fou, lâcha le puissant Diomède. Un mot de plus avant qu’on ait atteint les nefs noires, et c’est moi qui te tue.

Passé les piques achéennes, les tranchées défensives et les champs de force moravecs, la confusion régnait sur la grève, bien que nul ici n’ait pu être informé de la catastrophe qui venait d’être évitée à Troie. Ménélas s’éloigna de ses camarades pour se mettre à courir sur le sable.

— Le roi est revenu ! cria un piquier en le croisant, soufflant dans une corne comme un perdu. Le commandant en chef est de retour !

— Agamemnon ? se dit Ménélas. Ce n’est pas possible, on ne l’attend pas avant un mois. Voire deux.

Mais c’était bien son frère qui se tenait à la proue de la plus grande des trente nefs noires composant sa flottille. Son armure dorée brillait de mille feux tandis que les rameurs propulsaient le fin navire en direction du rivage.

Ménélas s’avança dans les flots jusqu’à ce que ceux-ci recouvrent ses jambières de bronze.

— Mon frère ! hurla-t-il en agitant les bras comme l’eût fait un enfant. Quelles nouvelles rapportes-tu du pays ? Où sont les guerriers que tu devais nous ramener ?

Séparé de la grève par soixante ou soixante-dix pieds, l’étrave de sa nef noire fendant fièrement les eaux, portée par une forte houle, Agamemnon porta une main à ses yeux comme pour se protéger du soleil de l’après-midi et cria en réponse :

— Ils ont disparu, Atride ! Ils ont tous disparu !

Olympos
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