68.

 

Alors que le soir tombait sur son deuxième jour de randonnée en compagnie de Moira, Harman se surprit à penser à quantité de choses.

Les deux murailles d’eau qui l’entouraient – ils avaient parcouru plus de cent kilomètres depuis la côte, et la profondeur de l’océan atteignait plus de cent cinquante mètres – exerçaient sur lui un effet digne du mesmérisme. Un paquet de mémoire protéinique stockée dans de l’ADN modifié non loin de sa moelle épinière s’insinua dans sa conscience afin de lui donner des détails – (ce mot vient de Franz Anton Mesmer, né le 23 mai 1734 à Iznang, en Souabe, et décédé le 5 mars 1815 à Meersburg, également en Souabe – médecin allemand créateur du mesmérisme, thérapie reposant sur le contrôle sympathique de la conscience du patient et annonçant la pratique de l’hypnotisme…) – mais Harman, perdu dans le labyrinthe de ses pensées, chassa cette intrusion de son esprit. Il arrivait maintenant à faire taire les voix superflues qui résonnaient dans son crâne, mais sa migraine ne l’avait pas pour autant abandonné.

Les murs d’eau qui se dressaient de part et d’autre des quatre-vingts mètres de sol sec le terrifiaient autant qu’ils le fascinaient, et, même au bout de deux jours de marche, il était toujours en proie à la claustrophobie et à la peur de la noyade. Pourtant il avait déjà fait un tour dans la Brèche atlantique, deux ans plus tôt, à l’occasion de son quatre-vingt-dix-huitième anniversaire – parti du nœud fax 124, près du domaine de Loman, dans cette région de l’Amérique du Nord qu’on appelait jadis le New Jersey, il avait marché deux jours vers l’est avant de faire demi-tour, à une allure nettement inférieure à celle que Moira et lui avaient adoptée –, et ces murailles d’eau qui plongeaient la tranchée dans la pénombre l’avaient beaucoup moins dérangé. Certes, songea-t-il, j’étais beaucoup plus jeune. Et je croyais encore à la magie.

Moira et lui n’avaient pas échangé un mot depuis plusieurs heures, mais tous deux avançaient à bonne allure et le silence leur convenait. Harman analysait certaines des informations qui composaient son nouvel univers, mais il se concentrait surtout sur ce qu’il pourrait et devrait faire s’il réussissait à rentrer à Ardis.

La première chose à faire, il le comprenait à présent, serait d’implorer le pardon d’Ada pour cette stupide expédition au Golden Gâte à Machu Picchu. Son épouse et son enfant à naître auraient dû passer au premier plan. Il en avait été conscient sur le moment, mais, maintenant, il le savait.

Ensuite, il lui fallait élaborer un plan susceptible de sauver sa bien-aimée, son enfant à naître, ses amis et son espèce. C’était nettement moins facile.

Ce qui l’était davantage, c’était d’examiner les options que lui proposaient les millions de volumes – littéralement – qu’il avait absorbés.

Primo, il y avait les fonctions réactivées que son corps et son esprit ne cessaient d’explorer, près d’une centaine en tout. La plus importante, du moins sur le court terme, était bien entendu le libre-fax. Les nanomachines dont chaque humain à l’ancienne était équipé pouvaient le transporter d’un point à l’autre de la planète, sans qu’il ait besoin de localiser un nœud et d’utiliser sa console, et même de la planète à l’un quelconque des points dédiés situés sur les 1 108 303 satellites recensés – cités, machines et autres objets. Le libre-fax les sauverait tous de la menace des voynix – sans parler de Sétébos, des calibani et de Caliban lui-même –, mais à condition que les machines fax et les modules de stockage orbitaux soient recalibrés pour les humains.

Secundo, Harman connaissait maintenant plusieurs méthodes pour gagner les anneaux et il comprenait plus ou moins la nature de Sycorax, la sorcière venue d’ailleurs qui régnait sur cet univers orbital jadis dévolu aux posthumains, mais il ignorait comment triompher de celle-ci et de Caliban – car il ne faisait aucun doute pour lui que Sétébos avait dépêché son fils unique dans les anneaux pour désactiver la fonction fax. Et même si les humains parvenaient à redresser la situation, Harman savait qu’il lui faudrait se noyer dans quantité de cabinets de cristal avant de maîtriser le savoir technologique nécessaire pour remettre en route le complexe réseau de machines fax et de satellites capteurs.

Tertio, à mesure qu’il étudiait les multiples fonctions désormais à sa portée – dont plusieurs lui permettaient d’examiner son esprit et son corps, et de localiser les données stockées dans celui-ci –, il comprenait qu’il n’aurait aucune difficulté à partager son nouveau savoir. Grâce à la fonction partage – une variante du siglage –, il lui suffirait de toucher l’un de ses semblables, de sélectionner les paquets de mémoire protéinique qu’il voulait lui transmettre, et l’information passerait de sa chair à la sienne à travers leurs épidémies en contact. Cette procédure, conçue à l’origine près de deux mille ans plus tôt pour les petits hommes verts, avait été bien vite adaptée aux fonctions nanocytes humaines. Tous les humains à l’ancienne étaient équipés de cette capacité mémorielle liée à l’ADN, ainsi que de cent fonctions latentes, mais ils avaient besoin d’un individu informé pour tout remettre en route. Harman ne put s’empêcher de sourire. Moira était parfois… non, souvent… agaçante, avec ses références obscures et autres plaisanteries pour initiés, mais il comprenait maintenant pourquoi elle lui donnait du « Prométhée ». À en croire Hésiode, ce nom signifiait « devin », ou encore « prophète », et, dans les œuvres d’Eschyle, de Shelley, de Wu et autres grands poètes, Prométhée était le Titan rebelle qui volait aux dieux la connaissance – le feu sacré – pour en faire don à la misérable race humaine, conférant à celle-ci un statut presque divin. Presque.

— C’est pour ça que vous avez déconnecté nos fonctions, dit-il, sans même avoir conscience de s’exprimer à voix haute.

— Pardon ?

Il se tourna vers la femme posthumaine qui marchait à ses côtés dans la pénombre.

— Vous ne souhaitiez pas que nous devenions des dieux. C’est pour cela que vous n’avez jamais activé nos fonctions.

— Évidemment.

— Mais tous les posts, toi exceptée, ont décidé de partir dans un autre monde ou une autre dimension pour y jouer aux dieux.

— Évidemment.

Harman avait compris. Le premier commandement d’un dieu, qu’on écrive ce mot avec une majuscule ou une minuscule, était de n’être précédé par aucun autre dieu. Il replongea dans ses pensées.

Ses processus mentaux avaient changé depuis le cabinet de cristal. Alors qu’ils se fixaient naguère sur des objets, des lieux, des personnes ou des émotions, ils s’articulaient désormais autour de figures de style ou de rhétorique, décrivant une danse complexe de métaphores, de métonymies, d’ironies et de synecdoques. Maintenant que des milliards de faits – d’objets, de lieux et de personnes – étaient gravés dans ses cellules, ses pensées se concentraient sur les nuances, les liaisons logiques, les gradations et la conceptualisation. Les émotions étaient toujours présentes – et même renforcées –, mais alors qu’elles jouaient auparavant leur partition à la façon d’une basse couvrant le reste de l’orchestre, elles évoquaient maintenant un violon exécutant un solo aussi puissant que délicat.

Métaphore peu mélodieuse vu le médiocre musicien que je suis, songea-t-il en jetant un regard ironique sur ses propres prétentions. Et allitération trop alambiquée pour un alphabétisé d’avant-hier.

En dépit de son attitude empreinte de dérision, il savait qu’il avait désormais le pouvoir de considérer les choses – les personnes, les lieux, les objets, les sentiments, lui-même – avec le type d’acuité que l’on n’acquiert qu’avec la maturité, le respect des nuances et l’acceptation de soi, après avoir compris que l’ironie, la métaphore, la synecdoque et la métonymie ne sont pas seulement des figures de rhétorique mais des caractéristiques de l’univers réel.

S’il pouvait reprendre le contact avec ses semblables, gagner une communauté quelconque, ses nouvelles fonctions altéreraient à jamais le destin de l’humanité. Il n’était pas question pour lui de forcer quiconque, mais comme la présente itération de l’homo sapiens était sur le point d’être éradiquée de ce monde post-postmoderne, il ne pensait pas que ses représentants, en butte aux assauts des voynix, des calibani et d’une gigantesque cervelle à pattes buveuse d’âmes, soient opposés à l’idée d’acquérir de nouveaux dons, de nouveaux pouvoirs et une nouvelle chance de survie.

Mais, sur le long terme, ces fonctions sont-elles favorables à la survie de l’espèce ? se demanda Harman.

En guise de réponse, son esprit lui souffla le cri par lequel un maître zen réagit à la question stupide posée par l’un de ses disciples – « Mu ! » –, ce qui signifie à peu près : « Laisse tomber ta question, imbécile ! » En règle générale, cette syllabe est suivie du mot « Qwatz ! », le cri tout aussi bref que pousse le maître zen en se levant d’un bond pour bastonner le disciple stupide avec sa lourde férule.

Mu. Il n’est pas question de « long terme » dans le cas présent : la décision appartient à mes enfants et à leurs enfants. Pour le moment, tout – tout – relève du court terme.

Et la perspective de se faire étriper par un voynix bossu est une forte incitation à la concentration mentale. Si les fonctions ne répondaient plus – Harman savait que tel était le cas des fonctions localisation, allnet, proxnet, farnet et siglage –, cela signifiait que quelqu’un dans les anneaux avait désactivé les transmetteurs en même temps que les machines fax.

Si on réussissait à les réactiver…

Mais comment s’y prendre ?

Harman se demanda pour la énième fois comment il pourrait se rendre dans les anneaux pour tout remettre en route : les fonctions et le fax, mais aussi les serviteurs et l’alimentation en énergie.

Il avait besoin de savoir s’il y avait là-haut d’autres créatures que Sycorax et de quelles défenses elles disposaient. Sur ce point pourtant crucial, les millions de livres qu’il avait dévorés dans le cabinet de cristal étaient désespérément muets.

— Pourquoi vous n’avez pas voulu me TQ dans les anneaux, Prospéra et toi ? demanda Harman.

En se tournant vers Moira, il constata qu’il la distinguait à peine dans l’obscurité. Seule la lueur des anneaux éclairait les contours de son visage.

— Nous préférions ne pas, répondit-elle, parodiant Bartleby de façon irritante.

Harman pensa à l’arme à feu que contenait son sac à dos. S’il la braquait sur Moira – qui n’aurait aucun doute sur la sincérité de ses intentions, les posthumains étant certainement équipés de fonctions leur permettant de déchiffrer le visage et le corps humains –, cela suffirait-il pour la convaincre de le conduire dans les anneaux, ou tout simplement à Ardis ?

Il savait que non. Jamais elle ne lui aurait donné cette arme si elle l’avait jugée menaçante. Sans doute l’avait-elle équipée de contre-mesures – un circuit dans le mécanisme de tir qui réagirait à une onde mentale posthumaine –, à moins qu’elle ne soit tout simplement à l’épreuve des balles.

— Le mage et toi, vous m’avez fait kidnapper par Ariel, puis vous m’avez conduit de l’Inde à l’Himalaya, à seule fin de me noyer dans le cabinet de cristal pour y faire mon éducation.

Jamais il n’avait proféré autant de mots depuis qu’il était descendu dans la Brèche, et il fut frappé par leur redondance et leur banalité.

— Pourquoi avez-vous fait cela, si vous ne tenez pas à ce que je triomphe de Sétébos et des autres méchants ? conclut-il.

Moira ne sourit pas cette fois-ci.

— Si tu es censé monter dans les anneaux, tu trouveras un moyen de le faire.

« Censé », voilà qui tient de la prédestination calviniste, répliqua Harman.

Il enjamba un buisson de corail desséché. Jusqu’ici, la Brèche s’était révélée étonnamment praticable – ponts de fer jetés sur les quelques abysses qu’ils avaient rencontrés, sentiers creusés au laser ou aux explosifs dans la roche ou le corail, pentes relativement douces ou pourvues d’un câble métallique en guise de rambarde quand elles étaient plus accentuées –, de sorte qu’il n’avait guère besoin de regarder où il mettait les pieds. Mais l’obscurité montante commençait à lui poser problème.

Comme Moira n’avait pas réagi à son astuce vaseuse, il reprit :

— Il y a d’autres firmeries.

— Prospéra te l’avait déjà dit.

— Ouais, mais je viens seulement de comprendre. Les humains à l’ancienne comme moi ne sont pas obligés de mourir ou de réinventer la médecine. Il y a d’autres cuves de restauration dans les anneaux.

— Bien entendu. Les posthumains souhaitaient entretenir une population d’un million de personnes. Il y a d’autres firmeries, et d’autres cuves à asticots bleus, sur d’autres îles orbitales, dans l’anneau polaire et dans l’équatorial. C’est évident, non ?

— En effet, c’est évident, mais rappelle-toi que j’ai autant de jugeote qu’un nouveau-né.

— Je ne l’ai pas oublié.

— Je ne possède aucune donnée précise sur l’emplacement de ces firmeries, dit Harman. Peux-tu me dire où elles se trouvent ?

— Je te les montrerai ce soir, une fois que nous aurons éteint le feu de camp, répliqua sèchement Moira.

— Sur une carte des anneaux, ce serait préférable.

— Possèdes-tu une carte des anneaux, mon jeune Prométhée ? Cela fait-il partie des éléments que tu as absorbés au Taj ?

— Non, admit Harman, mais tu peux nous en dresser une – avec les coordonnées orbitales et le reste.

— Songerais-tu à l’immortalité si tôt après ta naissance, Prométhée ?

L’immortalité ? se demanda Harman. Puis il se rappela l’image qui l’avait incité à déduire la présence de firmeries en sommeil dans les anneaux : Ada, enceinte et blessée.

— Pourquoi l’île de Prospéro abritait-elle toutes ces cuves équipées d’émetteurs-récepteurs fax ? demanda-t-il.

Alors même qu’il posait cette question, la réponse lui apparaissait avec une limpidité de cauchemar.

— Une idée de Prospéro pour nourrir Caliban, son prisonnier, répondit Moira.

Harman sentit son estomac se nouer. C’était en partie à cause de la haine que lui avait toujours inspirée le mage, l’avatar de la logosphère. Mais cette réaction s’expliquait aussi par le fait qu’il n’avait rien mangé depuis l’aube, se contentant en guise de petit déjeuner de deux bouchées de barre nutritive – il avait même négligé de téter le tube de son hydrateur depuis plusieurs heures.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ? demanda-t-il à Moira.

Il fait trop noir pour marcher, répondit la posthumaine. Préparons un bon feu, et ensuite nous ferons cuire nos saucisses, ainsi que quelques marshmallows, et nous entonnerons des chansons de feu de camp. Après, tu pourras dormir quelques heures et rêver à un avenir éternel parmi les asticots bleus.

— Tu sais, fit Harman, il y a des moments où tu es vraiment une emmerdeuse de première.

Moira daigna enfin sourire. Au sein des ténèbres, l’éclat de ses dents évoquait le chat du Cheshire.

— Lorsque mes nombreuses sœurs étaient encore ici, avant qu’elles s’en aillent pour devenir des dieux – des dieux masculins pour la plupart, ce que je considérais comme une régression –, elles me disaient souvent la même chose. Allez, sors de ton sac le bois et les algues asséchés que nous avons pris la précaution de ramasser durant la journée et fais-nous un bon feu… gentil humain à l’ancienne.

Olympos
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