93.
Sept ans et cinq mois après la chute d’Ilium :
Moira se téléporta au centre du pré inondé de soleil. La journée était splendide. Les papillons bruissaient sous les ombrages et les abeilles bourdonnaient autour des fleurs de trèfle.
Un soldat rocvec s’approcha d’elle avec circonspection, lui adressa la parole avec politesse et la conduisit au sommet de la colline, où une petite tente – un simple pavillon de toile, en fait – frissonnait doucement sous la brise venue du sud. Plusieurs tables étaient installées à l’abri du soleil et une demi-douzaine d’hommes et de moravecs examinaient ou achevaient de nettoyer les éclats et artefacts qui s’y étalaient par dizaines.
Le plus petit de ces chercheurs – il était juché sur un tabouret – la vit entrer, quitta son perchoir d’un bond et vint à sa rencontre.
— Moira, quel plaisir de vous voir, dit Mahnmut. Mettez-vous donc à l’ombre et venez vous rafraîchir.
Elle suivit le petit moravec sous la toile.
— D’après votre sergent, vous attendiez ma venue, dit-elle.
— Je l’attends depuis notre dernière conversation, il y a deux ans de cela.
Mahnmut se dirigea vers la table qui servait de bar et en revint avec un verre de limonade glacée. Les autres chercheurs jetaient à la nouvelle venue des regards curieux, mais Mahnmut s’abstint de faire les présentations. Pour le moment.
Moira sirota la limonade avec grand plaisir, remarquant le glaçon qui flottait dans son verre et songeant qu’il devait en arriver quotidiennement, en provenance d’Ardis ou d’une autre communauté, puis elle contempla le pré entourant la tente. Légèrement pentu, il se prolongeait sur quinze cents mètres avant de déboucher sur la rivière, coincé entre la forêt au nord et la lande au sud.
— Ces soldats rocvecs sont-ils ici pour éloigner les curieux ? s’enquit-elle. Les badauds et autres touristes ?
— Ce sont surtout les oiseaux-terreurs et les tyrannosaures qui leur donnent du souci. Mais à quoi pensaient donc les posthumains ? Pour citer Orphu.
— Vous le voyez encore souvent ?
— Tous les jours. En fait, nous nous retrouvons ce soir à Ardis, pour aller au théâtre. Vous viendrez ?
— Peut-être. Comment avez-vous su que j’étais invitée ?
— Vous n’êtes pas la seule à bavarder avec Ariel de temps à autre, ma chère. Un peu plus de limonade ?
— Non, merci.
Moira parcourut le pré du regard une nouvelle fois. On avait procédé à des excavations sur une bonne moitié de sa superficie ; ce n’était pas là l’œuvre des bulldozers, mais plutôt d’une armée de maniaques obsessionnels : on avait ôté la couche supérieure de terre, marqué chaque incision avec des piquets et des cordes tendues, il y avait des panonceaux chiffrés un peu partout, et la profondeur des tranchées allait de quelques centimètres à plusieurs mètres.
— Alors, ami Mahnmut, vous pensez l’avoir enfin retrouvé ? Le petit moravec haussa les épaules.
— Vous n’avez pas idée de la difficulté que nous avons eue à dénicher dans les archives l’emplacement exact de cette ville. On dirait presque que… qu’une puissance… a effacé toutes les références, les coordonnées GPS, les panneaux routiers et le reste. On dirait presque que… qu’une force… ne souhaitait pas que nous retrouvions Stratford-upon-Avon.
Moira le fixa de ses yeux gris-bleu.
— Et pourquoi une puissance… une force… souhaiterait-elle vous empêcher de trouver ce que vous cherchiez, mon cher Mahnmut ?
Nouveau haussement d’épaules.
— Sans vouloir trop m’avancer, je dirais que cette puissance, cette force hypothétique, si elle accepte que les humains se remettent à croître et à se multiplier sur la planète, ne tient pas à ce qu’un certain génie humain y fasse son retour. Moira ne fit aucun commentaire.
— Venez, fit Mahnmut en la traînant vers une table avec un enthousiasme d’enfant. Regardez-moi ça. L’un de nos volontaires l’a trouvé hier sur le site 309.
Il brandit un morceau de pierre aux formes irrégulières. On distinguait sur sa surface d’étranges griffonnages.
— Je n’arrive pas à déchiffrer cette inscription, dit Moira.
— On n’y est pas parvenus tout de suite, nous non plus. Il a fallu que le docteur Hockenberry nous oriente dans la bonne direction. Regardez, ici on distingue les trois lettres IUM, et au-dessous, on voit nettement us, AER et ET.
— Si vous le dites.
— Si, si. Nous savons de quoi il s’agit. Cela fait partie d’une inscription figurant sous un buste – sous son buste –, une inscription qui, selon nos sources, proclamait : JUDICIO PYLIUM, GENIO SOCRATEM, ARTE MARONEM : TERRA TEGIT, POPULUS MAERET, OLYMPUS HABET.
— Je suis un peu rouillée question latin, j’en ai peur.
— C’était aussi notre cas. Voici une traduction : Nestor par le jugement, Socrate par le génie, Virgile par son art : la terre le recouvre, le peuple le pleure, l’Olympe le possède.
— L’Olympe, répéta Moira d’un air songeur.
— Ce buste avait été financé par les habitants de la ville et érigé en sa mémoire dans l’église de la Sainte-Trinité après qu’il y eut été inhumé. Le reste de l’inscription est en anglais. Aimeriez-vous l’entendre, Moira ?
— Bien sûr.
Arrête, passant, pourquoi vas-tu si vite ?
Lis, si tu peux, qui l’envieuse Mort a placé
En ce monument : Shakespeare, avec qui
La vivante nature mourut ; son nom orne cette tombe
Beaucoup plus que son prix, puisque tout ce qu’il a écrit
Laisse l’art de nos jours servir de page à son génie.
— Très joli, commenta Moira. Et tout à fait susceptible de vous aider dans vos recherches, j’imagine.
Mahnmut ne releva pas ce sarcasme.
— C’est daté du jour de sa mort, le 23 avril 1616.
— Mais vous n’avez pas trouvé sa sépulture.
— Pas encore, avoua Mahnmut.
— N’y avait-il pas également une inscription sur sa pierre tombale ? demanda-t-elle d’un air innocent.
Mahnmut la fixa durant quelques instants.
— Si, répondit-il finalement. Une épitaphe gravée à même la pierre.
— Qui, si je me souviens bien, disait quelque chose du genre : « Pas touche, moravecs. Rentrez chez vous. »
— Pas tout à fait. Voici la teneur exacte de cette épitaphe :
Bon ami, pour l’amour de Jésus abstiens-toi
De déranger la poussière enclose ici !
Béni soit celui qui épargnera ces pierres
Et maudit celui-là qui remuera mes os.
— Cette malédiction ne vous inquiète pas ? demanda Moira.
— Non, répondit Mahnmut. Vous me confondez avec Orphu d’Io. C’est lui qui a visionné tous ces films d’horreur produits par Universal durant le XXe siècle… vous savez, La Momie et le reste.
— Mais quand même…
— Allez-vous nous empêcher de le retrouver, Moira ?
— Mon cher Mahnmut, vous devez savoir maintenant que nous n’avons aucune intention d’intervenir dans les agissements des humains à l’ancienne, de nos invités venus de Grèce et d’Asie… bref, de tout le monde. L’avons-nous déjà fait ?
Mahnmut resta muet.
Moira lui posa une main sur l’épaule.
— Mais pour ce qui est de ce… projet. Vous n’avez pas parfois l’impression de vouloir jouer à Dieu ? Rien qu’un peu ?
— Avez-vous rencontré le docteur Hockenberry ? demanda Mahnmut.
— Bien sûr. Je lui ai parlé pas plus tard que la semaine dernière.
— Bizarre, il ne m’en a rien dit, commenta Mahnmut. Thomas travaille avec nous un jour ou deux par semaine. Ce que je veux dire, c’est que les posthumains et les dieux de l’Olympe ont bel et bien « joué à Dieu » en recréant le corps, la personnalité et la mémoire du docteur Hockenberry à partir d’éclats d’os, de vieilles archives et de brins d’ADN. Mais le résultat est remarquable. C’est un homme d’exception.
— C’est l’impression que j’ai eue. Il est en train d’écrire un livre, si j’ai bien compris.
— Oui.
Le moravec semblait avoir perdu le fil de ses pensées.
— Eh bien, je vous souhaite à nouveau bonne chance, dit Moira en lui tendant la main. Transmettez mon meilleur souvenir au prime intégrateur Asteague/Che la prochaine fois que vous le verrez. Dites-lui que j’ai apprécié de prendre le thé avec lui au Taj.
Après avoir serré la main du petit moravec, elle se dirigea vers la forêt au nord.
— Moira ! héla Mahnmut. Elle fit halte et se retourna.
— Vous viendrez voir la pièce ce soir ? demanda-t-il.
— Oui, je pense.
— Est-ce que nous vous y verrons ?
— Je n’en suis pas sûre, dit la jeune femme. Mais, moi, je vous y verrai.
Et elle se remit en marche vers la forêt.