45.
La Reine Mab poursuivait sa décélération sur une colonne d’explosions nucléaires, éjectant toutes les trente secondes une bombe à fission de la taille d’une boîte de Coca, sous l’effet de laquelle le plateau pousseur était propulsé vers la poupe du spationef de trois cents mètres de long, après quoi les pistons et les cylindres de la salle des machines entamaient un nouveau cycle et une nouvelle bombe était éjectée.
Mahnmut observait le processus sur le canal vidéo arrière.
Tout le monde sur Terre doit être au courant de notre arrivée imminente, dit-il à Orphu sur le faisceau cohérent.
Tous deux avaient été invités sur la passerelle, pour la première fois depuis le départ, et ils avaient emprunté le monte-charge le plus spacieux, qui les conduisait vers la proue – laquelle, durant cette phase, était bien entendu tournée vers l’espace interplanétaire plutôt que vers la Terre à présent toute proche.
Je ne pense pas que la subtilité soit à l’ordre du jour, répliqua Orphu.
Ça tombe sous le sens. Mais cette méthode est aussi subtile qu’un lavage d’estomac, aussi subtile que des toilettes payantes pour diarrhéiques, aussi subtile que…
Où veux-tu en venir ?
C’est trop gros. Trop évident. Trop visible. Trop controuvé. Enfin, quoi ! un spationef modèle XXe siècle, bon sang ! Des bombes à fission ! Un mécanisme d’éjection inspiré de l’usine Coca-Cola d’Atlanta, millésime 19591…
Je répète : où veux-tu en venir ? coupa Orphu.
Naguère, ses yeux pédoncules et ses caméras vidéo se seraient braqués sur Mahnmut – du moins pour certains d’entre eux –, mais on ne les avait pas remplacés après qu’il avait subi la perte de ses nerfs optiques.
Il faut supposer que nous sommes suivis par des vaisseaux moravecs plus discrets – des appareils plus modernes, équipés de systèmes de furtivité, répondit Mahnmut.
C’est également ce que je suppose, dit le grand moravec.
Tu n’avais jamais abordé la question.
Toi non plus.
Pourquoi Asteague/Che et les autres intégrateurs ne nous ont-ils rien dit ? interrogea Mahnmut. Si on nous a envoyés en avant-garde pour que nous attirions le feu ennemi, nous avons le droit d’en être informés.
Orphu émit un grondement subsonique que Mahnmut avait appris à interpréter comme l’équivalent d’un haussement d’épaules.
Cela ne ferait guère de différence, n’est-ce pas ? Si les défenses terriennes nous tirent dessus et ont raison de notre modeste champ de force défensif, nous serons morts avant d’avoir eu le temps de protester.
À propos de défenses terriennes, est-ce que la voix issue de la cité orbitale a émis un autre message au cours des quinze derniers jours ?
L’émission maser initiale était des plus succinctes : une voix féminine enregistrée répétant « Amenez-moi Odysseus » pendant vingt-quatre heures sans se lasser, puis coupant le contact. Un message qui n’était pas émis tous azimuts mais visait la Reine Mab avec une extrême précision.
Je surveille les canaux entrants et je n’ai rien constaté de nouveau, répondit Orphu.
Le monte-charge s’arrêta dans un bourdonnement. Les grandes portes s’ouvrirent. Mahnmut posa le pied sur la passerelle pour la première fois depuis le lancement et Orphu s’avança derrière lui.
La passerelle de commandement était un disque de trente mètres de diamètre, dont le plafond en forme de dôme était bordé de hublots ou d’écrans holographiques qui en faisaient office. Ce décor était parfaitement conforme à l’idée que se faisait Mahnmut d’un vaisseau spatial. Bien que l’appareil innommé qui les avait conduits vers Mars, Orphu, feu Koros III, feu Ri Po et lui, ait été plus avancé de quelques siècles – vitesse de pointe d’un cinquième de c, lancement par ciseaux magnétiques à portillons, voile solaire de bore, fusiopropulseurs et autres triomphes de la technologie moravec –, cet étrange spationef aux allures rétro lui apparaissait comme plus… satisfaisant. En lieu et place de contrôles virtuels et de consoles de ports, la douzaine de techniciens moravecs, installés dans des couchettes anti-g à l’ancienne, s’affairaient sur des panneaux de verre et de métal qui l’étaient encore plus. Ils avaient devant eux des leviers, des interrupteurs, des cadrans – des cadrans ! – et une centaine d’autres instruments plaisants à l’œil ou à la caméra vidéo. Le sol, qui ressemblait à un assemblage de plaques d’acier, paraissait avoir été récupéré sur la coque d’un cuirassé de la Deuxième Guerre mondiale.
Les suspects habituels – ainsi que les surnommait Orphu – l’attendaient près de la table d’astrogation centrale : Asteague/Che le prime intégrateur d’Europe, le général Beh bin Adee, représentant les soldats moravecs de la Ceinture, Cho Li, l’astrogateur Callistan – qui ressemblait tellement à feu Ri Po que Mahnmut en était troublé –, Suma IV, le robuste Ganymédien, aux yeux à facettes et au corps gainé de buckycarbone, et l’arachnéen Rétrograde Sinopessen.
Mahnmut se rapprocha de la table et sauta sur la corniche métallique qui permettait aux moravecs les plus petits d’avoir vue sur tous les schémas en cours.
— Un peu moins de quatorze heures nous séparent de l’insertion en orbite terrestre, déclara de but en blanc Asteague/Che. (Il s’exprimait d’une voix neutre, quoiqu’un tantinet mielleuse, que Mahnmut, passionné par l’histoire de l’Ère perdue, ne pouvait s’empêcher de comparer à celle de James Mason.) Nous devons décider de la suite des opérations.
Le prime intégrateur communiquait en mode vocal plutôt que d’utiliser le canal général. La passerelle était pressurisée à une atmosphère – un chiffre qui convenait à merveille aux Européens et que les autres moravecs pouvaient tolérer –, et cette méthode était plus sûre que la liaison radio et moins impolie que le faisceau cohérent.
— Avons-nous reçu d’autres messages de cette femme qui souhaitait qu’on lui amène Odysseus ? s’enquit Orphu.
— Non, répondit Cho Li de la douce voix qui lui était coutumière. Mais notre destination n’est autre que l’habitat orbital source de son émission.
Il fit courir un tentacule sur la table, et un hologramme représentant la Terre flotta au-dessus de celle-ci. Les anneaux équatorial et polaire y apparaissaient comme des bandes de points lumineux, la première se déplaçant d’ouest en est et la seconde d’un pôle à l’autre.
— Ceci est une image vidéo en temps réel, déclara la petite boîte pourvue de pattes d’araignée qui constituait l’Amalthéen Rétrograde Sinopessen.
— Je capte les données par l’entremise du canal général, dit Orphu d’Io. Et je vous « vois » tous sur mon retour radar et mes scanners infrarouges. Mais peut-être cette projection présente-t-elle des nuances qui me sont inaccessibles – vu ma cécité.
— Je te décrirai ce que je vois par faisceau cohérent, dit Mahnmut.
Après avoir établi la liaison adéquate, il lança vers son ami Ionien une transmission à haut débit, lui décrivant l’image holographique de la Terre bleu et blanc flottant au-dessus de la table, avec ses anneaux étincelants survolant nuages et océans. La distance qui les en séparait était si faible qu’on distinguait quantité objets se mouvant sur le fond de firmament.
— Agrandissement ? demanda Orphu.
— Dix, répondit Sinopessen. Le même qu’une bonne paire jumelles. Nous approchons de l’orbite de la Lune – celle-ci trouve de l’autre côté de la planète par rapport à nous. Nous abandonnerons les bombes à fission en faveur de la propulsion ionique – dès que nous serons entrés dans l’espace cislunaire – inutile d’échauffer les esprits. Notre vélocité est de 10 km/s et continue de décroître. Durant les deux derniers jours, notre décélération était de 2,25 g, ainsi que vous l’avez sans doute remarqué.
— Comment Odysseus supporte-t-il cette pesanteur ? demanda Mahnmut.
Cela faisait une semaine qu’il n’avait pas vu leur passager humain, désormais seul représentant de son espèce. Contrairement à ce qu’espérait Mahnmut, Hockenberry n’avait jamais regagné la Reine Mab.
— Bien, gronda Suma IV le Ganymédien. Il passe le plus clair de son temps dans ses quartiers, mais c’était déjà le cas avant que nous augmentions la poussée.
— Vous a-t-il appris quoi que ce soit sur la propriétaire de cette voix qui exige que nous l’amenions à elle ? demanda Orphu.
— Non, répondit Asteague/Che. Il affirme ne pas reconnaître la voix en question – il est sûr qu’elle n’appartient ni à Athéné, ni à Aphrodite, ni à aucune des déités olympiennes qu’il a pu fréquenter.
— D’où provenait ce message ? demanda Mahnmut.
Cho Li activa un stylo laser logé dans l’un de ses manipulateurs et le braqua sur l’un des points de l’anneau polaire, qui approchait du pôle Sud de l’autre côté de l’hologramme.
— Agrandissement, ordonna l’astrogateur à l’IA principale de la Mab.
On aurait dit que ce point grossissait en accéléré pour occuper la place de la planète. Il s’agissait en fait d’une cité en forme d’haltère, faite de poutrelles métalliques, de verre opaque orangé et de lumière : tours de verre, bulles de verre, glace de verre, spires et arches ouvragées. Mahnmut en fit une brève description pour le bénéfice d’Orphu.
— Cet objet artificiel est l’un des plus grands en orbite autour de la Terre, précisa Rétrograde Sinopessen. Une vingtaine de kilomètres de long, une surface équivalente à celle de l’antique Manhattan avant sa submersion. Il semble édifié à partir d’un noyau de roche et de métaux lourds – sans doute un astéroïde capturé qui procure – ou procurait – une faible gravité à ses occupants.
— À savoir ? demanda Orphu d’Io.
— Environ dix centimètres par seconde carrée, répondit l’Almanthéen. Un humain – ou un posthumain – pourrait s’y déplacer en flottant, mais il risquerait à tout moment d’atteindre la vitesse de libération.
— La même taille et la même gravité que Phobos, à peu de chose près, commenta Mahnmut. Des indices sur l’identité du possesseur de cette voix ?
— Il y a plus de deux mille ans standard que les posthumains ont construit ces habitats orbitaux, dit l’intégrateur prime Asteague/Che. Ainsi que vous le savez tous les deux, nous supposions jusqu’ici que les posthumains avaient disparu – leurs transmissions radio se sont interrompues il y a plus d’un millénaire, alors même que le flux quantique Mars-Terre commençait à augmenter, nos télescopes n’ont repéré aucun vaisseau dans l’espace cislunaire, on ne capte aucun signe d’eux sur la Terre proprement dite… mais nous ne pouvons exclure la possibilité que quelques-uns aient survécu. Ou évolué.
— Pour devenir quoi ? lança Orphu.
Asteague/Che exécuta alors le plus archaïque, le plus énigmatique, mais aussi le plus expressif des gestes humains : il haussa les épaules. Mahnmut voulut en faire une description à Orphu, mais celui-ci lui fit savoir que les données radar et infrarouges lui avaient permis de l’apprécier.
— Avant que nous décidions de lâcher La Dame noire dans l’atmosphère terrestre, permettez-moi de vous donner une idée de l’activité quantique de ces dernières heures, reprit Asteague/Che.
Il plaqua sur la table une main des plus humanoïdes.
L’hologramme de l’île orbitale fut remplacé par un diagramme de la Terre et de Mars, représentées dans des dimensions proportionnelles à leurs tailles respectives mais non à la distance les séparant, la surface de celle-ci et l’orbite basse de celle-là étant reliées par une myriade de filaments bleus, verts et blancs. Des colonnes de données apparurent en cartouche. On aurait dit que les deux planètes étaient prises dans une frénétique toile d’araignée, dont les filets ne cessaient de croître et de palpiter, de se dilater et de se contracter, dessinant une arborescence en expansion continue. Mahnmut s’empressa de décrire le tout à Orphu via le faisceau cohérent.
Ne prends pas cette peine, lui répondit l’Ionien. Je peux lire les données. C’est presque aussi éloquent que le diagramme.
— Ceci représente l’activité quantique de ces dix derniers jours, déclara Cho Li. Vous remarquerez une augmentation de volatilité de l’ordre de dix pour cent depuis notre départ de Phobos. L’instabilité, quant à elle, est proche du seuil critique…
Qu’entendez-vous par là ? demanda Orphu d’Io.
Asteague/Che tourna sa visière vers lui.
— Que nous devons arrêter une décision dans la semaine vient. Avant cela, si la volatilité continue de croître. Un tel niveau d’instabilité quantique représente une menace pour le système solaire tout entier.
— Quel genre de décision ? demanda Mahnmut.
— Oui ou non, devons-nous détruire les anneaux polaire équatorial de la Terre, là où le flux quantique trouve sa source et devons-nous cautériser Olympus Mons et les autres nodules quantiques martiens ? répondit le général Beh bin Adee. Autre question : devons-nous stériliser la Terre si cela se révèle nécessaire ?
Orphu poussa un sifflement, dont les échos résonnèrent de fort étrange façon sur la passerelle.
— La Reine Mab a-t-elle la capacité d’infliger de tels dommages ? demanda l’Ionien à voix basse.
— Non, répondit le général.
Je ne me trompais pas à propos de ces invisibles vaisseaux moravecs qui nous filent le train, songea Mahnmut.
Nous avions raison de penser que nous étions suivis par vaisseaux moravecs invisibles, émit Orphu.
Si Mahnmut avait été pourvu d’yeux humains, il aurait cillé sous l’effet de la surprise.
Le silence se fit. Une minute passa avant que l’un des moravecs reprenne la parole.
— Nous avons d’autres informations à vous transmettre déclara Suma IV.
Le Ganymédien gainé de buckycarbone effleura les contrôles et une vue télescopique de la Terre apparut au-dessus de la table ; Mahnmut reconnut ce qu’on appelait jadis les îles Britanniques – Shakespeare ! –, puis l’objectif virtuel zooma sur une autre partie de l’Europe. Apparut alors l’image d’une étrange cité rayonnant à partir d’un cratère, que l’on vit peu à peu recouverte par maillage bleu fort semblable à celui qui symbolisait la circulation du flux quantique entre la Terre et Mars. Il décrivit la scène à son ami.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? s’exclama Orphu.
— Nous l’ignorons, répondit Suma IV, mais cette toile est apparue durant les sept derniers jours. Les coordonnées de la ville correspondent à celles de Paris, dans la nation France, là où nos astronomes observaient depuis Phobos et l’espace martien une activité humaine ordinaire – primitive mais perceptible il n’y a plus que ce dôme bleu, ces toiles bleues, ces spires bleues entourant un antique cratère de toute évidence causé par un trou noir.
— Qui peut bien tisser cette toile ? demanda Mahnmut.
— Nous l’ignorons également, dit Suma IV. Mais examinez les mesures relevées à l’intérieur.
Orphu s’abstint de siffler cette fois-ci, mais Mahnmut en avait bien envie. Dans la section de Paris emprisonnée par la toile bleue, la température descendait au-dessous de -100°C, alors qu’elle présentait une valeur normale pour la saison à quelques mètres de son pourtour, pour atteindre quelques mètres plus loin le point de fusion du plomb.
— Peut-il s’agir d’un phénomène naturel ? demanda Mahnmut. Un effet introduit par les posthumains durant les Années de démence, quand ils tripatouillaient l’écologie et la biosphère de la Terre ?
— Nous n’avons jamais observé ni enregistré quoi que ce soit de tel, répondit Asteague/Che. Et nous n’avons jamais cessé de surveiller la Terre depuis les Cinq Lunes. Maintenant, regardez ceci.
L’objectif virtuel effectua un zoom arrière jusqu’à ce que le globe terrestre réapparaisse dans sa totalité. On observait des sites bleus en Europe, en Asie, en Amérique du Sud, en Afrique du Sud… une douzaine au total. Auprès de chaque site s’incrusta une colonne de chiffres correspondant à des mesures similaires à celles de Paris, avec mention du jour et de l’heure exacts où les capteurs moravecs avaient repéré la toile bleue concernée. Mahnmut s’empressa de transmettre à Orphu l’ensemble de ces données.
— Et encore ceci, conclut Asteague/Che.
Un nouveau globe terrestre fit son apparition, et on vit des rayons bleus jaillir de Paris et des autres sites touchés, dont la ville de Jérusalem. Ils filaient droit dans l’espace, au-delà des confins du système solaire.
— Eh bien, nous avons déjà observé cela, déclara Orphu une fois que Mahnmut lui eut décrit le phénomène. Un rayon tachyonique semblable est apparu à Delphes sur l’autre Terre, l’antique Terre d’Ilium, au moment où la population a disparu.
— En effet, dit Asteague/Che.
— Ce rayon ne semblait viser aucune cible précise, dit Mahnmut. Qu’en est-il de ceux-là ?
— Même observation, à moins qu’on ne considère le Petit Nuage de Magellan comme une cible, répondit Cho Li. Mais ces rayons tachyoniques présentent une composante quantique.
— Qu’entendez-vous par là ? demanda Orphu.
— Ces rayons changent de phase au niveau quantique, et ils existent dans l’espace de Calabi-Yau plus que dans l’espace-temps einsteinien à quatre dimensions, répondit l’astrogateur.
— Vous voulez dire qu’ils passent dans un autre univers ? interrogea Mahnmut.
— Oui.
— L’univers de la Terre d’Ilium ? demanda Mahnmut d’une voix pleine d’espoir.
Lorsque le dernier trou de brane reliant la Mars du présent et la Terre d’Ilium s’était effondré, les moravecs avaient perdu le contact avec l’antique monde de Troie et d’Agamemnon, mais Hockenberry s’était montré capable de se téléporter à travers la membrane de Calabi-Yau pour rallier la Reine Mab – et aussi de faire le voyage retour, selon toute apparence, bien que personne ne sût où il s’était TQ lorsqu’il avait quitté le spationef atomique. Mahnmut, qui connaissait personnellement nombre de Grecs et de Troyens, espérait pouvoir se connecter à nouveau avec cet univers.
— Nous ne le pensons pas, répondit Cho Li. Pour des raisons aussi complexes que les mathématiques de l’espace multimembranaire de Calabi-Yau sur lesquelles se fondent nos suppositions, et qui découlent en partie des enseignements que nous avons retirés de l’Engin que vous avez activé avec succès sur Mars il y a huit mois, nous pensons que le changement de phase de ce rayon tachyonique est lié à un ou plusieurs univers différents de celui de la Terre d’Ilium.
Mahnmut écarta les bras.
— Dans ce cas, quel est le rapport avec notre mission sur Terre ? Je suis censé piloter La Dame noire dans les mers et les océans terriens afin de conduire Suma IV à son objectif – tout comme, l’année dernière, j’étais censé conduire feu Ri Po à Olympus Mons. En quoi cette toile bleue et ces rayons tachyoniques nous amènent-ils à modifier ce plan ?
Il y eut un nouveau silence.
— Les risques et les aléas d’une pénétration atmosphérique sont en pleine prolifération, rétorqua Suma IV.
— Ce qui signifie en langage clair ? dit Orphu d’Io.
— Veuillez observer ceci, répliqua le Ganymédien.
Une série de données astronomiques défilèrent au-dessus de la table. Mahnmut les décrivit à Orphu via le faisceau cohérent.
— Remarquez la date, s’il vous plaît, dit Asteague/Che.
— Cela s’est passé il y a plus de huit mois, dit Mahnmut.
— Oui, fit l’intégrateur d’Europe. Peu après que nous avons gagné l’espace de Mars et celui d’Ilium en passant par les trous de brane. Vous remarquerez que la définition est plutôt médiocre comparée à celle des images des anneaux orbitaux. C’est parce que ces données visuelles ont été collectées depuis la base de phobos.
Les données en question montraient un satellite semblable à celui qui avait envoyé un message à la Reine Mab, semblable mais point identique. Il avait l’aspect d’un gros rocher animé d’une lente rotation, sur lequel poussaient des tours, des dômes et autres structures de verre. Il était nettement plus petit – moins de deux kilomètres de long. Soudain, un autre objet entra dans le champ de l’objectif : un assemblage de métal de trois kilomètres de long, dont l’aspect évoquait un gigantesque bâton argenté, couvert de réservoirs, de conduits et d’anneaux, avec, à son extrémité, une sphère bulbeuse et chatoyante. Il était propulsé par des tuyères, mais Mahnmut ne pensait pas qu’il s’agissait d’un véhicule spatial.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ? demanda Orphu après avoir écouté la description de Mahnmut et examiné les données.
— Un accélérateur linéaire orbital avec un collecteur de trous-de-ver à sa proue, répondit Asteague/Che. Vous remarquerez que quelqu’un – ou quelque chose – a transmis depuis l’astéroïde des instructions maser à cet accélérateur linéaire robotisé, outrepassant quantité de protocoles de sécurité, afin qu’il fonce droit sur ledit astéroïde.
— Pour quelle raison ? s’enquit Orphu.
Personne ne lui répondit. Sous les yeux des moravecs – hormis Orphu, qui devait se contenter d’une description –, la machine orbitale continua d’accélérer jusqu’à ce qu’elle s’écrase sur l’île spatiale. Asteague/Che passa en mode ralenti. Les tours et les dômes étincelants explosèrent avec une lenteur horripilante, puis ce fut l’astéroïde qui se désintégra lorsque le trou-de-ver piégé à l’extrémité de l’accélérateur linéaire détona avec la puissance de plusieurs bombes nucléaires. Vint ensuite une série d’explosions silencieuses, marquant la désintégration des réservoirs, des tuyères et des moteurs de l’accélérateur linéaire.
— Maintenant, observez bien, dit Suma IV.
Les explosions holographiques furent complétées par une seconde vue au télescope et un écran radar. Mahnmut transmit à Orphu les séquences qu’ils restituaient : une douzaine, puis une centaine de jets de propulsion provenant de tout le plan de l’anneau équatorial, correspondant à autant de drones spatiaux fonçant vers l’astéroïde en perdition.
— Quelle est la taille de ces drones ? demanda Orphu.
— Environ six mètres de long sur trois de large, répondit Cho Li.
Des engins robotisés, déduisit Orphu. S’agit-il de moravecs ?
— Plutôt de serviteurs tels ceux que les humains utilisaient il y a quelques siècles, répondit Asteague/Che. Des IA relativement simples, programmées pour une seule directive, comme vous allez le voir.
Mahnmut opina. Il décrivit la scène à Orphu. Les minuscules engins, qui fonçaient maintenant par milliers vers l’astéroïde en expansion au sein de son nuage de débris, se réduisaient à des lasers équipés d’un cerveau et d’un système de visée. L’enregistrement passa en avance rapide pour couvrir les heures suivantes durant lesquelles les serviteurs laser ne cessèrent de tourner autour du champ d’expansion pour désintégrer tous les débris dont l’entrée dans l’atmosphère aurait pu déclencher de sérieux cataclysmes.
— Les posthumains n’étaient pas des imbéciles, commenta Asteague/Che. Du moins pour ce qui est des questions d’ingénierie. La masse de tous les objets composant les deux anneaux dont ils ont ceint la Terre est l’équivalent de celle d’une petite lune ; et lesdits objets sont plus d’un million, dont certains presque aussi massifs que Phobos, comme celui qui nous a envoyé ce message. Les posthumains ont érigé des garde-fous à toute épreuve pour les empêcher de quitter leur orbite et prévu des systèmes de défense pour les désintégrer s’ils y arrivaient – ces frelons laser représentent le summum de ce système. Les averses météoriques se poursuivent encore bien que huit mois se soient écoulés, mais on ne déplore aucun impact catastrophique.
— Des leucocytes orbitaux, lança Orphu d’Io.
— Précisément, répondit l’intégrateur prime du Consortium des Cinq Lunes.
— Je comprends, dit finalement Mahnmut. Ce que vous craignez, c’est que ces petits leucocytes éliminent la navette porteuse de La Dame noire si nous exécutons la manœuvre programmée.
La masse de cette navette ajoutée à celle de votre sous-marin représenterait une menace pour la Terre, acquiesça Asteague/Che. Ces… leucocytes, comme dit Orphu… ont désintégré ou détourné vers l’espace des débris d’astéroïde nettement plus petits.
Mahnmut secoua sa tête de métal et de plastique.
— Il y a un détail qui ne colle pas. Ça fait huit mois que vous avez capté ces images et en avez tiré ces conclusions, mais vous nous avez quand même transportés jusqu’ici, nous et la Dame – il y a autre chose, mais quoi donc ?
Le général Beh bin Adee désigna un point bien précis de l’image holographique.
Zoom. Les ordinateurs traitèrent au mieux l’image grenue et pixellisée.
Que se passe-t-il ? demanda Orphu.
Mahnmut lui décrivit l’agrandissement. Au milieu des explosions et des débris en mouvement filait un petit appareil, avec trois humains allongés dans ce qui ressemblait à un cockpit à ciel ouvert. Le chatoiement flou d’un champ de force expliquait pourquoi ils ne souffraient pas de l’exposition au vide spatial.
— Quel est cet engin ? s’enquit Mahnmut après l’avoir décrit à Orphu.
Ce fut celui-ci qui lui répondit.
— Un antique appareil volant utilisé à la fois par les posthumains et les humains à l’ancienne. On appelait cela un AFV – All Function Vehicle – ou encore un sonie. Les posthumains s’en servaient pour faire la navette entre la Terre et les anneaux.
Avance rapide, pause, avance rapide. Mahnmut décrivit à Orphu le parcours erratique du sonie, qui louvoyait pour éviter les débris de l’astéroïde subissant explosions et désintégration.
Puis on vit le véhicule entrer dans l’atmosphère, descendre en spirale au-dessus de l’Amérique du Nord et atterrir au sud des Grands Lacs.
— Cette région figurait sur la liste de nos destinations, dit Asteague/Che.
Il pressa quelques icônes pour faire apparaître de nouvelles images, fixes celles-ci, qui montraient un grand édifice humain au sommet d’une colline. Il était entouré de dépendances et de ce qui ressemblait à un mur d’enceinte défensif. On distinguait des êtres humains – du moins en apparence – près de la palissade et devant le bâtiment. Ils se comptaient par douzaines.
— Cette vue a été prise il y a une semaine, lorsque nous avons entamé la phase de décélération, précisa le général Beh bin Adee. Celles-ci datent d’hier.
La colline était la même, mais l’édifice et le mur d’enceinte n’étaient plus que des ruines calcinées. On apercevait quantité de cadavres sur l’herbe noircie.
— Je ne comprends pas, dit Mahnmut. Selon toute apparence, il s’est déroulé un massacre à l’endroit où le sonie a atterri huit mois plus tôt. Qui l’a perpétré ?
Beh bin Adee ouvrit une nouvelle image, qu’il agrandit aussitôt. Plusieurs dizaines de bipèdes non-humains étaient visibles sous les arbres aux branches nues. D’une couleur gris terne, quasiment acéphales, avec une bosse de couleur sombre. Leurs membres étaient articulés suivant des principes qui ne devaient rien à l’anatomie humaine, ni aux diverses formes de conception moravecs.
— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Mahnmut. Des serviteurs ?
— Des robots ?
— Nous l’ignorons, répondit Asteague/Che. Mais ces créatures sont en train d’exterminer les humains à l’ancienne dans toutes les communautés qu’ils occupent sur Terre.
— C’est horrible, mais pourquoi cela devrait-il nous amener à annuler notre mission ? demanda Mahnmut.
— J’ai compris, intervint Orphu d’Io. Le problème est de gagner la surface pour nous faire une idée de la situation. Question : pourquoi les leucocytes laser n’ont-ils pas anéanti le sonie ? Vu sa taille, il risquait de se révéler dangereux lors de son entrée dans l’atmosphère. Pourquoi a-t-il été épargné ?
Mahnmut réfléchit durant quelques secondes.
— Parce qu’il y avait des humains à bord, dit-il finalement.
— Ou des posthumains, nuança Asteague/Che. La définition de l’image n’est pas assez bonne pour que nous en soyons sûrs.
Les leucocytes laisseront entrer dans l’atmosphère tout vaisseau ayant des humains ou des posthumains à son bord, dit lentement Mahnmut. Et ça fait plus de huit mois que vous le savez. C’est pour cela que vous m’avez demandé de kidnapper Odysseus.
— Oui, admit Suma IV. Cet humain devait descendre avec nous sur Terre. Son ADN nous aurait servi de laissez-passer.
— Mais voilà qu’une voix s’élève depuis une île orbitale et exige que nous lui amenions Odysseus, dit Orphu avec un grondement qu’on aurait pu qualifier d’ironique, d’amusé ou de dyspepsique.
— Oui, fit Asteague/Che. Nous ignorons si la navette et le submersible pourront entrer dans l’atmosphère terrestre en l’absence d’un passager humain.
— Nous pouvons toujours faire la sourde oreille à cette invitation en provenance de l’anneau polaire, dit Mahnmut. Emmener Odysseus avec nous, puis le renvoyer à bord de la navette… (Il réfléchit quelques instants.) Non, ça ne marcherait pas. Selon toute probabilité, cette cité orbitale ouvrira le feu sur nous si la Reine Mab ignore sa convocation.
— Selon toute probabilité, en effet, opina Asteague/Che. La convocation en question et les massacres perpétrés par ces créatures non-humaines sont deux facteurs que nous n’avions pas pris en compte en planifiant notre expédition.
— Dommage que le docteur Hockenberry nous ait fait faux bond, dit Mahnmut. Peut-être que les dieux de l’Olympe ont constitué et modifié son ADN, mais il aurait sans doute suffi à convaincre les leucocytes orbitaux.
— Nous disposons d’un peu moins de onze heures pour nous décider, dit Asteague/Che. À ce moment-là, nous entamerons les manœuvres de rendez-vous avec la cité orbitale de l’anneau polaire et il sera trop tard pour déployer la navette et le submersible. Je vous suggère de nous retrouver dans deux heures afin de prendre une décision.
Tandis que les deux moravecs regagnaient leur monte-charge, Orphu d’Io posa l’un de ses manipulateurs les plus volumineux sur l’épaule de Mahnmut.
Hum-hum, Stanley, émit l’Ionien, tu nous as encore fourrés dans un drôle de pétrin.