65.

 

Achille se demande s’il n’a pas commis une bévue en manœuvrant Zeus afin qu’il le précipite dans les profondeurs infernales du Tartare, alors que, sur le moment, ça lui avait paru une bonne idée.

Premièrement, il a de grandes difficultés à respirer. Bien que la singularité quantique affectant son destin l’empêche théoriquement de mourir – seule la flèche de Paris pourrait le terrasser –, elle n’empêche pas l’atmosphère saturée de méthane de lui ravager les poumons, ni le basalte sur lequel il se convulsé de lui brûler la peau. C’est comme s’il respirait de l’acide.

Deuxièmement, ce Tartare n’a rien d’un séjour céleste. La pression atmosphérique – équivalente à celle qui règne dans l’océan à deux cents pieds de profondeur – écrase la totalité de son corps meurtri. La chaleur est indicible. Un simple mortel y aurait succombé depuis longtemps, y compris un héros de la trempe d’Odysseus ou de Diomède, mais même un demi-dieu comme Achille commence à accuser le coup, et sa peau cramoisie se tavelle lentement de cloques suppurantes.

Pour finir, il est aveugle et quasiment sourd. Une vague lueur rouge imprègne les lieux, mais elle ne permet pas de distinguer quoi que ce soit. La pression est si élevée, l’atmosphère si épaisse et si enfumée, que même la lumière émanant de la lave est occultée par les nuées mouvantes de fumée sulfureuse, par l’éternelle chute de la pluie acide. L’air surchauffé exerce une telle pression sur les tympans du tueur d’hommes aux pieds rapides que tous les sons qui lui parviennent évoquent une sourde palpitation et de lourds bruits de pas – dont le rythme entêtant colle à celui du sang qui bat à ses tempes.

Glissant une main sous son plastron de cuir, Achille palpe la petite balise que lui a confiée Héphaestos. Il perçoit ses pulsations. Elle n’a pas cédé à la terrible pression qui menace de lui écraser les yeux et les oreilles.

Quelque part au sein de cette effroyable pénombre, Achille perçoit le mouvement de masses imposantes, mais même les jets de lave les plus puissants ne lui permettent point de voir ce qui passe dans la nuit. Ces êtres, pressent-il, sont trop grands et trop difformes pour être humains. Quoi qu’il en soit, ils ne lui prêtent aucune attention – pour le moment.

Achille aux pieds rapides, fils de Pelée, chef des Myrmidons et noble héros de la guerre de Troie, demi-dieu à la terrible colère, gît les bras en croix sur une roche volcanique frémissante de chaleur, aveuglé et vaincu, et mobilise toutes ses forces pour continuer à respirer.

Peut-être aurais-je dû concevoir un autre plan pour triompher de Zeus et ramener à la vie ma bien-aimée Penthésilée.

Le simple fait de penser à Penthésilée lui donne envie de pleurer comme un enfant, sauf qu’Achille n’a jamais versé une larme au cours de son enfance. Jamais. Le centaure Chiron lui a appris comment réfréner ses émotions, hormis la colère, la rage, la jalousie, la faim, la soif et le désir, autant de sentiments importants pour un guerrier, mais… pleurer des larmes d’amour ? À la seule évocation de cette idée, Chiron serait parti d’un rire tonitruant et aurait gratifié le jeune Achille d’un coup de férule sur la tête. « L’amour, ce n’est que le désir épelé de travers », aurait déclaré Chiron, et le jeune Achille, sept ans, aurait eu droit à une nouvelle dérouillée.

Si Achille est pris d’une violente envie de pleurer au sein de cet enfer irrespirable, c’est en partie parce qu’il sait qu’au fond de lui, grand amour ou pas, il n’en a rien à foutre de cette connasse d’Amazone – elle était prête à le frapper d’une javeline empoisonnée, par les dieux ! – et qu’il ne devrait regretter qu’une chose : que son canasson et elle aient mis si longtemps à crever. Mais voilà qu’il se retrouve en enfer, en butte à l’animosité de Zeus en personne, tout ça pour ressusciter cette bonne femme – tout ça parce que Aphrodite, déesse de la chatte, l’avait ointe d’un charme surpuissant.

Trois gigantesques silhouettes émergent de la brume. Elles sont suffisamment proches pour que les yeux larmoyants d’Achille les identifient comme féminines – si tant est qu’un corps de trente pieds de haut, avec des seins gros comme son torse, puisse être qualifié de féminin. Elles sont nues toutes les trois, mais leur peau est peinte de couleurs criardes, à peine visibles dans cette lumière rougeoyante. Leurs visages sont d’une hideur inconcevable. Leurs cheveux ondoient comme des serpents sous l’effet de la chaleur, à moins qu’il ne s’agisse bel et bien de serpents. S’il déchiffre leurs propos, c’est parce que leurs voix sont encore plus tonitruantes que les éruptions qui servent de fond sonore à cette scène.

— Ione, ma sœur, tonne la première en se dressant au-dessus de lui, quel est donc cet être étalé sur la roche comme une astérie ?

— Asia, ma sœur, répond la deuxième, je dirais qu’il s’agit d’un mortel, si un mortel pouvait venir en ce lieu et y survivre, ce qu’ils ne peuvent point. Et si je pouvais reconnaître un homme, ce que je ne puis parce que cela est allongé sur le ventre. Cela a de jolis cheveux.

— Océanides, mes sœurs, déclare la troisième, voyons quel est le sexe de cette astérie.

Une énorme main se referme sur Achille et le retourne sur le dos. Des doigts gros comme ses cuisses lui ôtent son armure, lui arrachent son ceinturon et abaissent son pagne sur ses jambes.

— Est-ce un mâle ? demande la première, celle que les autres ont appelée Asia.

— Si l’on veut, bien qu’il n’y ait pas grand-chose à voir, dit la troisième.

— Quoi qu’il en soit, cela gît tombé et vaincu, dit la géante nommée Ione.

Soudain, des formes tapies dans la pénombre qu’Achille avait prises pour des rochers frémissent et reprennent dans un écho inhumain :

— Tombé et vaincu !

Et des voix invisibles répètent dans les profondeurs de la nuit rougeoyante :

— Tombé et vaincu !

Achille recouvre la mémoire. Chiron lui a enseigné la mythologie en même temps que la théologie, cette dernière science étant nécessaire pour honorer les dieux vivants. Asia et Ione sont des Océanides – des filles d’Océan –, ainsi que leur sœur Panthéa… la troisième génération de Titans, née bien après le premier accouplement d’Ouranos et de Gaia, les Titans qui régnaient sur la terre et les deux dans les temps anciens, avant que Zeus, leur rejeton, les terrasse et les chasse d’Olympos pour les précipiter dans le Tartare il y a de cela plusieurs milliers d’années. Entre tous les Titans, seul Océan avait eu droit à un exil plus doux – une strate dimensionnelle située sous l’enveloppe quantique de la Terre d’Ilium. Les dieux pouvaient encore lui rendre visite, mais ses filles avaient été bannies dans le Tartare – Asia, Ione, Panthéa et les autres –, tout comme le reste de sa famille : son frère Cronos, le père de Zeus, sa sœur Rhéa, la mère de Zeus. Le même sort avait frappé tous les rejetons d’Ouranos et de Gaia, les mâles – Coeos, Crios, Hypérion et Japet – comme les femelles – Théia, Thémis, Mnémosyné, Phœbé la Brillante et la douce Téthys.

Tout cela, Achille l’a appris aux pieds de Chiron.

Et ça me fait une belle jambe, songe-t-il.

— Cela parle-t-il ? tonne Panthéa, surprise.

— Cela couine, dit Ione.

Les trois Océanides se penchent sur Achille pour mieux entendre ses tentatives de communication. Le tueur d’hommes effectue chacune de celles-ci au prix d’atroces souffrances, car elles l’obligent à inhaler l’atmosphère nocive. En analysant les sons qu’il réussit à produire, un observateur avisé déduirait la présence d’un fort pourcentage d’hélium dans cette soupe de méthane, d’ammoniac et de dioxyde de carbone qui passe pour une atmosphère.

— Cela couine comme une souris écrabouillée, s’esclaffe Asia.

— Mais aussi comme une souris tentant de s’exprimer dans une langue civilisée, tonne Ione.

— Avec un accent déplorable, acquiesce Panthéa.

— Nous devons apporter cela à Démogorgon, déclare Asia en se penchant un peu plus.

Deux gigantesques mains enserrent Achille, chassant de ses poumons en feu les derniers résidus d’hélium, de méthane, d’ammoniac et de dioxyde de carbone. Le héros des Argiens hoquette comme un poisson sorti de l’eau.

— Démogorgon voudra examiner cette étrange créature, opine Ione. Emporte-la, ma sœur, apporte-la à Démogorgon.

— Apporte-la à Démogorgon ! répètent les énormes insectes qui suivent les trois géantes.

— Apporte-la à Démogorgon ! répètent des silhouettes plus énormes encore qui les suivent à distance.

Olympos
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