24.

 

En arrivant à Paris-Cratère, Daeman regretta de ne pas s’être faxé en plein jour. Ou de ne pas avoir attendu qu’Harman ou un autre soit disponible pour l’accompagner.

Il était cinq heures du soir lorsqu’il avait atteint la palissade du pavillon fax, à quinze cents mètres de distance du château d’Ardis ; à Paris-Cratère, il était une heure du matin, il faisait nuit noire et il pleuvait à verse. Il avait choisi le pavillon le plus proche du domi de sa mère – un pavillon nommé Hôtel Invalide, pour une raison inconnue de tous –, et il en sortit l’arbalète à la main, prêt à riposter à la première attaque. En découvrant la ville à travers l’eau qui coulait du toit de l’édifice, il eut l’impression de se trouver derrière une cascade ou un rideau liquide.

L’irritation le gagna. Les survivants de Paris-Cratère négligeaient de garder leurs pavillons fax. Sous l’impulsion d’Ardis, un bon tiers des communautés survivantes avaient édifié une palissade autour de leurs pavillons, qui étaient surveillés en permanence, mais les habitants de Paris-Cratère refusaient de les imiter. Personne ne savait si les voynix utilisaient le fax pour se déplacer – ce n’était sans doute pas nécessaire, vu qu’ils étaient omniprésents sur la planète –, mais on n’en aurait pas la certitude tant que certaines communautés refuseraient de se montrer vigilantes.

Cela dit, si Ardis avait adopté cette politique, c’était surtout pour limiter le nombre des réfugiés qui y affluaient depuis la Chute. Lorsqu’on avait constaté que les serviteurs ne répondaient plus et que l’énergie n’était plus distribuée, la première réaction avait été de chercher de la nourriture et un abri sûr, et des dizaines et des dizaines de milliers de personnes s’étaient faxées un peu partout, allant jusqu’à couvrir une cinquantaine d’étapes en une douzaine d’heures, ne repartant qu’après avoir pillé les réserves locales. Rares étaient les communautés qui avaient pensé à protéger celles-ci ; et il n’existait pas d’abri sûr. Ardis avait été parmi les premières à armer ses ressortissants et à refouler les réfugiés terrorisés, à moins qu’ils ne possèdent un talent essentiel à la survie. Malheureusement, au bout de quatorze cents ans et quelques d’« inutilité foncière à la sauce éloï », pour citer Savi, personne ou presque n’avait un tel talent.

Un mois après la Chute, Harman avait critiqué l’égoïsme d’Ardis lors d’une séance du conseil et demandé à ce que l’on envoie auprès des autres survivants des émissaires chargés de leur enseigner comment récolter les céréales, renforcer la sécurité, élever le bétail et l’abattre pour consommer sa viande ; plus tard, lorsqu’il eut découvert la fonction de siglage, il avait organisé des séminaires pour apprendre comment exploiter l’information contenue dans les vieux livres. Ardis s’était également livré au commerce des armes et avait distribué des plans permettant de fabriquer des arbalètes et des carreaux, des arcs et des flèches, des lances, des pointes, des couteaux, et cetera. Heureusement, la plupart des humains à l’ancienne avaient pris l’habitude de coiffer le turin, introduit un demi-vingt plus tôt, et grâce à cela, ils s’étaient familiarisés avec les armes les plus simples. Pour finir, Harman avait envoyé des agents dans les trois cents et quelques nœuds fax recensés, afin d’interroger les survivants sur les légendaires dispensaires et usines robotiques. L’émissaire d’Ardis leur montrait l’un des fusils récupérés au musée du Golden Gâte à Machu Picchu et leur expliquait que les communautés humaines auraient besoin de milliers d’armes similaires pour survivre à une attaque en règle des voynix.

Alors qu’il contemplait la ville enténébrée, délavée par la pluie et les eaux de ruissellement, Daeman comprit qu’il aurait été difficile de faire garder tous ses pavillons fax ; huit mois plus tôt, Paris-Cratère était l’une des cités les plus importantes de la planète, avec vingt-cinq mille résidents et une douzaine de portails fax en état de marche. À présent, s’il fallait en croire les amis de sa mère, il restait ici un peu moins de trois mille personnes. Les voynix avaient toute latitude pour errer dans les rues, ramper sur les vieilles galeries et grimper sur les façades des tours résidentielles. Il était grand temps pour lui d’extraire sa mère de cette ville. S’il s’était incliné devant sa volonté de s’enraciner ici, c’était uniquement parce qu’il avait passé toute sa vie – un peu moins de deux vingts – à satisfaire le moindre de ses caprices.

Cela dit, son refuge semblait relativement sûr. Une centaine de survivants, en majorité des hommes, avaient sécurisé le complexe résidentiel en bord de cratère où Marina, la mère de Daeman, possédait un splendide domi. Sur les toits étaient installées des citernes recueillant l’eau de pluie, une ressource naturelle que le climat de Paris-Cratère garantissait en abondance. Les jardins en terrasse étaient devenus des potagers et les pelouses des prés, où paissaient des bœufs récupérés dans les enclos où les voynix les parquaient jadis. Un marché hebdomadaire se tenait dans les Champs-Ulysse tout proches, où tous les habitants des quartiers ouest se retrouvaient pour troquer de la nourriture, des vêtements et autres produits de première nécessité. Ils disposaient même de vin, acheminé par fax depuis les lointaines communautés viticoles. Ils avaient des armes, parmi lesquelles des arbalètes achetées à Ardis, quelques fusils à fléchettes et même un projecteur énergétique récupéré dans un musée souterrain abandonné que l’on avait mis au jour après la Chute. Aussi stupéfiant que cela paraisse, cette dernière arme fonctionnait encore.

Mais si Marina avait choisi de rester à Paris-Cratère, c’était à cause de ce vieux salaud de Goman, qui était son amant en titre depuis près d’un vingt. Daeman avait toujours détesté Goman.

Paris-Cratère était surnommée la Ville lumière et c’était ainsi que Daeman l’avait connue en grandissant, avec ses lumiglobes flottant sur les rues et les boulevards, ses tours électrifiées de la base au sommet, ses milliers de lanternes et l’édifice de trois cents mètres de haut dont la masse étincelante symbolisait la grandeur de la cité… mais aujourd’hui, les globes brisés gisaient sur le pavé, le réseau électrique s’était évanoui, la plupart des lanternes étaient éteintes ou occultées par des volets clos, et quant à la Putain énorme, elle était terne et inerte pour la première fois depuis deux mille ans ou davantage. Daeman lui accorda un coup d’œil en passant, mais sa tête et ses seins – d’ordinaire emplis d’un liquide rouge bouillonnant et luminescent – étaient invisibles, peut-être engloutis par les nuées noires se massant au-dessus des rues, et ses cuisses et ses fesses si célèbres n’étaient plus que des armatures de fer, qui attiraient la foudre tombant de toutes parts.

Ce fut d’ailleurs cette foudre qui permit à Daeman de rallier la tour de Marina depuis le pavillon fax de l’Hôtel Invalide. Plus ou moins protégé du déluge par le capuchon de son anorak, il se plantait à chaque carrefour, l’arbalète levée, et attendait pour foncer à découvert qu’un éclair lui confirmât l’absence de tout voynix sous les arches et les portes cochères. Il avait testé proxnet et farnet dès son arrivée, mais ni l’un ni l’autre ne répondaient. Ce qui était une bonne nouvelle, car les voynix utilisaient désormais ces deux fonctions pour repérer les humains. Quant à la fonction localisation, il n’avait pas besoin de s’y référer : il était ici chez lui, même si cette fouine de Goman s’était installée dans ses anciens appartements.

Il y avait des autels abandonnés dans certaines des cours intérieures illuminées par les éclairs. Sur son chemin, Daeman entrevit des grossières statues en papier mâché, censées représenter des déesses en péplum, des archers nus et des patriarches barbus, pitoyables manifestations de désespoir. Ces temples étaient consacrés aux dieux olympiens du turin – Athéné, Apollon, Zeus et les autres –, signes d’une folie propitiatoire qui avait précédé la Chute, à Paris-Cratère comme dans les autres communautés de ce continent qu’Harman, Daeman et les autres lecteurs du château d’Ardis connaissaient maintenant sous son vrai nom, l’Europe.

Comme leurs effigies n’avaient résisté ni à la pluie ni au vent, les dieux à nouveau abandonnés ressemblaient à des monstruosités bossues venues d’un autre monde. Des objets de dévotion plus appropriés que les divinités du turin, songea Daeman. Il avait entendu parler du Quiet lors de son séjour sur l’île de Prospéra, dans l’anneau e. Caliban en personne – si c’était bien une personne – avait loué devant ses trois captifs la puissance de son dieu, Sétébos aux mains multiples, avant de tuer Savi et d’emporter son cadavre dans les marécages puants qui lui servaient de repaire.

Daeman était parvenu à quelques dizaines de mètres de la tour de sa mère lorsqu’il entendit un grattement. Il se réfugia sur un Pas de porte aussi inondé qu’enténébré et débloqua le cran de sûreté de son arbalète. Il s’agissait d’un nouveau modèle, capable de tirer deux carreaux à chaque coup. Il la cala contre son épaule et attendit.

Seule la foudre lui permit de distinguer la demi-douzaine de voynix qui fonçaient vers l’ouest à l’autre bout de la rue. Ils ne foulaient pas la chaussée mais rampaient tels de gigantesques cafards sur les façades des vieux immeubles de pierre, s’aidant de leurs lames barbelées et de leurs coussinets cornus. La première fois que Daeman avait vu des voynix progresser de cette façon, cela se passait neuf mois plus tôt, à Jérusalem.

Il savait maintenant que ces saletés percevaient les rayons infrarouges, de sorte que l’obscurité ne suffirait pas à le protéger, mais ceux-là semblaient fort pressés, ils filaient dans la direction opposée à la sienne, et aucun d’eux ne tourna vers lui ses capteurs IR. durant les trois secondes où il fut à leur portée.

Le cœur battant, Daeman piqua un sprint pour franchir les cent derniers mètres le séparant de la tour de sa mère, qui se dressait au-dessus de la paroi ouest du cratère. La nacelle de l’ascenseur manuel ne se trouvait pas au niveau du sol, bien entendu ; il la distingua à hauteur du vingt-cinquième étage, là où l’échafaudage des quartiers résidentiels se dressait au-dessus de la vieille esplanade marchande. La cage d’ascenseur était équipée d’un cordon, grâce auquel l’arrivant faisait connaître sa présence aux résidents, mais Daeman tira dessus pendant une bonne minute sans susciter la moindre réaction.

Encore essoufflé par sa course, il se retourna vers les rues battues par la pluie et envisagea brièvement de retourner à l’Hôtel Invalide. Il hésitait à grimper vingt-cinq étages, pour la plupart sans éclairage, sans compter que les quinze premiers grouillaient peut-être de voynix.

La plupart des communautés établies dans une vieille ville ou une tour élevée avaient dû être abandonnées après la Chute. Ascenseurs et monte-charge ne fonctionnaient qu’à l’électricité, et les humains à l’ancienne ignoraient tout de la production et de la distribution de cette énergie. Il n’était pas question de monter et de descendre une centaine de mètres – voire davantage, comme dans le cas d’Oulanbat, où les Cercles du paradis se répartissaient sur deux cents étages – pour aller chercher de l’eau et de la nourriture. Sauf que, paradoxalement, Oulanbat était encore habitée, bien que cette tour se dressât en plein milieu du désert, sans le moindre gibier à proximité. Le secret, c’était la présence d’un nœud fax tous les six étages. Tant que les autres communautés seraient prêtes à échanger eau et nourriture contre les splendides vêtements qui avaient fait la réputation d’Oulanbat – lesquels étaient disponibles en grandes quantités, les voynix ayant massacré un tiers de la population avant que les étages supérieurs aient été isolés et sécurisés –, les Cercles du paradis continueraient d’exister.

Il n’y avait pas de nœud fax dans la tour de Marina, mais les résidents de celle-ci, faisant preuve d’une stupéfiante ingéniosité, avaient transformé un monte-charge extérieur en ascenseur, aménageant tout un système de câbles et de poulies permettant de hisser jusqu’à trois personnes dans une nacelle en osier. Celle-ci s’arrêtait au niveau de l’esplanade, mais le visiteur se sentait d’attaque pour monter les dix derniers étages. Ce système ne permettait pas des allers-retours trop fréquents – sans compter qu’on était pas mal secoué dans cette fichue nacelle –, mais les cent et quelques résidents de la tour s’étaient plus ou moins retirés du monde, leurs citernes et leurs potagers leur permettant de vivre en autarcie, et ils se contentaient d’envoyer des représentants au marché deux fois par semaine.

Pourquoi ne répondent-ils pas ? Il passa deux autres minutes à tirer sur le cordon, puis attendit trois minutes de plus.

On entendit un grattement en provenance du sud, du côté du vaste boulevard.

Décide-toi. Repars ou continue, mais décide-toi. Daeman prit un peu de champ pour mieux examiner la tour. Un éclair illumina le lacis de fullerène noir et de bambou-trois luisant de pluie au-dessus de l’esplanade. On apercevait des lanternes allumées derrière plusieurs fenêtres. De l’endroit où il se trouvait, il distinguait le feu que Goman entretenait sur la terrasse côté ville, à l’abri du toit en bambou-trois.

Encore un grattement, au nord cette fois-ci.

— Et puis merde ! fit Daeman.

Il était grand temps de faire sortir sa mère d’ici. Si Goman et ses potes refusaient de la laisser partir pour Ardis, il n’hésiterait pas à les jeter dans le cratère. Daeman bloqua le cran de sûreté de son arbalète pour ne pas se planter des carreaux dans le pied, entra dans l’immeuble et entama la longue ascension de l’escalier plongé dans les ténèbres.

Il sut qu’il était arrivé quelque chose de grave avant même d’avoir atteint l’esplanade. Lors de ses précédentes visites – effectuées durant la journée –, il croisait toujours dans l’escalier des sentinelles armées de piques et d’arcs venues d’Ardis. Cette nuit, rien.

Peut-être qu’ils ne montent plus la garde la nuit. Non, ça n’avait pas de sens : c’était la nuit que les voynix étaient les plus actifs. Lors de ses fréquents séjours – le dernier remontait à un peu plus d’un mois –, il lui était arrivé d’entendre les sentinelles pendant la nuit. Et lui-même avait assuré un tour de garde, de deux heures à six heures du matin, regagnant ensuite Ardis avec les yeux cernés.

À partir de l’esplanade, on accédait aux étages supérieurs par un escalier à ciel ouvert ; les éclairs lui permirent de s’assurer que chacun de ses paliers successifs était désert. Il tenait fermement son arbalète, le doigt sur la détente.

Avant même d’arriver au premier niveau résidentiel, celui où demeurait sa mère, il savait ce qui l’attendait.

Le feu était presque éteint dans le bidon métallique placé sur la terrasse. Il y avait du sang sur le sol en bambou-trois, sur les murs, sous les avant-toits. La porte du premier domi qui se présenta à lui était grande ouverte.

À l’intérieur, du sang partout. Daeman avait peine à croire que les corps des cent et quelques résidents de la tour aient pu contenir autant de sang. Partout, des signes de panique – barricades dressées à la hâte, portes enfoncées, traces de pas sanglantes sur les terrasses et dans les escaliers, lambeaux de vêtements éparpillés çà et là –, mais aucun signe de résistance. Pas une seule lance ni une seule flèche plantée dans un mur ou une porte. Pas le moindre signe prouvant que les armes avaient parlé.

Et pas le moindre corps.

Il fouilla trois autres domis avant de rassembler assez de courage pour entrer dans celui de sa mère. Dans chacun d’eux, ce n’était que flaques de sang, meubles fracassés, coussins éventrés, tentures déchiquetées, tables renversées, rembourrages éparpillés – avec du sang sur les plumes blanches et du sang sur la mousse claire –, mais toujours pas de corps.

La porte de sa mère était verrouillée. La Chute avait sonné le glas des serrures à reconnaissance digitale, mais Goman avait remplacé celle-ci par un système de chaînes et de targettes que Daeman jugeait trop vulnérable. Ce qu’il prouva bientôt. Après avoir toqué en vain, il défonça la porte en trois coups de pied seulement. Écartant le panneau fracassé, il avança, l’arbalète au poing.

L’entrée empestait le sang. Il y avait de la lumière dans les pièces qui donnaient sur le cratère, mais le vestibule, le couloir et l’antichambre étaient plongés dans la pénombre. Daeman avança à pas de loup, le cœur soulevé par l’odeur du sang, l’estomac noué chaque fois que son pied se posait dans une flaque invisible. Il y voyait suffisamment pour savoir que nul ennemi ne le guettait dans l’ombre, que nul cadavre ne gisait à ses pieds.

— Mère ! (Il sursauta au son de sa propre voix.) Mère ! Goman ? Il y a quelqu’un ?

Le vent agitait les carillons éoliens sur le balcon, les éclairs illuminaient le salon, zébrant un ciel aussi noir que la ville qui s’étendait en contrebas. D’autres zébrures, écarlates celles-là, striaient les tentures de soie vert et bleu qu’il n’avait jamais aimées mais auxquelles il avait fini par s’habituer. Le siège qui avait ses faveurs lorsqu’il séjournait ici – un fauteuil en carton ondulé dont les contours épousaient ceux de son corps – était réduit en miettes. Il n’y avait aucun cadavre. Daeman se demanda s’il était prêt à affronter le spectacle qu’il s’attendait à découvrir.

Un sillage de sang tout en sinuosités traversait le salon, allant du balcon à la salle à manger, où Marina aimait recevoir ses invités autour d’une table de six mètres de long. Daeman attendit un nouvel éclair – la tempête s’était déplacée vers l’est, et le laps de temps entre foudre et tonnerre s’était accru –, puis il cala l’arbalète sur son épaule et entra dans la vaste salle à manger.

Trois éclairs lui permirent de détailler la pièce et son contenu. Il n’y avait pas de corps à proprement parler. Mais sur la table d’acajou se dressait une pyramide de crânes, dont le sommet effleurait le plafond, haut de près de cinq mètres. Plusieurs dizaines d’orbites vides fixaient Daeman. Chaque nouvel éclair semblait graver la blancheur des os sur ses rétines.

Daeman abaissa la lourde arbalète, la désarma et s’approcha de la pyramide. Il y avait du sang partout, excepté sur la table, qui était immaculée. Devant l’empilement de crânes ricanants était placé un vieux turin, soigneusement étalé, dont les circuits intégrés étaient alignés avec le crâne placé à l’apex.

Daeman monta sur la chaise sur laquelle il s’asseyait toujours quand il mangeait ici, puis monta sur la table, se retrouvant nez à nez avec le crâne placé au sommet de tous ces crânes. Grâce aux éclairs de plus en plus lointains, il vit que ces derniers étaient tous nettoyés, qu’aucun lambeau de chair ne venait ternir leur effroyable pureté. Tel n’était pas le cas du crâne placé au sommet. On y avait délibérément – oui, délibérément – laissé des mèches de cheveux roux.

Daeman avait les cheveux roux. Comme sa mère.

Quittant son perchoir d’un bond, il fonça sur la porte-fenêtre, l’ouvrit, sortit en chancelant sur le balcon, se pencha sur la rambarde et vomit dans l’œil rouge du cratère, quatre-vingts kilomètres en contrebas. Il vomit encore et encore, jusqu’à ce qu’il n’ait plus que de la bile à régurgiter. Puis il se retourna, laissant choir son arbalète sur le sol, se rinça le visage et la bouche à la marmite de cuivre qui servait d’abreuvoir aux oiseaux, puis il s’effondra contre la rambarde en bambou-trois, les yeux fixés sur la porte-fenêtre coulissante de la salle à manger.

Les éclairs se faisaient plus rares et moins intenses, mais, à mesure que ses yeux accommodaient, il distinguait les crânes innombrables à la lueur rougeoyante du cratère. Il voyait même les cheveux roux.

Neuf mois plus tôt, Daeman aurait éclaté en sanglots, comme le bambin de trente-sept ans qu’il était. À présent, même s’il avait l’estomac noué et le cœur serré par un noir sentiment, il s’efforça de réfléchir froidement.

Il n’avait aucun doute sur l’identité du responsable de ce carnage. Les voynix ne mangeaient pas, pas plus qu’ils ne déplaçaient les dépouilles de leurs proies. Cela ne résultait pas d’un acte de violence voynix. C’était un message à l’intention de Daeman, et un seul être au monde avait pu le lui adresser. Pour être sûr que son message serait délivré, il avait désossé tous les habitants de cette tour et empilé leurs crânes sur une table. Et, à en juger par la puanteur qui montait du sang, cela s’était produit à peine quelques heures plus tôt.

Négligeant pour l’instant de ramasser son arbalète, Daeman se mit à quatre pattes, puis se releva – uniquement parce qu’il ne souhaitait pas tremper ses mains dans les flaques de sang – et regagna la salle à manger, tournant autour de la longue table puis remontant sur la chaise pour attraper le crâne de sa mère. Ses mains tremblaient. Il n’avait pas envie de pleurer.

Les humains n’avaient que récemment réappris à enterrer leurs semblables. Au cours des huit derniers mois, on avait déploré sept décès à Ardis, six victimes des voynix plus une jeune femme emportée en une nuit de fièvre par une mystérieuse maladie. Daeman ignorait jusque-là que les humains à l’ancienne étaient vulnérables à la maladie.

Dois-je la remporter avec moi ? Organiser un service funèbre près de la palissade, là où Personne et Harman nous ont ordonné d’aménager un cimetière pour nos morts ?

Non. Entre tous les endroits du monde accessibles par fax, c’était son domi que Marina aimait le plus.

Mais je ne peux pas la laisser ici, avec tous ces autres crânes, se dit Daeman, en proie à des vagues d’émotions aussi indescriptibles les unes que les autres. Il y a parmi eux celui de cette ordure de Goman.

Il emporta le crâne sur le balcon. La pluie redoublait de violence, le vent s’était calmé, et Daeman resta un long moment accoudé à la rambarde, laissant l’eau couler sur ses joues et purifier le crâne. Puis il lâcha celui-ci dans le vide et le regarda tomber un long moment vers l’œil écarlate du cratère.

Il ramassa son arbalète et se prépara à repartir – à traverser de nouveau la salle à manger, le couloir, le vestibule – puis se figea.

Ce n’était pas à cause d’un bruit suspect. La pluie faisait un tel vacarme qu’il n’aurait pas entendu un allosaure à trois mètres de distance. Il avait oublié quelque chose. Mais quoi donc ?

Daeman retourna dans la salle à manger, s’efforça d’échapper aux regards accusateurs des crânes – Qu’aurais-je dû faire ? leur lança-t-il mentalement. Mourir avec nous, lui répondit-on en silence – et ramassa le turin.

Caliban – la créature – avait laissé ce chiffon ici dans un but bien précis. Hormis la table, c’était le seul objet du complexe résidentiel qui fût vierge de sang humain. Daeman le fourra dans la poche de son anorak et s’empressa de sortir.

Il faisait noir dans l’escalier descendant vers l’esplanade, encore plus noir dans celui qui permettait d’arriver au niveau du sol. Daeman ne toucha même pas au cran de sûreté de son arbalète. Si cette chose l’attendait au tournant, eh bien, ainsi soit-il. Il l’affronterait avec ses dents, ses griffes, sa rage.

Rien à signaler.

Daeman était à mi-chemin du pavillon fax de l’Hôtel Invalide et avançait en plein milieu du boulevard, sous une pluie battante, lorsque retentit derrière lui une explosion accompagnée de crépitements.

Il pivota sur lui-même, mit un genou à terre et cala l’arbalète contre son épaule pour mettre en joue. Ce bruit ne venait pas de lui. Le monstre avançait en silence sur ses pieds calleux aux griffes jaunes.

Daeman leva la tête et ouvrit de grands yeux étonnés. Une sphère tourbillonnante venait d’apparaître dans la direction du cratère, s’interposant entre lui et le domi de sa mère. Large de plusieurs centaines de mètres, elle tournait à grande vitesse. Le long de son périmètre couraient des étincelles qui lui dessinaient comme une couronne d’épines crépitantes, et de son centre jaillissaient des flèches lumineuses. Dans l’air montèrent des grondements qui secouèrent le pavé. Des fractales mouvantes emplirent la sphère, qui se transforma peu à peu en un disque, lequel s’enfonça en partie dans le sol, brisant un immeuble en deux dans son mouvement.

Le soleil brillait dans ce disque, mais un soleil comme on n’en avait jamais vu sur Terre. Le disque s’immobilisa lorsqu’un quart de sa surface eut disparu sous terre, se présentant maintenant comme une sorte de porte titanesque. Distant de deux ou trois cents mètres, il emplissait le ciel à l’est. Des masses d’air commencèrent à s’y engouffrer, un véritable ouragan miniature qui faillit faire tomber Daeman à la renverse.

Un monde lumineux était visible à travers ce portail encore agité de vibrations – un monde pourvu d’une mer d’azur aux vagues languides, d’une terre et de roches rouges, et d’une montagne… non, d’un volcan dressant son impossible majesté sur fond de ciel bleu délavé. Une masse grise, rosâtre et visqueuse émergea des eaux placides et fonça vers le portail sur une multitude de pattes semblant se terminer par des mains. Puis l’air s’emplit soudain de débris et de poussière apportés par le vent, qui se calma en passant de l’autre côté.

Daeman resta une bonne minute à scruter ce rideau de brume crasseuse, levant une main pour se protéger de la lumière diffuse mais aveuglante qui se déversait du trou. Les bâtiments sis à l’ouest de celui-ci, ainsi que les cuisses de fer et le ventre vide de la Putain énorme, disparurent au sein de la masse brumeuse après avoir été illuminés l’espace d’un instant par cet éclat glacé venu d’un autre monde. Les autres quartiers de la ville demeuraient enveloppés de ténèbres et de pluie.

On entendit au nord et au sud le grattement caractéristique des voynix – un grattement précipité.

Deux voynix jaillirent d’une porte cochère enténébrée du boulevard et foncèrent sur Daeman à quatre pattes, cliquetant de toutes leurs lames déployées.

Il les cala dans le viseur de son arbalète, les laissa venir, logea un premier carreau dans la capuche tannée du plus éloigné – qui tomba aussitôt –, le second se plantant dans le torse du plus proche. Celui-ci tomba également, mais continua de progresser en se traînant par terre.

Le plus posément du monde, Daeman pécha deux carreaux de fer barbelés dans sa besace, rechargea, réarma et logea ses deux projectiles dans les centres nerveux de la créature, qui était arrivée à trois mètres de lui. Elle cessa de ramper.

Encore ce grattement, à l’ouest et au sud. La lueur rougeâtre émanant du trou éclairait le boulevard à la perfection. Plus question de se dissimuler dans l’obscurité. Un beuglement monta du nuage de poussière – un son comme Daeman n’en avait jamais entendu –, un cri sinistre et maléfique, incompréhensible mais évoquant une imprécation proférée à l’envers dans un langage inconnu.

Sans se presser, Daeman rechargea son arme, jeta un ultime regard au volcan rouge de l’autre côté du trou qui venait d’apparaître dans le ciel de Paris-Cratère, puis courut au petit trot – sans céder à la panique – vers l’Hôtel Invalide.

Olympos
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