42.
La tour comptait apparemment trois étages. Le premier et le plus vaste se trouvait juste au-dessus de la cime des arbres. Harman découvrit un immense tapis de verdure s’étendant dans toutes les directions. L’ascenseur ne s’arrêta pas.
Le deuxième étage était suffisamment élevé pour que le puits d’ascenseur frise la verticale, et Harman alla se placer au centre de la petite cage. En explorant le paysage du regard, il vit qu’une série de câbles partait du sommet de l’édifice, disparaissant à l’horizon à l’ouest comme à l’est. L’ascenseur ne s’arrêtait toujours pas.
Le troisième et dernier étage se trouvait trois cents mètres au-dessus du sol, sous un dôme que surmontait une antenne. L’ascenseur ralentit et s’arrêta ; ses antiques rouages craquèrent, la cabine chuta de deux mètres et Harman, accroché des deux mains à une rambarde en fer forgé, se prépara à mourir.
Le frein entra en action. La porte coulissante s’ouvrit. Harman s’avança en tremblant sur une petite passerelle de fer au plancher pourri. Devant lui, une porte bien plus belle – également en fer forgé, mais lambrissée d’acajou poli – frémit, grinça et s’ouvrit en sifflant. Après une seconde d’hésitation, il pénétra dans une pièce plongée dans la pénombre. Mais tout était préférable à cette passerelle surplombant un entrelacs de poutres en fer d’une hauteur vertigineuse.
La pièce où il venait d’entrer était relativement petite. Lorsque la porte se referma derrière lui, Harman constata que la température y était inférieure d’une vingtaine de degrés à celle du dehors. Il resta sans bouger durant quelques secondes, le temps que ses yeux accommodent dans la pénombre.
Il était dans une sorte de mezzanine aux murs tapissés de livres qui donnait sur une pièce plus vaste. On gagnait celle-ci en empruntant un escalier de fer forgé en spirale, qui donnait sur un niveau supérieur.
Harman descendit.
Jamais il n’avait vu un décor semblable : des meubles aux formes sinueuses, capitonnés de velours cramoisi, d’épaisses tentures encadrant une baie vitrée côté sud, avec à leur extrémité des pompons en or traînant sur un tapis rouge et marron aux motifs complexes. Une cheminée était creusée dans le mur nord ; Harman était fasciné par ce mélange de fer noir et de céramique verte. Une table de deux mètres cinquante de long, aux pieds ornés de délicates sculptures, était placée devant la baie vitrée large de cinq mètres, composée de panneaux dont l’agencement était aussi complexe que celui d’une toile d’araignée. Le mobilier se composait de fauteuils et de poufs également moelleux, de chaises en bois sombre marquetées d’or, et de quantité d’objets en cuivre – un métal qu’Hannah lui avait appris à identifier.
Parmi eux on trouvait un étrange tuyau s’achevant par un cornet, dont l’extrémité avait la forme d’une cloche ; des leviers enchâssés dans des boîtiers muraux en bois de merisier ; plusieurs instruments posés à même la table : certains étaient animés d’une lente rotation, ou pourvus de touches de cuivre, et il reconnut un astrolabe composé de cercles concentriques, et une lampe de cuivre qui émettait une douce lueur. La table était couverte de cartes, maintenues en place par de petits hémisphères, et il vit d’autres cartes enroulées et rangées dans un panier de cuivre posé à même le sol.
Harman se précipita vers ces cartes avec avidité, en déroula plusieurs qu’il cala avec les petits poids.
Jamais il n’avait vu des cartes semblables. Chacune d’elles était recouverte d’une grille, mais dans chaque carré ainsi dessiné couraient des milliers de courbes parallèles – tantôt rapprochées, dans les zones vertes ou marron, tantôt fort éloignées, dans les zones blanches. En découvrant des taches bleues, il déduisit qu’il s’agissait de lacs ou de mers, et, quant aux lignes de la même couleur, c’étaient sûrement des fleuves et des rivières, chacun flanqué d’un nom des plus improbables : Tungabhadra, Krishna, Godavari, Normada, Mahanadi et Gange.
Le long des murs est et ouest alternaient les fenêtres, petites mais ouvragées, et des étagères croulant sous les livres, les bibelots en cuivre, les sculptures en jade et autres objets.
Harman se précipita vers une étagère et y attrapa trois livres, humant le parfum des siècles qui montait du papier antique mais résistant et du cuir des couvertures. Il sentit son cœur battre plus fort en déchiffrant leurs titres : La Troisième Dynastie de Khan Ho Tep, 2601-2939, Le Ramayana et le Mahabharata, édition révisée par Ganesh le cyborg, et Maintenance de l’eiffelbahn et interface IA. Harman plaqua sa main droite sur le premier, ferma les yeux pour ouvrir la fonction siglage et hésita. S’il en avait le temps, il préférerait lire ces ouvrages – en déchiffrer chaque mot afin de dégager son sens en fonction du contexte. C’était là un procédé aussi lent que pénible, mais qui se révélait toujours plus enrichissant que le simple siglage.
D’un geste plein de révérence, il posa les trois livres sur table impeccablement cirée et fonça vers le niveau supérieur.
Celui-ci abritait une chambre : la tête du lit était en cuivre poli, la couverture en velours cramoisi et bordée de motifs ouvragés. On trouvait aussi une chaise à côté d’une lampe en cuivre, ou plutôt un fauteuil, aux coussins brodés de motifs floraux, avec un gros pouf en cuir niché contre ses pieds. En annexe, une salle de bains avec un étrange siège de toilettes en porcelaine, surmonté d’une cuvette de la même substance, à laquelle était fixée une chaîne s’achevant par une poignée de cuivre, une petite fenêtre à panneaux, un lavabo avec robinets de cuivre, une immense baignoire en porcelaine avec des pieds de fauve, avec, encore une fois, des robinets en cuivre. Il retourna dans la chambre et découvrit que le mur nord formait une baie vitrée – ou plutôt une série de portes vitrées dont chacune était pourvue d’une poignée en fer forgé.
Harman ouvrit l’une de ces portes et se retrouva sur un balcon en fer forgé, trois cents mètres au-dessus de la jungle. Le soleil et la chaleur lui firent l’effet d’un coup de poing. Il décida de ne pas s’attarder là : il suffirait d’une bourrasque pour l’envoyer se fracasser sur l’entrelacs de poutres de fer, à moins qu’il ne tombe directement dans les arbres.
Sans lâcher la poignée de la porte, il se pencha et découvrit que le balcon, qui mesurait environ trois mètres de profondeur, était meublé d’une table et de chaises en fer forgé, avec une nappe et des coussins rouges. En levant les yeux, il aperçut une sorte de renflement, un gigantesque volant métallique inséré sous le dôme d’or et de mica formant le sommet de la tour, et des câbles encore plus épais que ses cuisses qui filaient vers l’ouest et vers l’est. En scrutant l’horizon dans cette direction, il distingua une autre tour, distante de soixante kilomètres ou davantage. Côté ouest, une masse de nuages bleu-noir lui bouchait la vue.
Harman regagna la chambre, referma la porte avec soin et retourna au niveau inférieur, essuyant d’un revers de manche son front et sa nuque couverts de sueur. Il régnait en ce lieu une fraîcheur si délicieuse qu’il n’était nullement pressé de retrouver la jungle.
— Bonjour, Harman, dit une voix familière dans la pénombre, tout près de la table et des tentures.
Prospéra était nettement plus solide que lors de leur première rencontre, sur son rocher orbital de l’anneau e. La peau ridée du mage n’était pas translucide, contrairement à celle de son hologramme. Sa robe de laine et de soie bleu roi, brodée de planètes dorées, de comètes grises et d’étoiles rougeoyantes, paraissait plus lourde et traînait derrière lui sur le tapis. Harman s’attarda sur sa crinière de cheveux argentés, ramenée derrière les oreilles, et remarqua que son front et ses mains étaient plissés de rides, ses longs ongles jaunis par l’âge. Le grand bâton finement ouvragé, que le vieux mage tenait de la main droite, semblait des plus solides, et ses sandales bleues faisaient chuchoter la laine du tapis et y laissaient des empreintes.
— Envoyez-moi chez moi, demanda Harman en s’approchant du vieillard. Tout de suite.
— Patience, patience, humain nommé Harman, ami de Personne, répliqua le mage en esquissant un sourire de ses dents jaunes.
— Au diable la patience !
Harman prit pleinement conscience à ce moment-là de la rage qui l’habitait depuis qu’Ariel l’avait arraché au Golden Gâte, le coupant d’Ardis, d’Ada et de leur enfant à naître, agissant très certainement sur l’ordre de cet épouvantail en robe bleue. Il s’avança vers le vieil homme, l’empoigna par la manche de ladite robe…
Et fut catapulté à l’autre bout de la pièce, glissant sur le tapis puis sur le parquet ciré, s’immobilisant sur le dos avec dans les yeux une foule de cercles orangés clignotant sans répit.
— Je ne supporte d’être touché par personne, dit Prospéra à voix basse. Ne m’obligez pas à faire usage de mon bâton de vieillesse.
Il leva d’un iota le bâton en question. Harman se redressa sur un genou.
— Renvoyez-moi là-bas. Je vous en supplie. Je ne peux pas laisser Ada toute seule. Pas maintenant.
— C’est pourtant ce que vous avez déjà choisi de faire, non ? Personne ne vous a obligé à emmener Personne à Machu Picchu, mais personne ne vous en a non plus empêché.
— Que voulez-vous, Prospéra ?
Harman se releva, tenta sans succès de chasser les cercles orangés de son champ visuel et s’assit sur la chaise la plus proche.
— Et comment avez-vous survécu à la destruction de l’astéroïde orbital ? Je croyais que votre hologramme y était pris au piège avec Caliban.
— Oh ! mais il l’était, dit Prospéra, qui se mit à faire les cent pas. Une petite partie de moi-même, peut-être, infime mais vitale. C’est vous qui m’avez ramené sur Terre.
— Moi… Le sonie ? Vous avez chargé votre hologramme dans la mémoire du sonie, c’est ça ?
— Oui.
Harman secoua la tête.
— Vous aviez le pouvoir de faire venir le sonie sur votre île orbitale quand vous en aviez envie.
— Erreur, rétorqua le mage. Cette machine appartenait à Savi et n’obéit qu’à des passagers du genre humain. Je ne suis donc pas qualifié… pas tout à fait.
— Et Caliban, comment a-t-il fait pour s’échapper ? Il n’était pas à bord du sonie avec Daeman, Hannah et moi, j’en suis sûr.
Prospéra haussa les épaules.
— Les aventures de Caliban ne regardent plus que lui. Ce monstre a cessé de me servir.
— Il sert à nouveau Sétébos, dit Harman.
— Oui.
— Mais Caliban a survécu et regagné la Terre après des siècles d’absence.
— Oui.
Harman poussa un soupir et se frictionna les joues. Il se sentait soudain fatigué et assoiffé.
— La commode en bois qui se trouve sous la mezzanine est une sorte de garde-manger conservant la fraîcheur, dit Prospéra. Elle contient de la nourriture… et des bouteilles d’eau pure.
Harman se redressa.
— Est-ce que vous lisez mes pensées, mage ?
— Non. Votre visage. Il n’est pas de carte plus lisible qu’un visage humain. Allez donc vous désaltérer. Je vais m’asseoir ici, devant la fenêtre, et attendre votre retour, mon cher interlocuteur.
Comme il se dirigeait vers la commode aux poignées de cuivre, Harman constata que ses membres tremblaient de fatigue ; il resta une bonne minute les yeux fixés sur les bouteilles d’eau et les piles de victuailles emballées. Puis il but à satiété.
— Pourquoi avez-vous ordonné à Ariel de me conduire ici ? demanda-t-il en retournant sur le tapis rouge et marron, se plantant devant Prospéra qui s’était assis à contre-jour.
— Pour être tout à fait précis, j’ai demandé à mon farfadet biosphérique de vous conduire dans la jungle près de Khajuraho, car le fax est interdit à moins de vingt kilomètres de l’eiffelbahn.
— L’eiffelbahn ? répéta Harman en sirotant une nouvelle gorgée d’eau. C’est le nom que vous avez donné à cette tour, Ariel et vous ?
— Non, non, mon cher Harman. C’est le nom qu’a donné à ce système le gentleman qui l’a construit il y a quelques millénaires, à savoir Khan Ho Tep. Cette tour n’est que l’un des… voyons… quatorze mille huit cents éléments composant le système en question.
— Pourquoi y en a-t-il autant ?
— Parce que tel était le bon plaisir du Khan. Et parce qu’il fallait bien toutes ces tours Eiffel pour relier la côte de la Chine à la côte de l’Espagne, au point où débute la Brèche atlantique, en comptant les grandes lignes, les réseaux secondaires, les voies de garage, et caetera.
Harman ne comprenait strictement rien au discours du vieil homme.
— L’eiffelbahn est donc un réseau de transport ?
— L’occasion pour vous de voyager avec un certain style. Pour nous, devrais-je dire, car je compte faire une partie du chemin en votre compagnie.
— Je n’ai aucune intention de voyager tant que vous… Laissant sa phrase inachevée, Harman lâcha sa bouteille d’eau et s’accrocha des deux mains à la lourde table.
L’édicule constitué par les deux niveaux qu’il avait explorés venait de bouger. Il entendit un atroce grincement métallique, un horrible crissement, puis il y eut une nouvelle embardée, et le sol bascula sous ses pieds.
— La tour va s’effondrer ! glapit Harman.
Derrière les multiples panneaux de la baie vitrée et les barres métalliques qui en assuraient l’assemblage, la lointaine ligne de l’horizon se pencha d’un côté, puis de l’autre.
— Pas le moins du monde, répliqua Prospéra.
C’était l’édicule qui s’effondrait, qui tombait de la tour en faisant hurler et gémir le métal, comme si de gigantesques mains métalliques le propulsaient dans les airs.
Harman se releva d’un bond, décida de foncer vers la mezzanine, puis il retomba à quatre pattes lorsque l’édicule, achevant de se dégager de la tour, tomba d’une hauteur de cinq mètres, puis sursauta brutalement et se mit à glisser vers l’ouest.
Le cœur battant, Harman se redressa sur ses genoux tandis que l’édicule se balançait de droite à gauche pour finalement se stabiliser. Au-dessus d’eux, le crissement vira au bourdonnement soutenu. Harman se leva, trouva son équilibre, gagna la table en titubant et regarda par la fenêtre.
La tour se trouvait à leur gauche et reculait lentement, et elle présentait une brèche là où s’était logé l’appartement dans lequel il se trouvait. En voyant les câbles au-dessus de lui, il comprit que le bourdonnement était produit par un moteur sur le toit. L’eiffelbahn était un système de téléphérique, et cet édicule de fer était une cabine. La tour qu’il avait aperçue dans le lointain faisait office de pylône et de station, tout comme celle qu’ils venaient de quitter. La cabine filait vers l’ouest.
Il se tourna vers Prospéro et fit un pas vers lui, veillant à ne pas se mettre à portée de son bâton.
— Laissez-moi retourner auprès d’Ada. (Il tenait à se montrer ferme, mais le ton geignard de sa voix le fit grimacer.) Les voynix encerclent le château d’Ardis. Je ne peux pas l’abandonner face au danger. Je vous en supplie, seigneur Prospéro. Je vous en supplie.
— Il est trop tard pour que vous interveniez là-bas, Harman, ami de Personne, répondit Prospéro d’une voix éraillée qui trahissait son âge. En ce qui concerne le château d’Ardis, ce qui est fait est fait. Mais laissons de côté nos peines marines, gentil sire, et gardons-nous d’alourdir nos souvenirs d’un fardeau enfui. Car nous voilà embarqués pour un nouveau voyage – où la mer fera de vous un autre homme, ami de Personne –, à l’issue duquel l’un de nous sera plus sage, plus grave et plus accompli, alors que nos ennemis – notamment cette ténèbre issue de Sycorax, que j’ai engendrée et élevée – boiront de l’eau salée et mangeront les racines flétries de l’échec et les cupules du dédain.