44.
Harman n’avait pas eu l’intention de s’endormir. Si épuisé fût-il, il avait seulement accepté de se restaurer, réchauffant un excellent ragoût et le savourant devant la baie vitrée pendant que Prospéra patientait en silence dans son fauteuil. Le mage lisait un gros livre antique relié de cuir.
Lorsque Harman s’était à nouveau tourné vers lui, prêt à exiger qu’il le renvoie à Ardis, le vieil homme comme son livre s’étaient évaporés. Harman était resté interdit quelques minutes, à demi conscient de la jungle qui défilait trois cents mètres au-dessous de la cabine cahotante. Puis, souhaitant jeter un nouveau coup d’œil au niveau supérieur – du moins cherchait-il à s’en convaincre –, il s’était traîné le long de l’escalier en colimaçon et, une fois devant le grand lit, s’était effondré dessus.
Il faisait nuit lorsqu’il se réveilla. Filtrée par les volets, la lumière de la lune et des anneaux inondait l’étrange chambre, comme si on avait passé des bandes de peinture blanche sur le cuivre et le velours. La canopée ressemblait à un pré s’étendant à l’infini, passé au blanc de chaux par la clarté lunaire, et on entendait de temps à autre des bruits bizarres, que le bourdonnement du moteur ne suffisait pas à couvrir. Harman parvint à s’orienter grâce aux anneaux e et p.
Il était sûr que la cabine avait mis le cap à l’ouest au moment du départ, survenu au moins dix heures auparavant, mais elle filait à présent en direction du nord-nord-est. Il distinguait le sommet de l’une des tours de l’eiffelbahn au-dessus de l’horizon sud-ouest, la direction dont provenait la cabine, et une autre au nord-est, à un peu moins de trente kilomètres de distance. Pendant qu’il dormait, la cabine avait dû changer de direction à un croisement. Harman était un autodidacte en matière de géographie, ne devant ses connaissances qu’aux livres qu’il avait pu lire – neuf mois plus tôt, il en avait la certitude, il était le seul humain à l’ancienne à avoir des notions de géographie, à savoir que la Terre était ronde, par exemple –, mais il ne s’était guère intéressé à ce sous-continent en forme de flèche situé au sud de l’Asie. Cela dit, il n’y avait pas besoin d’être expert en cartographie pour déduire que, si Prospéro avait dit vrai – si leur destination était bien ce point des côtes européennes où débutait la Brèche atlantique –, alors ils ne suivaient pas le bon cap.
Aucune importance. Harman n’avait pas l’intention de moisir dans cet étrange téléphérique durant les semaines, voire les mois, qui lui seraient nécessaires pour parvenir à destination. Ada avait besoin de lui tout de suite.
Il sortit faire les cent pas sur le balcon, s’accrochant à la balustrade chaque fois que la cabine donnait un peu de gîte. Ce fut pendant son troisième aller-retour qu’il remarqua une échelle métallique fixée au mur latéral. Il enjamba la balustrade, agrippa un barreau et monta. Plus rien ne le séparait du sol excepté trois cents mètres de vide et de feuillage.
L’échelle permettait d’accéder au toit de la cabine. Harman chercha une prise à tâtons, en trouva une et se hissa, restant un instant les jambes ballantes.
Il se leva avec un luxe de précautions, tendant les bras pour garder l’équilibre lorsque la cabine entama le mouvement ascendant qui devait la conduire à la tour suivante, à présent distante d’une quinzaine de kilomètres. Derrière elle, une chaîne de montagnes apparaissait à l’horizon, leurs neiges éternelles illuminées par la froide lumière de la lune et des anneaux.
Excité par la vitesse et par la clarté de la nuit, Harman remarqua un détail. La cabine semblait précédée d’un voile luminescent qui déformait le paysage, le rendant légèrement flou. Il se dirigea vers l’avant et tendit la main le plus loin possible.
C’était un champ de force, d’une puissance relativement modeste – en le sentant céder sous ses doigts, il repensa à l’entrée de la firmerie sur l’île orbitale de Prospéro –, suffisante toutefois pour protéger des effets du vent la cabine peu aérodynamique. Harman sentit sa main repoussée vers l’arrière, tant le vent était violent. La cabine avançait plus vite qu’il ne l’aurait cru.
Harman passa une demi-heure sur le toit, écoutant vibrer les câbles, regardant s’approcher la tour suivante et élaborant des stratégies conçues pour le ramener à Ada, puis il regagna le balcon et l’intérieur de l’édicule.
Prospéro l’attendait au premier niveau. Le mage avait regagné son fauteuil, les jambes calées sur un pouf, un livre ouvert sur ses genoux et son bâton à portée de la main.
— Que voulez-vous de moi ? demanda Harman.
Prospéro leva les yeux.
— À ce que je vois, mon jeune ami, vos manières sont aussi peu ragoûtantes que l’apparence de notre ami Caliban.
— Que voulez-vous de moi ? répéta Harman en serrant les poings.
— Il est temps pour vous de partir en guerre, Harman d’Ardis.
— En guerre ?
— Oui. Les vôtres doivent se battre. Les vôtres, votre ethnie, votre espèce… et vous.
— Qu’est-ce que vous racontez ? Nous battre contre qui ?
« Contre quoi » serait une formulation plus appropriée, rétorqua Prospéro.
— Vous voulez parler des voynix ? Nous avons déjà commencé à les affronter. Lorsque j’ai emmené Personne/Odysseus au Golden Gâte à Machu Picchu, je comptais aussi rapporter des armes de là-bas.
— Non, il n’est pas question des voynix. Ni des calibani, même si ces créatures serviles ont pour mission de vous tuer, vous et les vôtres, une fois que leur but sera enfin atteint. Il est question de l’Ennemi.
— Sétébos ?
— Oh ! oui.
Prospéro posa sa main tavelée par l’âge sur son livre, attrapa une longue feuille pour marquer sa page, referma le livre et se leva en prenant appui sur son bâton.
— Sétébos, pourvu d’autant de mains qu’une seiche, a fini par débarquer sur votre monde, qui est aussi le mien, acheva-t-il.
— Je sais. Daeman a vu cette créature à Paris-Cratère. Sétébos a recouvert ce nœud fax d’une gangue de glace bleue, ainsi que celui de Chom et une douzaine d’autres, et…
— Et savez-vous ce que cet être aux mains multiples est venu faire sur Terre ? coupa Prospéro.
— Non.
— Festoyer, murmura Prospéro. Il est venu festoyer.
— C’est nous qu’il va dévorer ?
Harman sentit la cabine ralentir, puis sursauter, et il vit la tour les entourer l’espace d’une seconde, l’édicule s’insérant sans difficulté dans une niche identique à celle de la tour de départ. Il sentit la cabine tourner sur elle-même, entendit grincer des rouages, et il constata qu’elle avait changé de trajectoire, filant vers l’est plutôt que vers le nord.
— Sétébos a-t-il l’intention de nous dévorer ? insista-t-il. Prospéro sourit.
— Pas exactement. Pas directement.
— Qu’est-ce que ça veut dire, bon sang ?
— Cela veut dire, jeune humain nommé Harman, que Sétébos est une goule. Notre ami aux mains multiples se repaît des résidus de la peur et de la douleur, de l’énergie noire de la terreur soudaine et des reliefs nourrissants de la mort subite. Le sol de votre monde – comme il en va de tous les mondes abritant des êtres doués de conscience mais férus de guerre – regorge de ces souvenirs de terreur, une énergie fossile et dormante qui est tout ce qui reste d’une ère à jamais perdue.
— Je ne comprends pas.
— Cela veut dire que Sétébos, le dévoreur de mondes, le gourmet des heures sombres de l’histoire, a soumis à sa stase bleue certains de vos nœuds fax, oui – pour y pondre ses œufs, pour dépêcher ses rejetons aux quatre coins de votre monde, pour absorber la chaleur de ces lieux comme un succube absorbe le souffle d’une âme endormie –, mais ce sont votre mémoire et votre histoire qui engraisseront cette tique aux mains multiples.
— Je ne comprends toujours pas, déclara Harman.
— Il a fait son nid à Paris-Cratère, à Chom et dans ces villes provinciales que vous avez élues pour y dormir, y faire la fête et y vivre vos vies inutiles, mais il festoiera à Waterloo, à HoTepsa, à Stalingrad, à Ground Zéro, à Koursk, à Hiroshima, à Saigon, au Rwanda, au Cap, à Montréal, à Gettysburg, à Riyad, au Cambodge, à Khanstaq, à Chancellorsville, à Okinawa, à Tarawa, à My Lai, à Bergen-Belsen, à Auschwitz, dans la Somme… l’un de ces noms signifie-t-il quelque chose pour vous, Harman ?
— Non. Prospéro soupira.
— Là est notre problème. Tant que certains d’entre vous n’auront pas retrouvé la mémoire de votre espèce, vous serez incapables d’affronter Sétébos, encore moins de le comprendre. Vous êtes même incapables de vous comprendre vous-mêmes.
— Pourquoi est-ce votre problème, vieil homme ?
Nouveau soupir.
— Si Sétébos engloutit la douleur et la mémoire humaines de ce monde – une ressource énergétique à laquelle j’ai donné le nom d’umana –, alors ce monde, quoique physiquement vivant, sera spirituellement mort pour tout être conscient… y compris moi-même.
— Spirituellement mort ? répéta Harman.
La lecture et le siglage lui avaient permis d’aborder les concepts d’esprit, de spirituel, de spiritualité – des concepts qui demeuraient encore flous pour lui, mais qui avaient trait à ces mythes qu’étaient les fantômes et la religion –, et ils juraient dans la bouche de cet hologramme d’un avatar de la logosphère, une construction astucieuse mais artificielle issue de logiciels et de protocoles de communication également obsolètes.
— Spirituellement mort, insista le mage. Physiquement, philosophiquement, organiquement mort. Au niveau quantique, un monde vivant enregistre les énergies les plus conscientes parmi celles qu’éprouvent ses habitants, Harman d’Ardis : l’amour, la haine, la peur, l’espoir. Pensez à des particules de magnétite s’orientant vers le pôle. Celui-ci peut s’altérer, se déplacer ou disparaître, l’enregistrement demeure. Le champ énergétique qui en résulte est aussi réel – quoique plus délicat à mesurer et à localiser – que la magnétosphère produite par une planète chaude à noyau rotatif, qui protège ses habitants des dures réalités de l’espace. De même, la mémoire de la douleur et de la souffrance protège l’avenir de toute espèce consciente. Comprenez-vous ce que cela signifie ?
— Non.
Prospéro haussa les épaules.
— Alors, contentez-vous de me croire sur parole. Si vous voulez revoir Ada vivante, vous allez devoir apprendre… beaucoup de choses. Peut-être trop. Mais, une fois la leçon terminée, peut-être serez-vous en mesure de lutter. Il n’y a sans doute aucun espoir – c’est la règle générale lorsque Sétébos commence à dévorer la mémoire d’un monde –, mais au moins pourrons-nous nous battre.
— Mais qu’est-ce que ça peut vous faire ? lança Harman. Que représente pour vous la survie de l’humanité ? Ou de ses souvenirs ?
Prospéro eut un petit sourire.
— Pour qui me prenez-vous ? Pensez-vous que je me réduis à la fonction d’un vieux courriel, à l’icône d’une antique toile, avec robe et bourdon ?
— J’ignore tout de ce que vous êtes, répliqua Harman. Pour moi, vous n’êtes qu’un hologramme.
Prospéro s’avança d’un pas et le gifla.
Harman recula en poussant un hoquet de surprise. Il porta une main à sa joue, la rabaissa, leva le poing.
Prospéro se fendit d’un nouveau sourire et brandit son bâton.
— Si vous ne voulez pas vous réveiller sur le carreau dans dix minutes, avec la plus belle migraine de votre existence, je vous conseille de vous retenir.
— Je veux rentrer chez Ada, dit Harman en détachant ses mots.
— Avez-vous tenté de la localiser avec vos fonctions ? demanda le mage.
Harman tiqua.
— Oui.
— Et l’une quelconque de vos fonctions était-elle opératoire dans cette cabine, ou encore dans la jungle ?
— Non, reconnut Harman.
— Elles ne le seront pas tant que vous n’aurez pas maîtrisé les autres fonctions à votre disposition, dit le vieil homme, qui retourna s’asseoir dans son fauteuil avec un luxe de précautions.
— Les autres fonctions… Que voulez-vous dire ?
— Combien de fonctions avez-vous appris à maîtriser ?
— Cinq.
La première était connue de tous depuis des siècles – la fonction localisation, et son horloge en annexe –, mais Savi leur en avait enseigné trois autres. Il avait découvert tout seul la cinquième.
— Énumérez-les. Harman poussa un soupir.
— La localisation, le proxnet, le farnet, l’allnet et le siglage – la lecture par la paume de la main.
— Maîtrisez-vous la fonction allnet, Harman d’Ardis ?
— Pas vraiment.
Il y avait beaucoup trop d’information, une trop grande bande passante, ainsi que le formulait Savi.
— À votre avis, les humains à l’ancienne… les véritables humains à l’ancienne, vos ancêtres vierges de toute altération, de toute amélioration… étaient-ils équipés de cinq fonctions, Harman d’Ardis ?
— Je… je ne sais pas.
Il ne s’était jamais posé la question.
— La réponse est non, répondit Prospéro d’une voix neutre. Vous êtes le résultat de trois mille ans de manipulations génétiques et nanotechnologiques. Comment avez-vous découvert la fonction siglage, Harman d’Ardis ?
— Je… j’ai évoqué diverses images mentales à base de triangles, de carrés et de cercles, jusqu’à ce que l’une d’elles donne quelque chose.
— C’est ce que vous avez raconté à Ada et aux autres, mais c’est un mensonge. Comment avez-vous vraiment appris à sigler ?
— Le code de la fonction siglage m’est apparu en rêve, avoua Harman.
Outre son étrangeté, ce secret lui était trop précieux pour qu’il le révèle à ses amis.
— C’est Ariel qui vous a soufflé ce rêve, dit Prospéro avec un nouveau petit sourire. Nous commencions à nous impatienter. Alors, à votre avis, combien de fonctions chacun de vous – chacun des prétendus « humains à l’ancienne » – possède-t-il dans son sang, ses cellules et sa matière grise ?
— Plus de cinq ? hasarda Harman.
— Cent, répondit Prospéro. Cent tout rond.
— Enseignez-les-moi, dit Harman en faisant un pas vers le mage.
Celui-ci secoua la tête.
— Je ne le peux pas. Et je ne le voudrais pas si je le pouvais. Mais vous devez néanmoins les apprendre. Vous le ferez au cours de ce voyage.
— Nous allons dans la mauvaise direction, dit Harman.
— Comment ?
— Vous avez dit que l’eiffelbahn nous conduirait sur les côtes de l’Europe, là où la Brèche atlantique prend naissance, mais nous allons vers l’est, nous tournons le dos à l’Europe.
— Encore deux tours, et nous remettrons le cap au nord, répondit Prospéro. Êtes-vous impatient d’arriver à destination ?
— Oui.
— Alors, oubliez votre impatience. Vous recevrez votre enseignement pendant ce voyage, pas après. Vous êtes promis au changement le plus fondamental de tous. Et, croyez-moi sur parole, vous n’apprécieriez guère le raccourci que nous pourrions prendre ! les anciens cols du Pakistan, le désert jadis nommé Afghanistan, le sud du Bassin méditerranéen et les marécages du Sahara.
— Pourquoi donc ?
En compagnie de Savi et de Daeman, Harman avait jadis survolé l’Atlantique, puis les marécages du Sahara, pour gagner Jérusalem, où ils avaient embarqué à bord d’un rampeur pour entrer dans le Bassin méditerranéen. Il connaissait bien cette région. Et il voulait voir si le rayon bleu jaillissait toujours du mont du Temple à Jérusalem. À en croire Savi, il contenait sous forme cryptée les informations essentielles de tous ses contemporains, disparus quatorze cents ans plus tôt.
— Les calibani sont lâchés, dit Prospéra.
— Ils ont quitté le Bassin ?
— Ils sont libérés de leurs chaînes, le centre ne peut tenir. L’anarchie se déchaîne sur le monde. Ou du moins sur cette partie.
— Où allons-nous, dans ce cas ?
— Patience, Harman d’Ardis. Patience. Demain, nous franchirons une chaîne de montagnes qui ne manquera pas de vous intéresser. Ensuite, nous entrerons dans l’Asie proprement dite – où vous admirerez les ouvrages des puissants et des morts – et ensuite nous remettrons le cap à l’ouest. La Brèche peut attendre.
— C’est trop lent, dit Harman en faisant les cent pas. C’est trop long. Si les fonctions n’opèrent pas ici, je n’ai aucun moyen de savoir comment va Ada. Je dois partir d’ici. Je dois rentrer chez moi.
— Vous souhaitez savoir ce qu’il advient de votre Ada ? demanda Prospéra d’un air grave. (Il lui désigna un carré d’étoffe rouge posé sur le sofa.) Utilisez ceci. Mais une fois et une seule.
Plissant le front, Harman alla examiner l’objet de plus près.
— Un turin ? demanda-t-il.
L’étoffe était de couleur rouge – tous les turins étaient beiges. Et les microcircuits étaient différents.
— Il existe une myriade de récepteurs de type turin, déclara Prospéro. Tout comme il existe une myriade de transmetteurs sensoriels. Chaque personne peut en devenir un.
Harman secoua la tête.
— Je me fiche de l’épopée du turin – Troie, Agamemnon, toutes ces fariboles. Je ne suis pas d’humeur à me distraire.
— Cette étoffe ne vous dira rien d’Ilium. Elle vous montrera le destin de votre Ada. Coiffez-la.
Tremblant, Harman s’assit sur le sofa, posa le carré rouge sur son visage, en collant les microcircuits brodés à son front, et ferma les yeux.