1.

 

Peu de temps avant l’aurore, Hélène de Troie est réveillée par le hurlement des sirènes. Elle promène une main sur les coussins de son lit, mais Hockenberry, son amant du moment, a disparu – il s’est éclipsé en pleine nuit, pendant que les domestiques dormaient encore, ainsi qu’il le fait toujours à l’issue d’une nuit d’amour avec elle, comme s’il avait honte de ses actes, et sans doute marche-t-il en ce moment dans les ruelles et les venelles les plus obscures de la ville. Hockenberry est un homme bien triste et bien étrange, songe Hélène. Puis elle se souvient.

Mon époux est mort.

Cela fait neuf jours que la mort de Paris, tué par l’impitoyable Apollon, relève de la réalité – dans trois heures débuteront ses funérailles, auxquelles doivent participer Troyens et Achéens, si le char divin qui survole la cité d’Ilium ne l’a pas complètement détruite dans les prochaines minutes –, mais Hélène n’arrive toujours pas à croire que son Paris n’est plus. Paris, fils de Priam, terrassé sur le champ de bataille ? Paris, mort ? Paris, condamné à errer dans les cavernes de l’Hadès, privé de la beauté de son corps et de l’élégance de ses gestes ? C’est impensable. Car il s’agit de Paris, l’homme splendide et juvénile qui l’a volée à Ménélas, se jouant des gardes pour l’emporter sur les vertes pelouses de Lacédémone. Paris, le plus attentionné de ses amants, même à l’issue de dix épuisantes années de guerre, qu’elle comparait en secret à « un étalon rompant ses liens, avec ses crins flottant épars sur ses épaules ».

Hélène se glisse hors du lit pour se diriger vers le balcon donnant sur la rue, écarte les rideaux de gaze et émerge dans la lumière annonciatrice de l’aurore. On est en plein hiver et le sol de marbre lui glace les pieds. Le ciel est encore assez sombre pour lui permettre de distinguer les faisceaux de quarante ou cinquante projecteurs fouillant les hauteurs, en quête de la déité et de son char volant. Les explosions de plasma étouffées produisent des ondes concentriques sur le dôme d’énergie hémisphérique que les moravecs ont érigé pour protéger la ville. Soudain, quantité de rayons de lumière cohérente – des lances bleu azur, vert émeraude, rouge sang – jaillissent du périmètre défensif de la ville. Sous les yeux d’Hélène, une gigantesque explosion secoue les quartiers nord, déclenchant une onde de choc qui fait trembler les tours altières d’Ilium et frémir les longues boucles noires tombant sur ses épaules. Cela fait quelques semaines que les dieux leur larguent des charges explosives, dont la coque monomoléculaire à changement de phase quantique est capable de pénétrer le bouclier des moravecs. C’est du moins ce qu’ont tenté de lui expliquer Hockenberry et cet amusant homoncule de métal dénommé Mahnmut.

Hélène de Troie se soucie comme d’une guigne des machines.

Paris est mort. Cette idée même est insupportable. Hélène s’était préparée à mourir à ses côtés le jour où les Achéens, conduits par Ménélas, son précédent époux, et par Agamemnon, le frère de celui-ci, abattraient les murailles d’Ilium, ainsi que le prédisait son amie Cassandre, la prophétesse, pour ensuite massacrer sans pitié tous les hommes et tous les garçons de la cité, en violer toutes les femmes et les vendre comme esclaves dans les îles grecques. Elle était prête à affronter ce jour – à périr de sa propre main ou de celle de Ménélas –, mais jamais elle n’aurait cru que Paris, son cher amant, divin et vaniteux, son fougueux étalon, périrait avant elle. Durant ces neuf ans et quelques de siège et de combats glorieux, Hélène avait compté sur les dieux pour protéger Paris et le renvoyer intact dans son lit. Et c’est ce qu’ils avaient fait. Et voilà qu’ils l’ont tué.

Elle se rappelle la dernière fois qu’elle a vu son époux troyen, sortant de la cité dix jours auparavant pour affronter le dieu Apollon en combat singulier. Jamais Paris n’avait semblé plus sûr de lui, caparaçonné dans son élégante armure de bronze, la tête rejetée en arrière et les cheveux flottant telle la crinière d’un étalon, souriant de toutes ses dents à Hélène ainsi qu’à la foule qui l’acclamait au-dessus des portes Scées. Il s’était élancé, « sûr de ses pieds agiles », ainsi que le chantait l’aède préféré du roi Priam. Mais ses pieds ce jour-là l’avaient conduit au massacre, à la vindicte d’un Apollon furieux.

Et maintenant il est mort, songe Hélène, et, s’il faut en croire les rumeurs qui me sont parvenues, son corps est réduit à une carcasse calcinée, ses os à des esquilles, son beau visage doré à un crâne au rictus obscène, ses yeux bleus à du suif, et à ses pommettes pendent des lambeaux de chair grillée pareils à… pareils à… à ces bouts de viande qu’on donne en offrande aux dieux avant le repas, des bouts de viande sélectionnés parce qu’ils sont les moins appétissants. Hélène frissonne en sentant sur sa peau la brise fraîche de l’aurore et contemple la fumée montant au-dessus de Troie.

Trois roquettes antiaériennes jaillissent du campement achéen, situé au sud de la ville, et fondent sur le char divin en fuite. Hélène aperçoit alors ce dernier : un éclair aussi vif que l’étoile du matin, poursuivi par les sillages des trois projectiles grecs. Soudain, le point lumineux s’évanouit dans un saut quantique, et le ciel se retrouve totalement vide. Retournez à Olympos, dans votre forteresse assiégée, bande de couards, songe Hélène de Troie.

Le signal de fin d’alerte retentit. Les rues situées en contrebas des appartements d’Hélène, sis dans la demeure de Paris, proche du palais de Priam à présent bien meurtri, s’emplissent soudain d’hommes affairés, des pompiers volontaires qui foncent vers le nord-ouest, où l’air hivernal est pollué par la fumée des incendies. Au-dessus des toits filent des machines volantes moravecs, que leur train d’atterrissage barbelé et leurs antennes pivotantes font ressembler à des frelons noirs et chitineux. S’il faut en croire les propos d’Hockenberry, sans parler de sa propre expérience, certaines d’entre elles assureront une couverture aérienne, hélas bien tardive, tandis que d’autres éteindront les flammes. Ensuite, Troyens et moravecs passeront des heures à extraire des ruines les corps broyés et calcinés. Comme Hélène connaît la quasi-totalité des habitants de la ville, elle se demande lesquels vont se retrouver dans les ténèbres d’Hadès par ce matin d’hiver.

Le matin des funérailles de Paris. Mon bien-aimé. Mon bien-aimé stupide et trahi.

Hélène entend ses domestiques s’agiter. Leur doyenne – la vieille Ethré, mère de Thésée et jadis reine d’Athènes, enlevée par les frères d’Hélène pour venger celle-ci – se tient sur le seuil de sa chambre.

— Dois-je demander aux filles de te préparer un bain, maîtresse ? s’enquiert Ethré.

Hélène acquiesce. Après s’être attardée quelques instants encore sur le ciel qui s’éclaircit, contemplant la fumée au nord-ouest qui s’épaissit puis se dissipe, étouffée par les pompiers volontaires et les machines moravecs, puis les frelons rocvecs continuant de filer vers l’est dans le vain espoir de rattraper le char quantique, Hélène de Troie regagne l’intérieur de sa chambre, ses pieds nus chuchotant sur le marbre glacé. Elle doit se préparer à la cérémonie funèbre, où elle retrouvera Ménélas, son époux cocufié, qu’elle n’a pas vu depuis dix ans. Ce sera en outre la première fois qu’Hector, Achille, Ménélas et Hélène, sans parler de maints autres Troyens et Achéens, participeront ensemble à un événement public. Tout peut arriver.

Seuls les dieux savent quelles seront les conséquences de cette horrible journée, se dit Hélène. Puis elle sourit en dépit de la tristesse qui l’habite. Ces temps-ci, il est totalement vain d’invoquer les dieux. Ces temps-ci, les dieux ne partagent plus rien avec les mortels – exception faite de la mort, de l’enfer et de la destruction que leurs divines mains sèment à la surface de la terre.

Hélène de Troie rentre se baigner et s’habiller pour les funérailles.

Olympos
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