28.
La quarantaine de personnes qui les entouraient échangèrent un regard. Les questions ne tardèrent pas à fuser. Daeman et Harman expliquèrent ce qu’ils avaient compris du discours de Caliban, lorsqu’il avait évoqué son dieu Sétébos, « pourvu d’autant de mains qu’une seiche ».
Puis on pria Daeman de décrire ce qu’il avait vu de Chom et d’Oulanbat. Il n’avait pu observer la première que de loin – une toile de glace bleue. Quant à Oulanbat, expliqua-t-il, il s’était faxé au soixante-dix-neuvième étage des Cercles du paradis, découvrant depuis la terrasse le trou ouvert dans le désert de Gobi, à quinze cents mètres de là, et le maillage de glace reliant les bâtisses environnantes aux étages inférieurs de la tour. L’étage où il se trouvait semblait épargné – pour le moment.
— Est-ce que tu as vu des gens ? demanda Ada.
— Non.
— Et des voynix ? demanda Reman.
— Des centaines. Ils couraient sous la toile de glace et autour d’elle. Mais il n’y en avait aucun dans les Cercles.
— Où sont passés les habitants, alors ? interrogea Emme d’une petite voix. Oulanbat avait des armes, nous le savons – c’est nous qui les leur avons fournies, en échange de leur riz et de leurs textiles.
— Ils ont dû fuir par fax quand le trou est apparu, dit Petyr. Le ton de sa voix démentait l’assurance qu’il affichait, ou du moins telle fut l’impression d’Ada.
— S’ils se sont faxés ailleurs, pourquoi ne les a-t-on pas vus débarquer ici ? demanda Peaen. À elles trois, Paris-Cratère, Chom et Oulanbat comptent plusieurs dizaines de milliers de citoyens. Où sont-ils donc passés ?
Elle se tourna vers Greogi et Casman, qui venaient de terminer leur tour de garde au pavillon fax.
— Greogi, Cas, vous avez vu débarquer du monde cette nuit ? Des réfugiés ?
Greogi fit non de la tête.
— Nous n’avons vu personne excepté Daeman Uhr – il est parti hier soir et il est revenu ce matin.
Ada s’avança au centre de l’assemblée.
— Écoutez… je vous propose d’en discuter plus tard dans la journée. Nous sommes tous épuisés. La plupart d’entre vous n’ont pas dormi de la nuit. Certains n’ont même pas pu dîner hier soir. Stoman, Cal, Boman, Ella, Anna et Uru ont préparé un petit déjeuner consistant. Priorité à ceux d’entre vous qui doivent entamer un tour de garde. Veillez à boire une bonne dose de café. Les autres, mangez un morceau avant d’aller vous coucher. Loes m’a priée de vous informer qu’un moulage aura lieu à dix heures du matin. Nous nous retrouverons tous dans l’ancienne salle de bal à trois heures de l’après-midi pour une assemblée générale.
Les gens se dispersèrent dans un brouhaha inquiet, partant qui pour le réfectoire, qui pour le poste qui lui était assigné.
Harman prit la direction de l’infirmerie, faisant signe à Ada et à Daeman de le suivre. Tous deux s’exécutèrent pendant que le vestibule se vidait.
Siris et Tom étaient de garde, et ils avaient passé la nuit à soigner les défenseurs blessés tout en veillant sur Personne. Ada les autorisa à aller manger un morceau et ils s’éclipsèrent, laissant les trois nouveaux venus seuls avec Hannah, qui se tenait au chevet du malade.
— C’est comme au bon vieux temps, fit remarquer Harman. Neuf mois plus tôt, ils avaient effectué ensemble un long périple, en partie guidés par Savi. Ils avaient rarement eu l’occasion de se retrouver depuis lors.
— Sauf qu’Odysseus est mourant, lâcha Hannah d’une voix éraillée.
Elle étreignait la main gauche du blessé, avec une telle force que leurs doigts entrelacés avaient viré au blanc.
Harman s’approcha du lit pour l’examiner. Ses bandages – remplacés une heure plus tôt – étaient saturés de sang. Ses lèvres étaient aussi livides que ses doigts, ses yeux avaient cessé de bouger sous leurs paupières closes. Il avait les lèvres entrouvertes et le souffle court et hésitant.
— Je vais le conduire au Golden Gâte à Machu Picchu, déclara Harman.
Tous le fixèrent sans rien dire. Ce fut Hannah qui brisa le silence.
— Tu veux dire… quand il sera mort ? Pour l’inhumer ?
— Non. Tout de suite. Pour le sauver.
Ada lui empoigna le bras avec une telle force qu’il faillit grimacer.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Ce qu’a dit Petyr… les dernières paroles prononcées par Personne hier soir, avant de perdre conscience… Je crois qu’il nous demandait de le conduire à la crèche du Golden Gâte.
— Quelle crèche ? lança Daeman. Je ne me souviens que des cercueils de cristal.
— Les sarcophages cryotemporels, dit Hannah en détachant les syllabes. Dans le musée, je me rappelle. Savi nous en a parlé. C’est là qu’elle a passé plusieurs siècles en sommeil. C’est là qu’elle a trouvé Odysseus, trois semaines avant notre rencontre.
— Savi ne disait pas toujours la vérité, tempéra Harman. Peut-être nous a-t-elle menti sur toute la ligne. À en croire Odysseus, ils se connaissaient depuis très, très longtemps, tous les deux – ce sont eux qui ont distribué les turins il y a onze ans.
Ada brandit le turin que Daeman avait laissé dans la pièce voisine.
— Et là-haut, reprit Harman, Prospéra nous a dit que le parcours d’Odysseus était bien plus complexe que nous ne le pensions. Et quand il avait un peu trop bu, ce qui lui est arrivé deux ou trois fois, Odysseus plaisantait à propos de cette crèche du Golden Gâte – il envisageait d’y retourner.
— Il parlait sans doute des cercueils de cristal… des sarcophages, dit Ada.
— Je ne crois pas.
Harman se mit à faire les cent pas au milieu des lits inoccupés. Tous les blessés de la nuit avaient préféré regagner leurs chambres ou leurs baraquements. Il ne restait plus que Personne à l’infirmerie.
— Je pense qu’il y avait autre chose au Golden Gâte, une sorte de crèche de soins.
— Les asticots bleus, murmura Daeman en pâlissant un peu plus.
Saisie d’un soudain frisson, Hannah – dont les cellules se souvenaient des heures passées dans les cuves grouillantes d’asticots de la firmerie, sur l’île orbitale de Prospéra – lâcha la main d’Odysseus.
— Non, sûrement pas, dit Harman. Nous n’avons rien vu qui ressemble aux cuves de soins de la firmerie quand nous étions au Golden Gâte. Ni asticots bleus, ni fluide orange. Je pense que cette crèche est d’une tout autre nature.
— En fait, tu n’en sais rien, dit Ada avec une certaine dureté dans la voix.
— Non, en effet. (Harman se passa une main sur les joues. Il ne tenait plus debout.) Mais je pense que si Personne… si Odysseus survit au vol en sonie, il a peut-être une chance de s’en tirer une fois au Golden Gâte.
— Tu ne peux pas faire ça ! s’exclama Ada.
— Pourquoi ?
— Nous avons besoin du sonie. Pour nous défendre contre les voynix s’ils reviennent cette nuit. Quand ils reviendront cette nuit.
— Je serai de retour avant la tombée du soir. Hannah se leva.
— Comment est-ce possible ? Quand nous sommes revenus du Golden Gâte avec Savi, il nous a fallu plus d’une journée.
— Je peux voler beaucoup plus vite. Savi allait lentement pour ne pas nous faire peur.
— Quelle vitesse peux-tu atteindre ? s’enquit Daeman. Harman hésita quelques secondes.
— Une vitesse conséquente, dit-il finalement. Le sonie m’a dit qu’il me faudrait seulement trente-huit minutes pour gagner le Golden Gâte à Machu Picchu.
— Le sonie t’a dit ? (Hannah semblait furieuse.) Depuis quand le sonie te parle-t-il ? Je croyais que cette machine ne pouvait pas répondre à nos questions.
— Elle le peut depuis ce matin. Après notre sortie, je me suis attardé quelques minutes sur la plate-forme à écumeur, et j’ai pu établir une interface entre mes fonctions paume et sa console de commande.
— Comment as-tu fait ? demanda Ada. Ça fait des mois que tu butais sur le problème.
Harman se frictionna la joue une nouvelle fois.
— Je lui ai tout bonnement demandé de lancer l’interface. Trois cercles rouges à l’intérieur de trois verts. Un jeu d’enfant.
— Et il t’a dit combien de temps il te faudrait pour aller jusqu’au Golden Gâte ? demanda Daeman d’un air dubitatif.
— Il me l’a montré, répliqua Harman. Diagrammes, cartes, courants aériens, vecteurs de vélocité. Le tout superposé à mon champ visuel, comme le faxnet ou…
Il laissa sa phrase inachevée.
— Ou l’allnet, conclut Hannah.
Ils avaient tous fait l’expérience de la vertigineuse confusion de l’allnet, dont Savi leur avait donné les clés le printemps précédent. Aucun d’eux n’en maîtrisait l’usage. Trop d’informations à traiter.
— Ouais, fit Harman. Si j’emmène Odysseus… Personne… ce matin, j’aurai le temps de chercher une crèche de soins, de le placer dans un cercueil de cristal si je n’en trouve aucune, et de revenir ici avant l’assemblée générale de trois heures. Je serai peut-être même rentré pour déjeuner.
— Il risque de ne pas survivre au voyage, dit Hannah d’une voix impersonnelle, les yeux fixés sur le mourant qu’elle aimait.
— Il ne survivra pas une journée de plus s’il doit rester ici, contra Harman. Nous sommes trop ignorants en matière de soins médicaux.
Comme pour souligner son propos, il tapa avec violence du poing sur une armoire, et le releva les phalanges ensanglantées. Il eut un sourire gêné.
— Je t’accompagne, dit Ada. Tu ne pourras pas le faire entrer dans les bulles si tu es tout seul. I ! te faudra utiliser une civière.
— Non. Tu dois rester ici, ma chérie.
Ada releva vivement la tête, un éclair de colère clans ses yeux noirs.
— C’est parce que je suis…
— Non, ce n’est pas parce que tu es enceinte.
Elle avait serré les poings, et Harman les enveloppa de ses grandes mains calleuses.
— Ardis ne peut pas se passer de toi. Les nouvelles que Daeman vient de nous donner vont se répandre dans l’heure qui vient. La communauté tout entière risque de céder à la panique.
— Raison de plus pour que tu restes ici, souffla Ada. Harman secoua la tête.
— C’est toi le chef ici, ma chérie. Ardis est ton domaine. Nous ne sommes que des invités. Les gens auront besoin de réponses – lors de l’assemblée générale, mais aussi durant les heures qui suivront –, et il faudra que tu sois là pour les rassurer.
— Je n’ai pas de réponses à leur donner, protesta Ada d’une petite voix.
— Bien sûr que si, lui dit Harman. À ton avis, quelles conséquences devons-nous tirer des nouvelles de Daeman ?
Ada se tourna vers la fenêtre. Les vitres étaient couvertes de givre, mais il avait cessé de neiger et de pleuvoir.
— Nous devons recenser les communautés où sont apparus un trou et de la glace bleue, dit-elle. Envoyer dix émissaires faire le tour de tous les nœuds fax.
— Dix, pas plus ? interrogea Daeman.
Il subsistait plus de trois cents communautés habitées.
— Nous ne pouvons pas en envoyer davantage, car les voynix pourraient attaquer en plein jour, répliqua Ada. Chaque émissaire devra tester trente codes et visiter les nœuds correspondants pendant qu’il fera jour dans cet hémisphère.
— Tant qu’à aller au Golden Gâte, je tâcherai de rapporter des chargeurs de fléchettes, enchaîna Harman. Odysseus en a récupéré trois cents quand il a déniché nos trois fusils, l’automne dernier, mais nous sommes presque à sec depuis cette nuit.
— Une équipe est chargée d’extraire les carreaux d’arbalète des cadavres de voynix, dit Ada, mais je dirai à Reman d’accroître la production dès aujourd’hui. Il faut doubler les effectifs de l’atelier. Les flèches sont plus longues à fabriquer, mais, dès ce soir, nous aurons des archers supplémentaires sur les remparts.
— C’est moi qui t’accompagnerai, déclara Hannah. Tu auras besoin d’aide pour transporter Odysseus sur une civière, et j’ai exploré à fond la cité des bulles vertes du Golden Gâte.
— D’accord, dit Harman.
Il vit son épouse – quel étrange mot, quel étrange concept ! – jeter à sa cadette un regard acéré, puis renoncer à toute idée de jalousie. Ada savait parfaitement que l’unique amour d’Hannah – un amour hélas sans espoir – s’appelait Odysseus.
— Je serai aussi du voyage, dit Daeman. Tu auras besoin d’une arbalète de plus.
— Exact, mais je pense que tu ferais mieux de rester ici pour sélectionner nos émissaires, les préparer à leur mission et organiser celle-ci.
Daeman haussa les épaules.
— Entendu. D’ailleurs, je compte me charger moi-même de trente nœuds fax. Bonne chance.
Il salua Hannah et Harman d’un signe de tête, Ada d’une brève étreinte, puis fila.
— Prenons un petit déjeuner léger, puis rassemblons nos armes et nos vêtements, et partons sans tarder, dit Harman à Hannah.
— Réquisitionne quelques paires de bras pour nous aider à transporter Odysseus dans la cour. Je m’occupe du sonie.
— On ne pourrait pas manger à bord ?
— Sans doute vaut-il mieux le faire avant.
Harman gardait en mémoire les extravagantes trajectoires que la machine lui avait montrées : décollage à la verticale depuis Ardis, sortie de l’atmosphère, brève parabole dans le vide spatial et rentrée en chute libre ou quasiment. Il en avait déjà l’estomac retourné.
— Je vais chercher mes affaires, et j’appelle Tom et Siris pour qu’ils me donnent un coup de main.
Hannah s’en fut après avoir embrassé Ada sur la joue.
Après avoir jeté un dernier regard sur Odysseus – dont le visage devenait franchement blafard –, Harman prit Ada par le bras et la conduisit près de la porte du hall, dans un coin tranquille.
— Je persiste à croire que je devrais venir, dit-elle. Il acquiesça.
— J’aimerais que tu nous accompagnes. Mais quand les gens auront digéré les nouvelles de Daeman – quand ils auront compris qu’Ardis est peut-être la dernière communauté libre et que quelqu’un ou quelque chose dévore toutes les autres –, ça risque d’être une vraie panique.
— Tu penses que nous sommes les seuls survivants ?
— Je n’en ai aucune idée. Mais si cette créature que Daeman a aperçue est bien le Sétébos dont parlaient Caliban et Prospéro, alors nous courons de grands dangers.
— Et tu penses que Daeman a raison… que Caliban est sur Terre ?
Harman se mordilla la lèvre pendant quelques secondes.
— Oui, dit-il finalement. À mon avis, ce monstre a bel et bien massacré tous les voisins de Marina rien que pour tuer celle-ci – pour transmettre un message à Daeman.
Les nuages occultaient à nouveau le soleil au-dehors. Ada se tourna vers le cubilot, centre d’une activité à présent fiévreuse. Le sourire aux lèvres, une douzaine d’hommes et de femmes partaient relever les sentinelles de la palissade nord.
— Si Daeman a raison, murmura-t-elle sans daigner se tourner vers Harman, qu’est-ce qui empêche Caliban et ses créatures de débarquer ici pendant ton absence ? Et si tu trouvais à ton retour un château d’Ardis rempli de pyramides de crânes ? Nous n’aurions même pas le sonie pour nous enfuir.
— Oh…
Harman s’aperçut que c’était un gémissement qu’il poussait là.
Il recula d’un pas et se passa une main sur le visage, constatant qu’une pellicule de sueur glacée lui recouvrait la peau.
— Mon amour, dit Ada en se retournant vivement pour venir l’enlacer. Je n’aurais pas dû dire cela. Tu dois aller là-bas, c’est évident. Il est vital pour nous de tout faire pour sauver Odysseus – non seulement parce que c’est notre ami, mais aussi parce qu’il est peut-être le seul à pouvoir identifier cette menace et nous dire comment la combattre. Et nous avons besoin de ces chargeurs. Et jamais je n’accepterais de fuir Ardis à bord d’un sonie. Ardis est ma maison. Notre maison. Nous avons la chance de disposer de quatre cents personnes pour nous aider à la défendre.
Elle l’embrassa à pleine bouche, l’étreignit une nouvelle fois et posa la tête contre le cuir de sa tunique.
— Bien sûr que tu dois aller là-bas, Harman. Bien sûr. Pardonne-moi. Je n’aurais jamais dû dire ce que j’ai dit. Mais reviens-moi vite.
Harman voulut lui répondre, mais il ne trouva pas ses mots. Il se contenta de l’étreindre.