23.
Harman avait déjà un sinistre pressentiment plusieurs heures avant l’attaque des voynix.
Cette expédition n’avait rien de nécessaire. Odysseus – non, il fallait désormais l’appeler Personne, se rappela-t-il, même si, pour lui, le colosse à la barbe poivre et sel serait toujours Odysseus – souhaitait rapporter de la viande fraîche, récupérer une partie du bétail enfui et explorer les collines au nord du domaine. Petyr avait proposé de partir en sonie, mais Odysseus lui avait objecté qu’ils auraient des difficultés à repérer les vaches, même sous des arbres effeuillés par l’automne. Et puis, il avait envie de chasser.
— Les voynix aussi, avait rétorqué Harman. Ils sont un peu plus audacieux chaque semaine.
Odysseus – Personne – s’était contenté de hausser les épaules.
Harman s’était joint à l’expédition, bien qu’étant persuadé que tous avaient mieux à faire. Hannah avait prévu de fondre du fer le lendemain matin, et son absence risquait de retarder les opérations. Petyr s’affairait à cataloguer les centaines de livres arrivés au cours des deux dernières semaines afin de déterminer ceux qu’il fallait sigler en priorité. Personne lui-même parlait de prendre le sonie pour partir à la recherche de cette fameuse usine robotique du lac jadis dénommé Michigan. Et Harman aurait sans doute consacré sa journée à tenter de pénétrer l’allnet en quête de nouvelles fonctions, à moins qu’il n’ait accompagné Daeman à Paris-Cratère pour l’aider à chercher sa mère.
Mais Personne, qui, d’ordinaire, partait toujours seul en chasse, souhaitait cette fois-ci être accompagné. Et cette pauvre Hannah, qui était amoureuse de Personne-Odysseus depuis le jour, neuf mois plut tôt, où elle l’avait rencontré au Golden Gâte à Machu Picchu, avait insisté pour être de l’expédition. Petyr, qui avait débarqué à Ardis avant la Chute pour être le disciple d’Odysseus, à l’époque où le vieil homme enseignait encore son étrange philosophie, et qui n’était plus aujourd’hui que le disciple d’Hannah, pour laquelle il se morfondait d’amour, insistait lui aussi pour venir. Harman, enfin, avait accepté de se joindre à eux parce que… eh bien, il n’était pas vraiment sûr de le savoir. Peut-être ne souhaitait-il pas laisser seuls avec des armes ces trois amoureux que détestaient les astres.
Plus tard, alors qu’il marchait derrière le trio en question et repensait à ces mots, Harman ne put s’empêcher de sourire. Il était tombé sur cette expression la veille, alors qu’il lisait – lisait et non siglait – Roméo et Juliette.
Il avait passé les deux derniers jours à s’enivrer de Shakespeare, absorbant trois pièces d’un coup. Il s’étonnait encore de pouvoir marcher et discuter avec son prochain. Son esprit était plein à ras bord de cadences sublimes, d’un torrent de vocabulaire et d’une vision de la condition humaine qu’il n’aurait jamais cru pouvoir acquérir en une seule existence. De quoi vous mettre les larmes aux yeux.
Mais s’il devait pleurer, se dit-il non sans honte, ce ne serait pas à cause de la beauté et de la grandeur de ces pièces ; le concept même de théâtre était nouveau pour lui, pour son monde postalphabétisé. Non, son chagrin serait surtout égoïste, car il s’en voulait amèrement d’avoir attendu ses cinq-vingts ou presque pour découvrir Shakespeare. Comme il avait joué un rôle crucial dans la destruction de la firmerie, il savait pertinemment que celle-ci ne faxerait plus les humains à l’ancienne dans l’anneau e le jour de leur cinquième vingt – ni à quelque autre occasion que ce soit, d’ailleurs –, mais quand vous avez vécu quatre-vingt-dix-neuf ans dans la certitude que votre centième anniversaire serait le dernier, vous avez du mal à vous persuader du contraire.
À l’approche du crépuscule, ils progressaient lentement en haut d’une falaise, retournant au bercail à l’issue d’une journée gâchée. C’était le bœuf tractant le droski qui réglait leur allure. Avant la Chute, ce véhicule était manœuvré par des voynix et équipé de gyroscopes lui permettant de tenir sur une seule roue, mais à présent qu’il n’était plus alimenté en énergie, il était impossible de l’utiliser tel quel, aussi l’avait-on vidé de ses rouages afin de le pourvoir d’un essieu et de deux roues, la traction étant assurée par un bœuf attelé à des brancards eux aussi modifiés. Aux yeux d’Harman, cette charrette mal bricolée était horriblement primitive, mais il s’agissait du premier véhicule à roues construit par le genre humain en plus de quinze cents ans de non-histoire.
Cela aussi lui mettait les larmes aux yeux.
Ils avaient parcouru six kilomètres en direction du nord, longeant un affluent de la rivière jadis nommée l’Ekei et, bien longtemps avant, l’Ohio, ainsi que l’avait appris Harman. Le droski était censé transporter les carcasses des cerfs qu’ils ne manqueraient pas de tuer – bien qu’on ait déjà vu Personne en porter une sur ses épaules sur des distances impressionnantes – et ils étaient obligés de calquer leur allure sur celle du bœuf.
À intervalles réguliers, deux d’entre eux s’éloignaient du véhicule pour s’enfoncer dans la forêt, armés d’un arc ou d’une arbalète. Petyr avait emporté un fusil à fléchettes – l’une des rares armes à feu du domaine –, mais ils préféraient faire le moins de bruit possible. Quoique dépourvus d’oreilles, les voynix avaient une ouïe excellente.
Les trois humains à l’ancienne avaient consulté leurs paumes durant toute la matinée. Pour une raison inconnue, les voynix échappaient au champ des fonctions localisation, farnet et allnet, mais ils apparaissaient sur les relevés proxnet. D’un autre côté, ainsi qu’Harman et Daeman l’avaient appris neuf mois plus tôt, lorsque Savi les avait emmenés dans un lieu du nom de Jérusalem, les voynix utilisaient eux aussi le proxnet… pour repérer les humains.
Mais cela n’avait pas grande importance ce jour-là. Quand vint midi, plus aucune fonction ne répondait. Tous quatre durent se fier à leurs yeux, redoubler de prudence et guetter la lisière de la forêt lorsqu’ils traversaient un pré ou progressaient au sommet d’une falaise.
Le vent soufflant du nord-ouest était glacial. Tous les dispensaires avaient cessé de fonctionner depuis la Chute, avant laquelle on n’avait guère besoin de vêtements chauds, aussi les trois humains à l’ancienne portaient-ils des manteaux de fourrure et des capes en laine de fabrication grossière. Odysseus… Personne, qui semblait invulnérable au froid, portait sa tenue de chasse habituelle, plastron et pagne court, et s’était drapé dans une petite couverture rouge pour avoir un peu de chaleur.
Ils ne virent pas un seul cerf, ce qui était étrange. Heureusement, ils ne croisèrent pas non plus d’allosaure, ni un quelconque dinosaure recombiné. On estimait à Ardis que les quelques dinos écumant encore la région avaient migré au sud en cette période de froid. Malheureusement, les tigres à dents de sabre qui avaient débarqué l’été précédent ne les avaient pas suivis. Personne leur montra des traces fraîches non loin de celles des bovidés qu’ils suivaient depuis le matin.
Petyr vérifia qu’il avait inséré dans son fusil un chargeur de fléchettes de cristal.
Ils firent demi-tour après avoir trouvé près d’un précipice les os épars et sanguinolents de deux des bovins disparus. Dix minutes plus tard, ils découvraient la dépouille d’un tigre à dents de sabre : lambeaux de peau, touffes de poils, vertèbres, crâne et dents incurvées.
Soudain en alerte, Personne fit un tour complet sur lui-même pour scruter tous les arbres et rochers environnants. Il tenait sa longue lance des deux mains.
— C’est un autre tigre qui a fait ça ? demanda Hannah.
— Oui, ou alors un voynix, répondit Personne.
— Les voynix ne mangent pas, dit Harman, aussitôt conscient de la stupidité de cette remarque.
Personne secoua la tête. Le vent agitait ses boucles grises.
— Non, mais ce tigre a peut-être attaqué une meute de voynix. Ensuite, il a pu être dévoré par ses congénères, ou alors par des charognards. Regardez ces traces de griffes sur la terre meuble. Juste à côté, on distingue des traces de coussinets laissées par des voynix.
Harman ne vit lesdites traces que lorsque Personne les désigna une nouvelle fois.
Ils avaient donc fait demi-tour, mais ce crétin de bœuf refusait de presser l’allure, bien que Personne l’y ait encouragé de la hampe de sa lance, et parfois de la pointe. Les roues et l’essieu grinçaient bruyamment, et ils durent réparer un moyeu qui s’était défait. Le ciel se fit plus bas, le vent plus glacial, et l’obscurité s’accentua alors que trois kilomètres les séparaient encore du domaine.
— Ils garderont notre dîner au chaud, lança Hannah. Abstraction faite de son désespoir amoureux, la jeune femme athlétique était d’un tempérament optimiste. Mais son sourire semblait forcé.
— Que dit le proxnet ? demanda Personne.
Le vieux Grec n’était équipé d’aucune fonction. D’un autre côté, son organisme à l’antique, vierge des manipulations nano-génétiques élaborées durant les deux précédents millénaires, échappait aux fonctions localisation, farnet, proxnet et autres.
— Je n’ai que des parasites, répondit Hannah.
Elle fixa quelques instants l’ovale bleu flottant au-dessus de sa paume, puis le désactiva.
— Eh bien, ils ne peuvent pas nous repérer, eux non plus, dit Petyr.
Le jeune homme portait son fusil à fléchettes en bandoulière et tenait fermement sa lance d’une main ; il ne quittait pas Hannah des yeux.
Ils reprirent leur progression, rythmée par les grincements du droski, dans un champ dont les hautes herbes leur râpaient les jambes. Harman jeta un regard aux mollets de Personne-Odysseus, sanglés par les lanières de ses sandales, et se demanda pourquoi sa peau était vierge d’estafilades.
— Apparemment, nous avons perdu notre journée, commenta Petyr.
Personne haussa les épaules.
— Nous savons qu’un animal de grande taille traque les cerfs à proximité d’Ardis, dit-il. Il y a un mois, j’aurais tué deux ou trois bêtes au cours d’une journée comme celle-ci.
— Un nouveau prédateur ? dit Harman, soudain anxieux.
— Peut-être. À moins que les voynix n’aient entrepris de massacrer le gibier et de chasser le bétail afin de nous affamer.
— Ils ne sont pas assez malins pour ça, quand même ? demanda Hannah.
Les humains à l’ancienne avaient toujours considéré ces créatures mi-organiques, mi-mécaniques comme des esclaves stupides, seulement capables d’obéir aux ordres et programmés, tout comme les serviteurs, pour prendre soin des humains et les protéger. Mais les serviteurs ne répondaient plus depuis la Chute, et les voynix étaient devenus franchement dangereux.
Personne haussa les épaules une nouvelle fois.
— Bien qu’ils puissent fonctionner de façon autonome, les voynix ne font qu’obéir aux ordres. Et ce depuis toujours. Quant à savoir qui les leur donne, je n’en suis pas très sûr.
— Ce n’est pas Prospéra, murmura Harman. À l’issue de notre passage dans la ville dénommée Jérusalem, qui grouillait littéralement de voynix, Savi nous a dit que c’était la noosphère baptisée Prospéra qui avait créé Caliban et les calibani pour se protéger des voynix. Ces derniers ne sont pas de ce monde.
— Savi, maugréa Personne. Je n’arrive pas à croire que la vieille est morte.
— C’est pourtant vrai, dit Harman.
Il était là, ainsi que Daeman, lorsque ce monstre de Caliban avait tué Savi, emportant ensuite son cadavre dans les profondeurs de l’île orbitale.
— Depuis combien de temps la connaissais-tu, Odysseus… Personne ? demanda-t-il.
Le vieil homme frotta sa courte barbe grise.
— Combien de temps ? En temps réel, je ne l’ai connue que quelques mois… mais ces quelques mois se répartissaient sur plus d’un millénaire. Il nous est parfois arrivé de coucher ensemble.
Choquée, Hannah se figea sur place. Personne s’esclaffa.
— Elle dans sa cryocrèche, moi dans mon sarcophage du Golden Gâte. En tout bien, tout honneur. Comme deux bébés, chacun dans son berceau. Si je voulais employer à tort le nom d’un de mes compatriotes, je dirais que notre relation était purement platonique. (Il partit d’un grand rire qui n’eut aucun écho chez ses compagnons.) Ne crois pas tout ce qu’a pu te dire cette vieille sorcière, Harman. Elle mentait souvent et elle ne comprenait pas grand-chose.
— C’était la femme la plus sage que j’aie jamais connue, rétorqua Harman. Jamais je ne reverrai quelqu’un comme elle.
Personne le gratifia d’un sourire qui n’avait rien d’amical.
— La seconde partie de ton assertion est exacte.
Ils durent franchir un ruisseau qui se jetait dans la rivière qu’ils longeaient, avançant avec précaution sur des rochers et des troncs d’arbre jetés en travers de son lit. Vu la température, ils ne tenaient pas à mouiller leurs vêtements. Le bœuf négocia l’obstacle sans trop de peine. Petyr, qui était passé le premier, était planté sur la berge, le fusil à la main, pendant que les trois autres le rejoignaient. L’itinéraire qu’ils avaient choisi pour le retour était parallèle à la piste empruntée pour l’aller. Leur restait à franchir une colline boisée, puis un pré rocailleux et un champ dégagé, et ils seraient au château d’Ardis, où les attendaient la chaleur, un bon repas et un abri tout relatif.
Un banc de nuages noirs occultait le soleil au sud-ouest. Au bout de quelques minutes, ils durent avancer à la lueur des anneaux. Il y avait deux lanternes dans le droski, et Harman avait chargé des bougies dans son sac à dos, mais ils n’en auraient besoin que si les nuages venaient à cacher les étoiles.
— Je me demande si Daeman a retrouvé sa mère, dit Petyr, qui semblait avoir du mal à rester silencieux trop longtemps.
— Je regrette qu’il ne m’ait pas attendu, enchaîna Harman. Ou du moins qu’il n’ait pas attendu qu’il fasse jour là-bas. Paris-Cratère n’est plus très sûr ces temps-ci.
Personne laissa échapper un grognement.
— Aussi incroyable que cela paraisse, Daeman est celui d’entre vous qui semble le plus capable de se débrouiller tout seul. Il t’a bien surpris, n’est-ce pas, Harman ?
— Pas vraiment, répondit l’intéressé.
C’était un mensonge, et il le savait. Lorsqu’il avait fait la connaissance de Daeman, un peu moins d’un an plus tôt, celui-ci lui était apparu comme un homme puéril, geignard et grassouillet, qui ne pensait qu’à chasser les papillons et à séduire les jeunes femmes. En fait, Harman était sûr qu’il n’était venu à Ardis que dans le but de séduire sa cousine Ada. Lors de leurs premières aventures, Daeman s’était montré râleur et timoré. Mais les événements l’avaient changé en profondeur, et bien plus que lui-même, Harman était bien obligé de l’avouer. C’était un Daeman affamé mais résolu – amaigri de vingt kilos et infiniment plus agressif – qui avait affronté Caliban en combat singulier dans la quasi-apesanteur de l’île orbitale de Prospéro. Et c’était grâce à lui que Harman et Hannah avaient survécu à leurs épreuves. Depuis la Chute, Daeman se montrait plus taciturne, plus grave, et il s’était fait un devoir de suivre l’enseignement d’Odysseus en matière de survie et de combat.
Harman était un peu envieux. Il s’était considéré comme le chef naturel de la communauté d’Ardis – c’était lui l’aîné, le plus sage, le seul homme à savoir lire et à avoir envie de lire, le seul qui sût que la Terre était ronde –, mais il était bien obligé de reconnaître que les épreuves dont Daeman était sorti renforcé l’avaient par contre affaibli, tant sur le plan physique que mental. Est-ce une question d’âge ? Physiquement, Harman avait l’aspect d’un quadragénaire, comme tous les hommes proches de leurs cinq-vingts avant la Chute. Les asticots bleus et les bains bouillonnants des cuves de la firmerie, qu’il avait pu observer de lui-même en orbite, l’avaient rajeuni lors de ses quatre précédents séjours. Et mentalement ? Il ne pouvait pas s’empêcher d’être inquiet. Peut-être que la vieillesse était inéluctable, quels que soient les efforts dépensés pour entretenir l’organisme. En outre, Harman ne s’était pas remis de sa blessure à la jambe, infligée huit mois plus tôt, et il boitait toujours. Il n’y avait plus de firmerie pour le requinquer dans ses cuves, plus de serviteurs pour lui appliquer des bandages. Harman savait que sa jambe ne se rétablirait jamais tout à fait, qu’il boiterait jusqu’à l’heure de sa mort – et cela ne faisait qu’accroître la tristesse qui l’habitait ce jour-là.
Ils s’avancèrent en silence dans la forêt. Chacun d’eux semblait perdu dans ses pensées. C’était au tour d’Harman de guider le bœuf, qui se montrait de plus en plus rétif, de plus en plus buté, à mesure que montait l’obscurité. Il suffirait que ce stupide bestiau fasse un pas de côté pour que le droski heurte un arbre, et ils auraient le choix entre passer la nuit sur place, réparer cette saleté de machine ou rentrer sans elle. Aucune de ces solutions n’était acceptable.
Harman jeta un regard à Odysseus-Personne, qui ralentissait le pas pour ne pas le distancer, à Hannah, qui jetait à Personne des regards énamourés, à Petyr, qui en jetait d’autres à Hannah, et il fut pris d’une violente envie de s’asseoir par terre et de pleurer sur ce pauvre monde qui n’avait que le temps de survivre. Il repensa à l’incroyable pièce de théâtre qu’il venait de lire – Roméo et Juliette – et se demanda si l’on pouvait vraiment guérir la nature humaine de ses folies à coups d’évolution prétendument dirigée, de nano-ingénierie et de manipulations génétiques.
Peut-être n’aurais-je pas dû laisser Ada tomber enceinte. Telle était l’idée qui le hantait le plus.
Elle voulait un enfant. Lui aussi. En outre, cas unique depuis des siècles, tous deux voulaient fonder une famille : l’homme souhaitait rester auprès de la femme et de l’enfant, tous deux souhaitaient élever celui-ci plutôt que de confier cette tâche aux serviteurs. Si, avant la Chute, tous les humains à l’ancienne connaissaient leur mère, rares étaient ceux qui savaient – ou souhaitaient savoir – qui était leur père. Dans un monde où tous les hommes conservaient jeunesse et vitalité jusqu’à leur cinquième et dernier vingt, où la population était limitée – trois cent mille individus tout au plus –, où la vie culturelle se cantonnait à une succession de fêtes et de réceptions, et où la jeunesse et la beauté étaient prisées par-dessus tout, les accouplements incestueux ne pouvaient manquer de se produire fréquemment.
Harman s’en était inquiété après qu’il eut appris à lire et découvert les cultures du passé et leurs valeurs depuis longtemps perdues – trop tard, trop tard –, mais il était bien le seul dans son cas avant la Chute. Chaque femme était équipée de nanocapteurs génétiquement modifiés qui lui permettaient de choisir, parmi plusieurs paquets de sperme stockés dans son organisme après chaque coït, celui qui fertiliserait son ovule, et ces mêmes capteurs éliminaient les donneurs qui lui étaient apparentés. Toute consanguinité était impossible. La nanoprogrammation empêchait ces stupides humains de commettre cette stupidité-là.
Mais à présent, tout a changé, songea Harman. Ils auraient besoin de familles pour survivre, pas seulement aux attaques de voynix et autres épreuves consécutives à la Chute, mais aussi à la guerre dont Odysseus avait annoncé le prochain déclenchement. Le vieux Grec refusait d’en dire plus sur cette prophétie, qu’il avait énoncée la nuit de la Chute, mais il avait prévu un conflit d’envergure, que certains associaient à la guerre de Troie dont ils avaient joui comme d’un spectacle grâce à leurs turins, avant que les microcircuits de ceux-ci aient cessé de fonctionner. « De nouveaux mondes apparaîtront dans ta cour », avait-il déclaré à Ada.
Alors qu’ils débouchaient sur le dernier pré les séparant de la forêt voisine du domaine, Harman se rendit compte qu’il était épuisé et terrifié. Il était las de toujours devoir décider de ce qu’il convenait de faire – de quel droit avait-il détruit la firmerie et vraisemblablement libéré Prospéro, de quel droit se faisait-il le chantre de la famille, de la nécessité de se regrouper pour survivre ? Que savait-il donc du monde, lui qui avait passé le plus clair de ses quatre-vingt-dix-neuf ans d’existence à fuir la sagesse comme le savoir ?
Avions-nous le droit d’autoriser Ada à tomber enceinte ? Tous deux avaient décidé qu’il était sensé de fonder une famille dans ce nouveau monde – même si ce dernier était pour le moment plein de dangers et d’incertitude –, bien que la notion de famille fût des plus étranges pour eux, qui avaient peine à s’imaginer parents de plusieurs enfants. Au cours des quinze cents ans qu’avait duré le règne des posthumains, chaque femme n’avait eu droit qu’à un seul rejeton. Ada et Harman avaient été saisis de vertige en se rendant compte que rien ne leur interdisait d’en avoir plusieurs, à condition que la biologie le leur permette. Il n’y avait plus de liste d’attente, plus de demande d’autorisation à formuler par l’entremise des serviteurs. D’un autre côté, ils ne savaient pas si un humain pouvait avoir plus d’un enfant. Peut-être que la génétique et la nanoprogrammation ne le permettaient plus.
Ils avaient décidé de mettre le premier bébé en route sans tarder, tant qu’Ada était encore jeune et qu’ils avaient la possibilité de montrer à leurs semblables, non seulement à Ardis mais aussi dans les autres communautés, ce que représentait une famille où le père était présent.
Tout cela terrifiait Harman. Il était persuadé d’avoir raison, mais cela le terrifiait quand même. Premièrement, il n’était pas sûr que la mère et l’enfant survivent à l’accouchement sans l’assistance de la firmerie. Aucun humain à l’ancienne n’avait jamais assisté à une naissance ; comme la mort, la naissance était une étape que l’on franchissait tout seul, dans l’anneau e. Et c’était une expérience si traumatisante qu’elle devait être effacée de la mémoire, tout comme la renaissance accordée avant la Chute à tout humain souffrant d’une mort accidentelle ou prématurée – voir le cas de Daeman, qui s’était fait tuer et dévorer par un allosaure. Quant aux mères, pas plus que leurs enfants, elles ne gardaient de souvenirs de l’accouchement.
À un stade précis de la grossesse, et sur communication des serviteurs, la future mère était faxée à la firmerie, d’où elle revenait deux jours plus tard, mince et en parfaite santé. Durant les mois qui suivaient, le bébé dépendait entièrement des serviteurs pour sa santé et son alimentation. Bien que sa mère ait tendance à rester en contact avec lui, ce n’était pas elle qui l’élevait. Quant au père, non seulement il ne connaissait pas son enfant, mais en outre, il ignorait même qu’il en avait engendré un, car son dernier contact avec la mère remontait probablement à des années, voire à des dizaines d’années.
Harman et les autres lisaient quantité de livres sur l’ancienne pratique de l’accouchement – un processus effroyablement barbare et dangereux, même lorsqu’il se déroulait dans le cadre d’un hôpital, la version primitive d’une firmerie, et sous le contrôle de professionnels –, mais aucun d’eux n’avait assisté à une naissance.
À l’exception de Personne. Le Grec, qui avait jadis vécu dans cet âge irréel de sang et de violence révélé par le turin, affirmait avoir expérimenté en partie le processus de la naissance, notamment celle de son fils Télémaque. La sage-femme d’Ardis, c’était lui.
Et dans ce nouveau monde sans médecins, dont aucun des habitants n’était capable de soigner blessures et maladies, même les plus bénignes, Odysseus-Personne faisait figure de maître guérisseur. Il savait tout sur les cataplasmes. Il savait comment recoudre une plaie. Comment réduire une fracture. Au cours du périple de dix ans ou presque qu’il avait effectué après avoir échappé aux griffes d’une dénommée Circé, il avait appris les techniques médicales les plus modernes telles que se laver les mains et nettoyer son couteau avant de se livrer à la chirurgie.
Neuf mois plus tôt, Odysseus affirmait qu’il s’attarderait à Ardis tout au plus quelques semaines. Aujourd’hui, songea Harman, si jamais il faisait mine de partir, une cinquantaine de personnes se jetteraient sur lui pour le retenir de force, tant la communauté dépendait de son expertise : il savait fabriquer des armes, chasser, préparer la venaison, cuire au feu de bois, forger le métal, coudre et repriser, programmer le sonie, soigner et guérir… et aider une parturiente à accoucher.
Ils apercevaient enfin le pré par-delà la forêt. Les nuages engloutissaient les anneaux et l’obscurité s’accentuait.
— Je voulais voir Daeman aujourd’hui… commença Personne.
Ce fut tout ce qu’il eut le temps de dire.
Les voynix tombèrent des arbres telles de gigantesques araignées silencieuses. Il y en avait une bonne douzaine. Tous avaient déployé leurs lames meurtrières.
Deux d’entre eux atterrirent sur le bœuf et lui tranchèrent la gorge. Deux autres visaient Hannah, et ils lui tailladèrent la peau et les vêtements. Elle recula d’un bond, tenta de lever et d’armer son arbalète, mais les créatures la frappèrent et se préparèrent à l’achever.
Poussant un hurlement, Odysseus activa son épée – un cadeau de Circé, avait-il confié naguère –, qui se mit aussitôt à vibrer, et l’abattit sur les voynix. Fragments de membres et de carapace jaillirent dans les airs, et Harman se retrouva sous une averse de sang blanc et d’huile bleue.
Un voynix atterrit sur son dos et lui coupa le souffle, mais il réussit à échapper à ses lames. Un deuxième se reçut sur le sol à quatre pattes et se releva d’un bond, aussi rapide qu’un cauchemar ambulant. Empoignant sa lance alors même qu’il se redressait, Harman la planta dans le monstre à l’instant où son congénère lui labourait le dos de ses lames.
On entendit une explosion saccadée : le fusil de Petyr. Une salve de fléchettes frôla l’oreille d’Harman, et le voynix qui menaçait son dos s’effondra après avoir effectué un tour complet sur lui-même, hérissé de projectiles en cristal. Mais le premier voynix repartait à l’attaque. Harman lui planta de nouveau sa lance dans le torse, réussissant à le terrasser, mais son arme lui échappa des mains. Il voulut la récupérer, mais dut y renoncer, préférant saisir son arc pour affronter les trois autres voynix qui se précipitaient vers lui.
Les quatre humains s’adossèrent au droski, encerclés par huit voynix qui convergeaient sur eux, leurs lames luisant sous les feux du jour mourant.
Hannah ficha deux carreaux d’arbalète dans le torse du monstre devant elle. Terrassé, il n’en continua pas moins à avancer, se traînant sur ses membres griffus. Odysseus-Personne avança d’un pas et le trancha en deux d’un coup d’épée.
Trois voynix fondirent sur Harman. Il était acculé. La flèche qu’il décocha sur le plus menaçant rebondit sur son torse, et ils furent sur lui. Harman se baissa, sentit une lame lui taillader la jambe, roula sous le droski – l’entêtante odeur du sang de bœuf lui emplit les narines et le palais – et se releva de l’autre côté. Les trois voynix sautèrent par-dessus le véhicule pour le rejoindre.
Pivotant sur lui-même, Petyr vida son chargeur sur eux. Criblés de fléchettes se comptant par milliers, les trois créatures tombèrent dans un nuage de sang et d’huile de machine.
— Couvrez-moi pendant que je recharge ! cria Petyr, plongeant une main dans sa poche pour s’emparer d’un nouveau chargeur et l’insérer dans son arme.
Harman lâcha son arc – il ne lui servait à rien en combat rapproché –, dégaina son glaive, qu’Hannah avait forgé à peine deux mois plus tôt, et s’attaqua aux deux formes métalliques les plus proches. Mais ces monstres étaient trop rapides. Le premier l’esquiva. Le second le désarma d’un coup de battoir.
Montant d’un bond sur le droski, Hannah planta un carreau d’arbalète dans le dos du voynix qui s’acharnait sur Harman. Après avoir fait mine de se retourner, il repartit à l’attaque, levant ses bras métalliques pour mieux déployer ses lames. Il n’avait ni bouche ni yeux.
Harman se baissa vivement et, prenant appui sur ses mains, décocha au monstre un coup de pied dans les genoux. Autant vouloir dégager un conduit métallique coulé dans du béton.
Les cinq voynix survivants foncèrent sur Harman et Petyr avant que ce dernier ait eu le temps de lever son fusil.
Et c’est alors qu’Odysseus, poussant un cri de rage meurtrière, fit le tour du droski en bondissant et se précipita sur eux, tenant des deux mains son épée vrombissante. Les cinq monstres convergèrent sur lui, faisant tournoyer leurs lames jusqu’à les rendre invisibles.
Hannah leva son arbalète, mais aucune cible nette ne s’offrait à elle. Odysseus s’était planté au sein de la masse mouvante et meurtrière, et tout allait beaucoup trop vite. Harman attrapa l’une des lances de rechange dans le droski.
— Odysseus, baisse-toi ! hurla Petyr.
Le vieux Grec s’exécuta, mais on n’aurait su dire s’il avait entendu cet ordre ou s’il venait tout simplement d’être blessé. Il avait réussi à occire deux des créatures, mais les trois autres étaient toujours debout.
BRRPPPPPPPPPPPPRRRRKRRRRRRRRRPPPPPBRPPPPPP.
Le bruit du fusil à fléchettes en mode automatique évoquait celui d’une lame de bois glissée entre les pales d’un ventilateur lancé à plein régime. Les voynix se retrouvèrent projetés à deux mètres de distance, le corps criblé de plus de dix mille fléchettes de cristal, comme si on avait plaqué sur leur carapace une mosaïque de verre brisé.
— Doux Jésus ! hoqueta Harman.
Le voynix blessé par Hannah se releva derrière elle, de l’autre côté du droski.
Mobilisant ce qu’il lui restait de force, Harman lui planta sa lance dans le torse. La créature chancela, retira la lance, la cassa en deux.
Harman replongea dans le droski, s’empara d’une autre lance. Hannah logea deux carreaux dans la créature. Le premier rebondit sur sa carapace, allant se perdre sous les arbres, mais le second s’enfonça profondément dans son corps. Surgissant du droski comme un diable de sa boîte, Harman lui planta la dernière lance dans le torse. Le monstre tressauta, recula d’un pas.
Après avoir remué la pointe de la lance dans la plaie, Harman la reprit en main, la planta une nouvelle fois dans la créature, fouailla les entrailles de celle-ci, puis repartit à la manœuvre depuis le début.
Le voynix s’effondra sur les racines d’un orme vénérable.
Harman se précipita sur lui et, sans se soucier des lames qui s’agitaient encore au bout de ses membres, l’enfourcha, leva bien haut la pointe dégoulinante de sa lance, la planta dans la carapace, la ressortit, la planta de nouveau, visant le bas-ventre, la remua pour commettre le maximum de dégâts, la ressortit à nouveau – réussissant à effriter la carapace – et la plongea une nouvelle fois, avec une telle force qu’il sentit la pointe s’enfoncer dans le sol. Alors il ressortit la lance, encore une fois, la souleva, encore une fois, la planta, la ressortit, la…
— Harman, fit Petyr en lui posant une main sur l’épaule. Il est mort, Harman. Il est mort.
Harman leva la tête. Il ne reconnaissait pas Petyr, il respirait avec difficulté. Un bruit atroce parvint à ses oreilles, et il comprit que c’était son propre souffle.
Il faisait beaucoup trop noir. Les nuages dissimulaient totalement les anneaux et il faisait beaucoup trop noir sous les arbres. Les ombres pouvaient receler une cinquantaine de voynix prêts à leur sauter dessus.
Hannah alluma une lanterne.
Pas un seul voynix dans la bulle de lumière qui venait d’apparaître. Ceux qui étaient tombés ne bougeaient plus. Mais Odysseus, lui aussi, était resté à terre.
— Odysseus !
Sans lâcher sa lanterne, Hannah descendit d’un bond du véhicule, écarta d’un coup de pied le cadavre de voynix qui gisait en travers d’Odysseus.
Petyr la rejoignit en courant, s’agenouilla auprès du guerrier terrassé. Harman s’avança aussi vite que le lui permettaient ses jambes flageolantes. Les entailles qui striaient son dos et ses jambes commençaient à le faire souffrir.
— Oh ! fit Hannah.
À genoux devant Odysseus, elle levait la lanterne pour mieux l’examiner. Sa main tremblait.
— Oh ! répéta-t-elle.
Les lames des voynix avaient tranché les lanières qui maintenaient en place le plastron d’Odysseus-Personne. Son torse était sillonné de plaies profondes. Un méchant coup lui avait sectionné l’oreille gauche et ouvert le cuir chevelu.
Mais ce fut en découvrant son bras droit qu’Harman poussa un petit cri.
Bien décidés à lui faire lâcher l’épée de Circé – ce qu’il s’était refusé à faire ; elle vibrait toujours dans sa main –, les voynix s’étaient acharnés sur son bras, le réduisant en charpie et parvenant presque à l’arracher à son épaule. La lanterne éclairait d’une lueur crue le sang et les tissus déchirés. Harman aperçut des éclats d’os.
— Mon Dieu, murmura-t-il.
Durant les huit mois qui s’étaient écoulés depuis la Chute, personne, ni à Axdis ni dans les autres communautés, n’avait survécu à des blessures de cette gravité.
Hannah avait posé la main gauche sur le torse sanguinolent d’Odysseus, et la droite tapait le sol sur un rythme saccadé.
— Je ne sens pas son cœur, déclara-t-elle d’une voix presque posée. (Seuls ses yeux écarquillés traduisaient son angoisse.) Je ne sens pas son cœur.
— Chargeons-le dans le droski… commença Harman.
Il sentit monter en lui un vertige, une nausée dont il avait déjà fait l’expérience. Le sang coulait d’abondance de son dos et de sa jambe.
— Au diable, le droski ! rétorqua Petyr.
Le jeune homme fit tourner la poignée de l’épée de Circé, dont la lame cessa de vibrer et redevint visible. Il la tendit à Harman, ainsi que le fusil à fléchettes et deux chargeurs de rechange. Puis il mit un genou à terre, souleva Odysseus, dont on n’aurait su dire s’il était mort ou inconscient, et le cala sur son épaule.
— Hannah, ouvre la marche et éclaire-nous. Recharge ton arbalète. Harman, ferme la marche et sers-toi du fusil si nécessaire. Si quelque chose fait mine de bouger, tire.
Il s’avança en chancelant vers le pré, le corps sanguinolent du Grec sur les épaules, et, ironie de l’histoire, c’était l’image de celui-ci qu’il évoquait, lorsque Odysseus revenait de la chasse avec une carcasse de cerf.
Harman acquiesça, jeta sa lance, passa l’épée de Circé à sa ceinture, empoigna le fusil à fléchettes et sortit de la forêt sur les talons des deux autres survivants.