58.

 

Laissant Prospéra derrière eux, Moira et Harman parcoururent une série de galeries et d’escaliers en fer forgé, s’élevant régulièrement sur la paroi interne du Taj jusqu’à ce que le sol de celui-ci leur apparaisse comme un disque infiniment éloigné. Le cœur d’Harman battait de plus en plus fort.

Quelques petites fenêtres circulaires s’ouvraient entre les étagères remplies de livres qui tapissaient l’intérieur du dôme. Harman ne les avait remarquées ni du dehors ni depuis le sol, mais elles faisaient entrer un peu de lumière et lui donnaient une excuse pour faire une pause de temps en temps. Pendant qu’il reprenait son souffle et rassemblait son courage, il contemplait les pics enneigés qui luisaient sous le soleil de cette fin de matinée. Des troupeaux de nuages avaient envahi les vallées au nord et à l’est, dissimulant les glaciers sillonnés de crevasses. Harman se demanda quelle était la distance le séparant de l’horizon incurvé qu’il distinguait par-delà les montagnes et les glaciers – cent cinquante kilomètres ? trois cents ? davantage ?

— Ne te ronge pas les sangs, dit Moira à voix basse. Harman se retourna.

— Pour ce que tu as fait, reprit-elle. C’était le seul moyen de me réveiller. Tu n’avais vraiment pas le choix, et j’en suis navrée. La procédure était enclenchée avant même la naissance du trisaïeul de ton trisaïeul.

— Mais quelles étaient les chances pour que je sois un descendant de votre Ferdinand Mark Alonzo Khan Ho Tep ? dit Harman, sans parvenir à dissimuler la honte qui l’habitait – ce qu’il ne souhaitait pas, d’ailleurs.

À sa grande surprise, Moira éclata de rire. C’était le rire de Savi – vif, spontané –, mais sans l’amertume qu’Harman y avait jadis perçue.

— Les chances étaient de cent pour cent, dit-elle. Harman lui répondit par un regard déconcerté.

— Ferdinand Mark Alonzo s’était assuré que la prochaine lignée d’humains à l’ancienne à être… parée et décantée… comprendrait des mâles porteurs de certains de ses chromosomes.

— Pas étonnant que nous soyons faibles, stupides et ineptes, commenta Harman. Les ravages de la consanguinité.

Il avait siglé un ouvrage de génétique trois semaines – une éternité ! – plus tôt. Ada dormait à ses côtés lorsque les mots dorés avaient coulé du livre pour remonter sa main, son poignet, son bras.

Nouveau rire de Moira.

— Es-tu prêt à monter jusqu’au sommet, jusqu’au cabinet de cristal ?

La coupole surplombant le Taj Moira était bien plus grande qu’elle ne le semblait vue du sol – Harman évalua son diamètre à une vingtaine de mètres. Aucune galerie n’en parcourait les parois, et les escalators débouchaient en son centre, bien visibles à la vive lumière qui se déversait par les fenêtres entourant la pointe de l’apex.

Jamais Harman ne s’était trouvé à une telle altitude – même au sommet du pylône du Golden Gâte à Machu Picchu, deux cents mètres au-dessus de la chaussée suspendue – et jamais il n’avait autant souffert du vertige. La plate-forme qu’il foulait du pied était si haute qu’il lui suffisait de tendre la main pour occulter le sol du Taj en contrebas. Le labyrinthe de cloisons de marbre et l’entrée de la crypte en son centre ressemblaient aux microcircuits brodés sur un turin. Harman s’obligea à ne pas regarder vers le bas tandis qu’il suivait Moira sur l’ultime escalator, qui débouchait sur la plate-forme en fer forgé située sous la coupole.

— On est arrivés ? demanda-t-il en désignant du menton une structure de trois mètres de haut placée au centre de la plate-forme.

— Oui.

Harman s’était attendu à découvrir une variante du sarcophage où avait reposé Moira, mais ce cabinet de cristal ne ressemblait en rien à un cercueil. Sa surface était composée de facettes de verre séparées par des arêtes métalliques couleur de vieil étain. Le mot « dodécaèdre » lui vint à l’esprit, mais il ne le connaissait que par siglage et ignorait s’il était bien approprié. Le cabinet de cristal était un solide à douze faces, aux contours plus ou moins sphériques, entièrement fait de verre et de métal. Son piédestal de couleur noire était relié aux murs les plus proches par une multitude de câbles et de conduits de toutes les couleurs. Il était entouré de chaises métalliques, d’étranges instruments avec écran et clavier et de minces panneaux de plastique rigide dont la hauteur dépassait parfois les deux mètres.

— Quel est cet endroit ? demanda Harman.

— Le centre vital du Taj.

Moira activa plusieurs instruments à écran et toucha un panneau vertical. Une console de contrôle virtuelle remplaça le plastique. Les mains de Moira caressèrent les images virtuelles, une vibration sonore parcourut les murs du dôme et un liquide doré – aussi fluide que l’eau, mais semblable à de l’or liquide – se mit à couler dans le cabinet de cristal.

Harman se rapprocha du dodécaèdre.

— Il se remplit de liquide.

— Oui.

— C’est de la folie. Je ne peux pas entrer là-dedans. Je me noierais.

— Non, répliqua Moira.

— Vous voulez que je me trouve là-dedans quand le niveau de liquide atteindra les trois mètres ?

— Oui.

Harman secoua la tête et recula, s’arrêtant à moins de deux mètres du bord de la plate-forme.

— Non, non, non. C’est de la folie pure.

— Comme tu veux, mais c’est le seul moyen pour toi d’assimiler tous les livres qui nous entourent. Ce fluide est le médium par lequel te sera transmis le contenu de ces millions de volumes. Un savoir dont tu auras besoin si tu dois être notre Prométhée dans cette guerre contre Sétébos et son engeance. Un savoir dont tu auras besoin pour éduquer ton peuple. Un savoir dont tu auras besoin, mon Prométhée, si tu veux sauver ta bien-aimée Ada.

Oui, mais je vais me retrouver dans trois mètres d’eau… ou de fluide. Et je ne sais quasiment pas nager…

Soudain, Ariel apparut sur la plate-forme, sans qu’Harman ait entendu le bruit de ses pas sur le métal. Le farfadet transportait un objet enveloppé dans ce qui ressemblait à un grand turin rouge.

— Ariel, mon chéri ! s’écria Moira.

Sa voix traduisait un plaisir, une excitation, qu’Harman ne l’avait jamais vue manifester jusqu’ici – Savi elle-même ne lui avait pas paru si exaltée.

— Sois la bienvenue, Miranda.

Ariel déballa un objet qu’il tendit à Moira : un antique instrument à cordes. On connaissait le chant et la musique chez les humains à l’ancienne, mais jamais Harman n’avait vu pareille chose.

— Une guitare ! s’exclama la posthumaine.

Elle s’empara de l’instrument que lui offrait le farfadet vert et en pinça les cordes de ses doigts longilignes. Les notes qu’elle produisit étaient d’une tonalité rappelant la voix d’Ariel.

Celui-ci s’inclina et récita d’un air solennel :

 

Accepte

Cet esclave de la musique, pour l’amour

De celui qui est ton esclave à toi,

Et enseigne-lui toute l’harmonie

Dont tu peux, toi seule, Embraser l’âme ravie,

Jusqu’à ce que la joie de nouveau se renie,

Et, trop intense, tourne à la peine ;

Car sur permission et sur ordre

De Ferdinand, ton propre Prince,

Le pauvre Ariel t’envoie ce gage muet

De plus qu’on ne saurait jamais dire.

 

Moira s’inclina à son tour, posa l’instrument sur une table et embrassa Ariel sur son front vert luminescent.

— Je te remercie, mon ami, toi qui fus mon serviteur parfois amical mais jamais mon esclave. Comment a vécu Ariel durant mon long sommeil ?

Et Ariel déclara :

 

Lorsque tu meurs, la Lune muette

Dans son évanouissement interlunaire

N’est pas plus triste en sa retraite

Qu’Ariel abandonné.

Lorsque tu revis sur terre,

Comme une bonne étoile inaperçue,

Ariel, sur la mer de la vie

Te guide depuis l’instant de ta naissance.

 

Moira lui caressa la joue, puis jeta un regard à Harman, pour se tourner de nouveau vers le farfadet, l’avatar de la biosphère.

— Vous vous connaissez déjà, tous les deux ?

— Nous nous sommes croisés, répondit Harman.

— Comment se porte le monde depuis que je l’ai quitté, Ariel ? demanda Moira en se détournant à nouveau d’Harman.

Ariel dit :

 

Maints changements sont intervenus

Depuis que Ferdinand et toi, vous avez commencé

Le cours de vos amours, et Ariel sans faillir

A suivi vos pas, et suivi vos désirs.

 

Puis, d’une voix moins solennelle, comme pour conclure une cérémonie, il s’enquit :

— Et comment vas-tu, mon amie, maintenant que tu es de nouveau parmi nous ?

Ce fut au tour de Moira de prendre un ton des plus formels, et il y avait dans sa voix des cadences qu’Harman n’avait jamais perçues dans celle de Savi.

 

Ce temple solitaire

Et triste est ce qui reste seul du fracas d’une guerre

Livrée il y a bien longtemps par l’ordre des Géants

Contre la rébellion.

La vieille statue que tu vois

Dont la face sculptée en tombant s’est toute ridée,

Est celle de Prospéro ; et moi, Miranda, je demeure,

De sa destruction unique et suprême prêtresse.

 

Horrifié, Harman vit que la posthumaine et l’inhumain avatar de la biosphère pleuraient sans honte.

Ariel recula d’un pas, s’inclina une nouvelle fois et, désignant Harman d’un geste de la main, demanda :

— Ce mortel qui n’a fait aucun mal, en dépit de ce qu’indique son nom(3), est-il venu au cabinet de cristal pour y être exécuté ?

Non, dit Moira, pour y être éduqué.

Olympos
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