CHAPITRE
35
UN JOLI BRIN
DE FILLE
Ning fit un pas en direction de l'escalier menant au sous-sol, mais Ben lui ordonna de patienter dans la cuisine et de laisser la porte ouverte afin de pouvoir garder un œil sur elle. Léo s'absenta pendant une vingtaine de minutes, puis regagna la maison équipé de bâches en plastique, de rouleaux d'adhésif, de masques anti poussière et de bouteilles d'eau de Javel.
- Prépare-nous du thé, mon ange, dit Ben.
Ning dénombra les armes par destination qui se trouvaient à sa portée : la bouilloire, les couteaux alignés dans le tiroir, les poêles suspendues à des crochets... Mais elle avait observé un renflement sous la veste de Ben, et elle était convaincue qu'il portait un revolver.
Dans le couloir, Ben et Léo roulèrent les cadavres dans les bâches puis les ficelèrent à l'aide de bande adhésive. Une camionnette remonta l'allée en marche arrière. Ils jetèrent les corps dans le compartiment puis le véhicule se remit en route.
Ning se remémora les paroles de Ben. Quel joli brin de fille. A bien y réfléchir, lorsqu'il avait prononcé ces mots, ce n'était pas la concupiscence qu'elle avait lue dans ses yeux, mais la cupidité. Selon Mei, une fille de son âge avait une valeur considérable sur le marché de la prostitution.
Elle ne pouvait demeurer une minute de plus dans cette maison. Elle jeta un œil à l'extérieur de la cuisine. Ben, les mains sur les hanches, regardait Léo frotter une tache sur le mur.
- Tu aurais mieux fait de brûler le camion, grogna ce dernier. On aurait évité tout ce bordel.
- Un camion qui n'a même pas deux ans et m'a coûté dix mille livres ?
- Mais il était assuré, non ?
- Ah, tu crois vraiment que je ferais immatriculer un véhicule destiné au trafic, ducon ? Allez, va chercher le désinfectant et le tuyau d'arrosage, mets un masque et nettoie le compartiment arrière.
- Qu'est-ce qui t'a pris de l'amener ici ? Je ne suis qu'une sorte de concierge. Je ne suis pas assez payé pour tremper dans un truc pareil.
- Mais cette baraque était l'endroit idéal, derrière les haies, à l'abri des regards extérieurs. Et puis je suis en droit d'attendre un peu de dévouement de la part de mes employés, tu ne crois pas ? Ou alors, c'est que nous avons un gros problème, toi et moi.
Léo fit un pas en arrière et leva les mains en signe de soumission.
- Non, Ben, tout va bien, bredouilla-t-il.
- C'est préférable, pour toi comme pour ta mère, en Chine. Je dois rentrer chez moi pour me changer puis me rendre à un dîner d'affaires. Dès que tu auras nettoyé le camion, rappelle Nikki pour qu'il vienne le chercher. Ensuite, tu te rendras à la maison de campagne avec Ning. Compris ?
- D'accord, patron.
- Tu connais l'adresse ?
- Oui, j'y suis déjà allé.
- À partir de maintenant, je ne veux plus jamais t'entendre discuter mes instructions. C'est bien clair ?
Ning ne savait rien de l'endroit où Léo avait reçu l'ordre de l'emmener, mais tout cela ne lui disait rien de bon. Elle recula vers le plan de travail et ouvrit le tiroir où étaient rangés les couteaux.
Amy recontacta Ryan quinze minutes plus tard.
- Zara n'est pas opposée à ce que tu nous aides à localiser Ethan, et elle a accepté d'alléger ta punition de soixante - quinze heures. Et si tu remplis ta mission, l'ULFT te réglera deux mois d'argent de poche. Ça te convient ?
- C'est un marché honnête, répondit Ryan en boxant triomphalement les airs.
- Tu as lu mon e-mail ?
- Oui, tout est très clair.
- Formidable, dit Amy. Maintenant, rends-toi au centre de contrôle. Tu es attendu.
Après avoir raccroché, Ryan imprima le message d'Amy, quitta le bâtiment principal, puis rejoignit la construction moderne en forme de banane où les contrôleurs préparaient et supervisaient les opérations. Bâti six ans plus tôt, il préoccupait la direction en raison des défaillances à répétition du système de sécurité, de la plomberie et de l'air conditionné. Pour l'heure, il était intégralement masqué par un échafaudage. Une armée d'ouvriers remplaçait de larges portions du toit.
Après avoir posé la main sur le dispositif de reconnaissance des empreintes digitales, Ryan franchit le portail sécurisé et retrouva Lauren Adams dans le hall d'accueil. Avec ses cheveux blonds tombant jusqu'aux épaules, elle lui faisait un peu penser à Amy, en plus jeune et en moins attirante. Il ne la connaissait pas très bien, mais elle lui avait dispensé quelques leçons particulières de karaté avant qu'il n'entame le programme d'entraînement initial.
- Ça fait longtemps qu'on ne s'est pas croisés, lança-t-elle sur un ton joyeux avant de le guider vers un couloir incurvé. Je suis contente de te voir porter le T-shirt gris.
- Je ne savais pas que tu travaillais ici, dit Ryan. Lauren haussa les épaules.
- Seulement pour quelques semaines. Je remplace une employée en congé maternité. C'est très instructif de travailler au centre de contrôle. Et puis, avec cette expérience, j'aurai davantage de chances de décrocher un poste pour l'été, quand je serai à l'université. Voilà, on y est.
Ils pénétrèrent dans une petite pièce insonorisée. Un PC et un Mac étaient posés sur une longue table.
- Je vais te laisser travailler, dit Lauren. N'hésite pas à m'appeler si tu as besoin de quoi que ce soit.
Ryan s'assit sur une chaise et examina le document où figuraient les identifiants et les mots de passe enregistrés au nom de Ryan Brasker sur les différents réseaux sociaux Internet.
Il était seize heures en Angleterre, mais huit heures du matin en Californie. Ryan effleura la souris de façon à interrompre le mode veille du PC, puis il lança un logiciel chargé d'enregistrer toutes les données transitant par l'ordinateur. Enfin, il plaça sur ses oreilles un casque sans fil équipé d'un micro et se connecta au réseau du quartier général de Dallas. Ainsi, il donnerait l'illusion que son appel était passé depuis les Etats-Unis.
Les informations figurant à l'écran indiquaient qu'il avait reçu trois appels en absence provenant du même correspondant. Ryan enfonça le bouton appel de l'application puis patienta vingt secondes. Alors qu'il s'apprêtait à interrompre la procédure, il reconnut la voix d'Ethan.
- Ryan, c'est toi ? chuchota ce dernier.
- Je suis tellement content de t'entendre, dit Ryan. Où es-tu ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je n'ai pas le droit de communiquer avec l'extérieur, expliqua Ethan. Je suis avec les hommes de Lombardi. Tu sais, le type que j'ai appelé, le jour où ma mère...
- Oui, je me souviens.
- J'ai essayé de te joindre plusieurs fois pour te signaler que tout allait bien.
- Où te trouves-tu ?
- Près de Denver, dans le Colorado. Dès que mon bras sera guéri, ils me transféreront auprès de ma grand-mère. Pour l'instant, je reste à l'hôpital, car le système de santé kirghiz est catastrophique. Ils sont en train de me confectionner des faux papiers. Mon portable a disparu dans l'explosion de la maison, mais le type de la boutique qui passe dans les chambres avec son chariot m'a fourni un téléphone à carte pour trois fois rien.
- Tu as besoin d'aide ? Pourquoi tu n'as pas appelé les flics?
- Je ne serai pas en sécurité si je retourne en Californie. Leonid a juré d'avoir ma peau.
- Mais tu seras encore plus exposé si tu pars vivre au Kirghizstan.
- Apparemment, ma grand-mère est en mesure d'assurer ma protection. Je suppose qu'elle entretient une armée de gardes du corps. Pour être honnête, je ne suis pas très emballé. Ma mère m'a toujours dit que ce pays était affreux, mais je n'ai pas vraiment le choix, maintenant qu'elle a disparu.
- Je suis désolé pour toi, soupira Ryan. J'aimerais pouvoir te venir en aide.
- C'est chouette de te parler. Je crève d'ennui, dans cet hôpital, et je suis inquiet de ce qui pourrait m'arriver. Le problème, c'est que je n'ai presque plus d'unités, et que je suis à sec.
- Envoie-moi le numéro de ta carte par SMS, et je ferai en sorte qu'elle soit approvisionnée. Comme ça, tu pourras m'appeler chaque fois que tu en auras envie.
- Oh, tu crois que tu pourrais faire ça ?
- Mon père a largement les moyens, assura Ryan. Après tout ce que tu as traversé, c'est la moindre des choses.
- Tu ne peux pas savoir à quel point ça me touche, lâcha Ethan d'une voix étranglée par l'émotion. Tu m'as sauvé la vie deux fois, et tu es la seule personne au monde à qui je puisse parler.
Armé d'un tuyau d'arrosage, Léo, planté dans l'allée, nettoyait le compartiment arrière du camion où les deux jeunes femmes avaient agonisé pendant une semaine. Ning songea à profiter de la situation pour prendre la fuite, mais la porte donnant sur l'arrière de la maison était fermée à clé, et le jardin était bordé d'une haute clôture de planches. Libre d'aller et venir dans la maison, elle descendit au sous-sol afin de récupérer son sac, qui contenait dix-huit mille dollars et la boîte à secrets jaune où elle conservait tout ce qui la rattachait à son passé : ses papiers d'adoption, ses médailles sportives et quelques photos de famille. Elle monta au premier et entra dans la chambre des quatre femmes où elle trouva un billet de cinq livres et quelques pièces de monnaie sur une table de nuit.
La lumière du jour commençait à décliner lorsque Léo acheva son travail de nettoyage. De nouveau, Ning envisagea de s'échapper pendant qu'il se lavait les mains, penché sur l'évier de la cuisine, mais il avait bouclé la porte principale à clé et les fenêtres étaient garnies de barreaux.
Quelques minutes plus tard, le dénommé Nikki enfonça le bouton de la sonnette. Léo lui remit les clés du camion puis lança :
- Ning, ramasse tes affaires, on y va.
Il désigna la Peugeot garée devant la maison.
- On est à deux heures de route. Monte à l'arrière, allonge-toi sur la banquette et tiens-toi tranquille. Si tu désobéis, je devrai te ligoter.
- Je serai sage, promit-elle.
Constatant que la lunette et les vitres du véhicule étaient teintées, Ning comprit qu'elle n'était pas la première à y voyager contre son gré. Elle resta immobile et silencieuse pendant dix minutes, surveillant la main droite de Léo posée sur le levier de vitesse. Une odeur fade et écœurante flottait dans l'air : malgré la tâche macabre qu'il venait d'accomplir, son ravisseur n'avait même pas pris la peine de changer de vêtements.
Léo s'engagea sur une voie rapide, puis il tourna le bouton de la radio. À l'antenne, une femme se plaignait de voir ses poubelles quotidiennement renversées par les enfants de son quartier.
Ning sortit de la poche de son jean une bobine de ficelle trouvée dans le tiroir de la cuisine, en tira quatre-vingts centimètres, roula les extrémités trois fois autour de ses poings et laissa tomber le dévidoir sur la moquette, au pied de la banquette. Enfin, elle leva la tête.
- À quoi tu joues ? demanda Léo en tournant brièvement les yeux dans sa direction. Je t'ai demandé de rester allongée.
- J'ai mal au cou.
- Si tu me forces à m'arrêter, ça ira mal pour toi.
Ning s'efforça de dissimuler la cordelette au regard de son ravisseur et se tint parfaitement immobile. Elle ne pouvait pas mettre son plan en œuvre tant que le véhicule filait à vive allure sur la voie rapide. A la radio, les auditeurs évoquaient tour à tour les campements gitans, le tapage nocturne et le comportement dangereux des adeptes du skateboard. Tous s'accordaient sur un point : l'Angleterre sombrait dans la décadence depuis que le service militaire avait été aboli.
La Peugeot ralentit à l'approche d'un rond-point, puis s'immobilisa devant un feu tricolore. Léo tira le frein à main. Ning se redressa vivement.
- Eh, combien de fois vais-je devoir te répéter que...
Avant qu'il n'ait pu achever sa phrase, elle passa les bras par-dessus l'appuie-tête, serra la cordelette autour du cou de Léo et planta un genou dans le dossier du siège afin d'accentuer la pression.
Saisi d'un spasme, Léo tendit les jambes et enfonça involontairement la pédale d'accélérateur. La Peugeot progressa de deux mètres avant d'emboutir le pare-chocs de la voiture qui la précédait. La cordelette blessait les mains de Ning, mais elle ne lâcha prise que lorsque la tête de sa victime bascula sur le côté.
Le feu passa au vert, mais le chauffeur du véhicule accidenté descendit pour constater les dégâts. Ning se débarrassa de la corde puis ramassa son sac à dos. Un concert de klaxons retentit derrière la Peugeot tandis que la file voisine s'ébranlait. Elle ouvrit la portière, se planta devant un taxi pour le forcer à s'immobiliser, sauta sur le trottoir et prit ses jambes à son cou.