CHAPITRE 27
U
N MARCHÉ AUX ESCLAVES

 

 

Un taxi Mercedes conduisit Ning jusqu'à une zone commerciale située en périphérie de Plzen où elle passa trois heures à faire du lèche-vitrines. En ce jour d'école, elle s'efforça d'adopter un profil discret, de crainte d'être questionnée par un policier ou harcelée par quelque âme charitable s'inquiétant de la voir déambuler non accompagnée. Elle balançait entre l'optimisme et le désespoir. La pensée de ne plus jamais revoir Dan lui était insupportable.

Chun Hei se présenta devant le magasin Lidl avec vingt minutes de retard. Âgée d'une trentaine d'années, cheveux coupés au carré, elle portait une veste en cuir et un Jean noir.

Elle s'exprima dans un chinois teinté d'accent coréen :

- Désolée de t'avoir fait attendre, mais je suis absolument débordée, depuis ce matin. Il était bon, ce gâteau au chocolat ?

Une heure plus tôt, Ning s'était offert une pâtisserie à la boulangerie située à l'autre extrémité de la zone commerciale.

- Vous m'avez suivie ?

Chun Hei fouilla dans son sac à main et en sortit une lingette humide.

- Tu en as plein la bouche et le menton, sourit-elle. Tiens, passe-toi ça sur le visage.

Ning était rassurée par l'attitude maternelle de Ghun Hei.

- Vous avez des enfants ? demanda-t-elle.

- Deux filles, en effet. J'ai passé quelques coups de fil pour toi. L'un de nies contacts peut te faire passer en Grande-Bretagne, mais ça te coûtera cher. Deux mille cinq cents euros à régler avant le voyage, ou trois mille si ta famille paye à l'arrivée.

- Je n'ai que des dollars. Est-ce que ça ira ?

- Bien sûr, répondit Chun Hei. Tu as beaucoup d'argent sur toi ?

- J'ai de quoi payer, dit Ning sans entrer dans les détails. Comment avez-vous connu ce passeur ?

- C'est une relation d'affaires. J'achète et je vends ce qui se présente, sans me soucier de la provenance des marchandises.

- Ah, vous êtes receleuse. Ghun Hei hocha la tête.

- C'est comme ça que j'ai connu Maks et les autres pilotes qui font la navette depuis le Kirghizstan.  Lorsqu'ils font entrer des marchandises illégales dissimulées dans des rouleaux de papier toilette, j'achète du papier toilette. Lorsqu'ils les cachent dans des jouets, j'achète des jouets. Sais-tu ce qu'est une maison close ?

- Un endroit où des hommes payent pour coucher avec des femmes, répondit Ning.

- La frontière allemande se trouve à l'ouest, au bout de l'autoroute numéro cinq. Il y a des centaines de maisons closes. De nombreux Allemands s'y rendent, en raison des prix pratiqués en République tchèque et des lois plus permissives. Je me rends souvent là-bas, parce que les propriétaires de bordels sont toujours demandeurs de camelote à bas prix : draps, lingerie, nouilles instantanées, tout et n'importe quoi. En plus, ils payent toujours en cash. Mais c'est aussi l'endroit où les filles sont vendues avant d'être conduites à l'étranger.

- Une sorte de marché aux esclaves, dit Ning.

- C'est tout à fait ça, confirma Chun Hei avec gravité. C'est pourquoi tu devras redoubler de prudence. Aux yeux des proxénètes, compte tenu de ton âge, tu vaux au moins une centaine de milliers d'euros.

- Je sais me défendre. J'ai pratiqué la boxe au plus haut niveau.

- Toi ? s'étonna Chun Hei. Une boxeuse ?

- J'ai passé quatre ans à l'académie des sports, en Chine. Comme j'ai grandi trop vite pour continuer la gymnastique, ils m'ont orientée vers cette discipline. Et comme la boxe féminine sera bientôt proclamée sport olympique...

- Les Chinois sont dingues de médailles d'or, gloussa Chun Hei. L'homme que je vais te présenter se prénomme Derek. Il a l'air correct, mais peut-on vraiment faire confiance à un type du milieu ?

- Non, évidemment.

- Il vaut mieux que tu ne le payes pas avant le voyage, expliqua Chun Hei. Répartis ton argent un peu partout, dans tes chaussures, dans tes poches, dans tes sous-vêtements. Je dirai à Derek que tu n'as pas un sou et que ta famille le réglera à ton arrivée en Angleterre. Ça le dissuadera de faire monter les prix.

- C'est d'accord.

- Il y a aussi ma commission. Deux cent cinquante euros pour te conduire jusqu'à la frontière et te mettre en contact avec le passeur. Tu es d'accord ?

- Je ne connais que vous dans ce pays, répondit Ning. Je n'ai pas vraiment le choix.

 

Amy notait fiévreusement les renseignements soutirés à Ethan sous la dictée de Ryan, lorsqu'un sapeur-pompier fit irruption dans le salon pour les informer qu'ils devaient évacuer les lieux au plus vite. Quand elle eut adressé son rapport par e-mail au quartier général de l'ULPT de Dallas, ils firent leurs bagages et embarquèrent à bord de la Mercedes. Remarquant la camionnette d'une équipe de télévision garée devant le portail, elle préféra laisser le toit escamotable fermé.

- Il faudra que je gagne à la Loterie nationale pour retourner dans un tel endroit, dit Ryan.

- Je ne voudrais pas te décevoir, mais ces baraques valent une dizaine de millions de dollars. En vérité, il faudrait que tu touches deux fois le gros lot.

Le motel était situé à quelques minutes de route à l'intérieur des terres. Tous les accès étaient bouclés par les forces de police. Un panneau mobile portant l'inscription Zone d'intervention du FBI avait été déployé au milieu de la chaussée. Une armada de 4x4 et de Ford Sedan noires était stationnée tout autour du bâtiment.

- Identification, demanda un policier en uniforme, en braquant une torche électrique dans les yeux d'Amy.

Elle exhiba une carte des services secrets et fut aussitôt autorisée à franchir le barrage.

Les riches résidents du lotissement, rassemblés devant le motel vieillot, ne semblaient pas à leur place. Amy et Ryan attrapèrent leurs bagages et se dirigèrent vers la réception. Les retraités propriétaires de la villa numéro trois se disputaient avec un agent du FBI qui insistait pour que nul ne quitte les lieux avant que tous les témoins aient été interrogés.

- Notre fille vit à deux pâtés de maisons, protesta la femme. Et mon mari souffre de diabète.

Ted et le docteur D avaient rejoint les lieux une heure plus tôt et investi deux suites contiguës. Ryan jeta un œil à la petite chambre où dormait Ethan, étendu sur la couchette inférieure de lits superposés.

Il marcha jusqu'à la fenêtre de la pièce principale, écarta le rideau grisâtre et observa l'autoroute qui filait derrière le motel. Il était à peine vingt heures, mais il tombait de sommeil.

Installée à un petit bureau, le docteur D contemplait l'écran de son ordinateur portable.

- Je viens de lire le rapport d'Amy. Laisse-moi te dire que tu as fait un travail formidable.

- Merci, répondit Ryan. Mais si cette bombe n'avait pas explosé, je crois que j'aurais pu en savoir davantage.

- Ce n'est pas terminé, dit Amy. Ethan a perdu sa mère et son meilleur ami. Il n'a plus que toi, maintenant.

Ryan se laissa tomber sur un canapé tendu de tissu à fleurs imprimées et poussa un profond soupir.

- C'est horrible, gronda-t-il. Il n'a plus que moi, un espion qui le manipule et a failli causer sa mort.

- Mais il te considère comme son ange gardien, fit observer Amy.

- Une seconde, interrompit le docteur D en déchiffrant le message qui venait d'apparaître à l'écran. Dallas vient de m'informer que le numéro qu'Ethan a composé correspond à un mobile anonyme équipé d'une carte prépayée.

- Ce n'est pas vraiment une surprise, lâcha Ted.

- Le signal a transité par une antenne relais située à Palo Alto, ajouta le docteur D.

- C'est là que se trouve la société de Gillian, dit Amy, à une cinquantaine de kilomètres.

- Vous  pensez  que  ce   Lombardi  va  sortir  du  bois? demanda Ryan.

- C'est certain, répondit Ted. Gillian a dû mettre en place des mesures de sécurité pour éviter qu'Ethan ne soit confié aux services de protection infantile si elle venait à disparaître. Lombardi va tout faire pour le récupérer et le conduire en lieu sûr.

- Nous devons définir une stratégie, annonça le docteur D. Ce Lombardi en sait sans doute bien davantage qu'Ethan au sujet de Gillian Kitsell et du clan Aramov. Mais il faudra être prudents. S'il se doute de quoi que ce soit, il disparaîtra dans la nature et nous n'en entendrons plus jamais parler. Ted hocha la tête en signe d'assentiment.

- Surtout si nous avons affaire à un avocat.

- Vous ne trouvez pas que Gillian Kitsell et le clan Aramov sonne comme un nom de groupe des années soixante-dix? lança Ryan.

Amy éclata de rire, mais Ted et le docteur D restèrent de marbre.

- Désolé, bredouilla Ryan. C'est à cause de la fièvre. Je n'ai pas les idées très claires.

- Tu devrais aller te reposer, dit Amy. Ethan n'est pas près de se réveiller.

Ted sortit une clé de sa poche.

- Dans le couloir, deuxième porte à droite, dit-il.

- Tu es sûr que tu ne veux pas manger quelque chose ? demanda Amy. Il y a un restau de l'autre côté de la route.

- Non, je n'ai pas faim, répondit Ryan en s'emparant de la clé.

- Dors bien, mon garçon, dit Ted.

- Je serai dans la chambre voisine, précisa Amy. N'hésite pas à venir me voir si tu as besoin de quoi que ce soit.

Toute cette sollicitude à son égard amusait beaucoup Ryan.

- Ça va, c'est juste un rhume, gloussa-t-il. Je pense que je serai encore en vie demain matin.