CHAPITRE
11
DISCUSSION ENTRE AMIS
Dix minutes avant l'heure du déjeuner, les trois classes de cinquième regagnèrent les vestiaires. Quelques élèves firent un détour par les douches, mais la plupart, dont Guillermo et ses camarades, se contentèrent d'une giclée de déodorant et d'un T-shirt propre.
À deux mètres de la petite bande, Ryan s'essuyait le torse à l'aide de son maillot de basket roulé en boule.
Comme prévu, Guillermo trouva ses clés au pied de son casier. En les replaçant dans la poche de son short, il constata que son mobile avait disparu.
Malgré le chahut ambiant, tous les élèves purent entendre son cri haut perché.
- Quel est l'enfoiré qui a piqué mon téléphone ? Constatant que personne ne lui prêtait attention, il vida ses affaires sur le carrelage afin de s'assurer que l'appareil n'avait pas glissé au fond du casier, fit volte-face puis regarda sous le banc.
- Tu as vérifié dans ton sac ? demanda un garçon chétif qui se changeait à ses côtés.
Guillermo se redressa d'un bond.
- Je ne le mets jamais dans mon sac, lança-t-il sur un ton hostile. Toujours dans mon short, avec mes clés.
Son interlocuteur leva les mains devant son visage puis recula d'un pas.
- J'essaye juste de t'aider, mec.
- Celui qui a piqué mon téléphone ferait mieux de se dénoncer tout de suite ! hurla Guillermo.
Par acquit de conscience, il fouilla toutes les poches de son sac. Lorsqu'il en eut terminé, son visage prit une teinte écarlate, puis il se mit à trembler, comme s'il était sur le point d'exploser.
- Qui a pris mon téléphone ? rugit-il.
Ryan, qui avait fini de se changer, était extrêmement tendu. La sonnerie annonçant la pause déjeuner n'allait pas tarder à retentir. Déjà, la plupart des élèves se pressaient vers le couloir. Il espérait que l'un des camarades de Guillermo lui proposerait de l'appeler afin de localiser l'appareil, mais ces derniers semblaient un peu longs à la détente.
Enfin, un garçon prénommé Sal brandit son téléphone.
- Pas de panique, dit-il. C'est quoi, ton numéro ?
- Il est sur vibreur ! enragea Guillermo.
- Essayons quand même. Si ton mobile est près de nous, on a des chances de l'entendre. Alors, ce numéro ?
Dès que Sal l'eut composé, Guillermo reconnut la sonnerie caractéristique de son mobile, à peine audible dans le vacarme produit par les élèves. Les deux garçons se précipitèrent vers la source sonore, fendirent la foule et trouvèrent Ethan accroupi, son sac ouvert à ses pieds.
- Qu'est-ce que tu fous avec mon téléphone, espèce d'enfoiré ? Tu as décidé d'en finir avec la vie ?
Tous les élèves s'étaient figés pour observer la scène. Ryan se tenait prêt à intervenir. Ethan était manifestement terrifié. Yannis, retranché dans un angle de la pièce, tremblait comme une feuille, laissant son meilleur ami aux prises avec son tourmenteur.
- Je n'ai pas piqué ton mobile, gémit Ethan en fouillant désespérément dans ses affaires.
À cet instant précis, ses doigts se refermèrent sur le portable. Sidéré, il le sortit de son sac.
- Alors comment expliques-tu qu'il se trouve dans ta main, espèce de sale petite merde ? rugit Guillermo.
Hors de lui, il saisit sa victime par la capuche de son sweat-shirt, la força à se redresser puis la plaqua contre un casier.
Ryan s'apprêtait à venir au secours d'Ethan lorsque Sal attrapa le bras de Guillermo.
- Ce petit con dit vrai, dit-il. Il n'a pas volé ton portable. Son camarade le fusilla du regard.
- Je ne suis pas aveugle. Je l'ai vu le sortir de son sac.
- Tu as dit que tu l'avais laissé sur le vibreur. Quelqu'un l'a glissé dans ses affaires.
Guillermo s'accorda quelques secondes de réflexion.
- Tu as peut-être raison, lâcha-t-il.
La tension s'apaisant, des rires nerveux fusèrent dans la foule des élèves, mais Ryan était désespéré de constater l'échec de sa stratégie.
Yannis retrouva son arrogance coutumière.
- Qui voudrait de ce téléphone pourri? ricana-t-il. J'en avais un plus perfectionné quand j'avais huit ans.
En s'exprimant ainsi, il venait de commettre une terrible erreur de jugement. Guillermo avait récupéré son mobile, mais il était désormais furieux d'avoir été victime d'un coup monté.
- Qu'est-ce que tu as dit ? gronda-t-il. Je rêve ou tu te fous de ma gueule ?
Yannis blêmit. Contre toute attente, Sal, qui détestait les railleries concernant la supposée pauvreté des immigrés sud-américains, lui flanqua une gifle mémorable.
Les rires se mêlèrent aux exclamations indignées.
- Vas-y, corrige ce gros lard ! lança un garçon d'origine mexicaine.
- Tout le monde ne peut pas avoir autant de fric que toi, lança Sal à l'adresse de Yannis en plantant un doigt dans sa bedaine proéminente. Mais je préférerais crever que de te ressembler.
Ryan avait repris espoir. Sal et Guillermo étaient tous deux plus grands que lui, mais il pensait pouvoir les neutraliser sans difficulté en exploitant l'effet de surprise. Avant qu'il n'ait pu esquisser un geste, trois autres Latinos le bousculèrent puis marchèrent droit vers Yannis.
- Vous avez entendu ça, les mecs ? dit Sal en se tournant vers les nouveaux venus. Ce connard nous a traités de clochards.
- Enfoiré de raciste, siffla l'un d'eux.
- Mais je n'ai jamais dit ça, plaida Yannis. C'est juste que... c'est un vieux téléphone. Pourquoi Ethan l'aurait-il volé ?
Sal brandit un poing menaçant. Sa victime se réfugia en tremblant dans un angle du vestiaire.
Ethan aurait pu profiter de la situation pour quitter discrètement la salle. Pourtant, contre toute attente, il prit la défense de cet ami qui l'avait laissé tomber quelques minutes plus tôt.
- J'ai plein de tickets pour la cafétéria, dit-il. Prenez-en autant que vous voulez, mais laissez-nous tranquilles.
- Tu crois que je n'ai pas de quoi me payer à bouffer, petit con ? rugit Sal. Tu penses que je vais laisser ton pote m'insulter pour un ticket repas à deux dollars ?
Quatre de ses camarades s'étaient positionnés de façon à interdire toute fuite hors de la zone du vestiaire occupée par les casiers. Ryan ne pouvait affronter six adversaires simultanément. Impuissant, il vit Sal frapper Ethan à l'estomac.
- Bien joué ! s'exclama un membre de la bande. Démonte- le, Sal !
La sonnerie retentit. Aux yeux de la plupart des élèves, se faufiler parmi les premiers dans la file d'attente du self-service était plus important qu'une place de choix pour assister au pugilat. Jouant des coudes, ils se ruèrent comme un seul homme vers le couloir.
- Du calme ! lança Mr Orchard en jaillissant de son minuscule bureau, alerté par le tumulte produit par la meute. Arrêtez de pousser, Mr Lowell.
Lorsqu'il se tourna pour regagner son réduit, il aperçut les garçons qui bloquaient l'accès aux casiers.
- Que se passe-t-il, par ici? demanda-t-il. C'est l'heure du déjeuner. Décampez de mon vestiaire immédiatement.
Les complices de Sal filèrent sans demander leur reste.
- Rendez-vous à la sortie des cours, chuchota ce dernier à l'adresse d'Ethan.
- Eh ! cria Orchard en saisissant Sal par le col. Je te rappelle que tu as déjà été exclu deux fois cette année. Pourrais- je savoir de quoi il retourne ?
Sal haussa les épaules.
- Juste une discussion entre amis.
- C'est ça, bien sûr. Sache que je t'ai à l'œil, mon petit. Allez, fous-moi le camp !
Il ne restait plus que cinq garçons dans le vestiaire. Ryan ne pouvait pas s'attarder sur les lieux de l'incident sans risquer de se faire remarquer. Il avait assisté à la scène à proximité de la sortie en faisant semblant de chercher un objet dans son sac. Selon le plan établi par Amy, il aurait dû régler la situation qu'il avait provoquée en quelques coups de poing savamment dosés, mais il n'avait pas saisi sa chance. Désormais, le conflit qui opposait Ethan et Guillermo risquait fort de dégénérer.
Mr Orchard se planta entre les belligérants. Il échangea des mots avec chacun d'eux, mais Ryan était trop éloigné pour en entendre la teneur. Yannis fut le premier à quitter le labyrinthe formé parles rangées de casiers. Quelques secondes plus tard, Ethan lui emboîta le pas, une main posée sur l'estomac.
Ses yeux étaient rougis, comme s'il était sur le point de fondre en larmes.
Ryan les suivit dans le couloir désert, en prenant soin de ne pas se laisser distancer, de façon à pouvoir espionner leur conversation.
- Tu n'aurais pas pu la boucler? enrageait Ethan. L'incident était clos. Ils étaient sur le point de se tirer.
- Ce n'est pas moi qui leur ai offert des tickets pour la cafétéria, fit observer Yannis. Ce n'était pas l'idée du siècle.
- Désolé, mais c'est tout ce qui m'est venu à l'esprit. Je voulais les empêcher de te casser la gueule.
- Je n'avais pas besoin de ton aide. Je maîtrisais la situation.
- Oh oui, bien sûr, j'ai même cru que tu allais leur botter le cul. J'avais presque peur pour eux.
- Tu crois qu'ils vont vraiment nous attendre à la sortie ? Ethan haussa les épaules.
- Sal est un sale type, mais si ça se trouve, il a juste dit ça pour nous foutre la trouille. Je crois qu'on ferait mieux d'aller au club d'échecs immédiatement, et d'y rester tout au long de la pause déjeuner. À la fin des cours, on rejoindra l'arrêt de bus en vitesse et on s'installera près du chauffeur. Avec un peu de chance, lundi, ils auront oublié toute cette histoire.
- Mon père possède un flingue, lança Yannis. Je sais où il le planque. S'ils continuent à nous emmerder, je les liquide.
- Oh, arrête un peu tes conneries, soupira Ethan. Tu me fais pitié.
- Je les buterai, tu peux me croire, insista son ami.
- Oui, tu as raison. Amène un flingue au collège. Ça va sans doute régler tous nos problèmes. Rien de tel qu'un bon massacre à l'arme à feu.
- Très bien, ne me crois pas, ricana Yannis, plus ridicule que jamais, tandis que son camarade s'engageait dans l'escalier.
- As-tu seulement tiré un coup de feu de ta vie ? Je te rappelle que ton père n'a même pas la nationalité américaine. Il n'a pas le droit de détenir une arme.
- Où est-ce que tu vas ? demanda Yannis, ignorant délibérément la remarque.
- Premier étage, club d'échecs.
- Et quand est-ce qu'on bouffe ?
- J'ai des sandwiches. Sal et ses potes doivent se trouver à la cafétéria. Si tu veux tenter ta chance, libre à toi. Seulement, ne compte pas sur moi.
- Mais je crève la dalle. Le vendredi, ils servent des frites et des hamburgers.
- Il va falloir tenir jusqu'à trois heures et demie. Si tu ne t'en sens pas capable, je suis prêt à partager mes réserves.
N'étant pas inscrit au club d'échecs, Ryan dut abandonner ses cibles. Malgré tous ses efforts, la mission n'avait pas avancé d'un millimètre.