Agé d'une quarantaine d'années, Léo portait d'épaisses lunettes de vue rectangulaires et une barbe négligée. Comme tous les jours, il avait revêtu un pantalon de survêtement et un maillot de l'équipe de football de Chelsea. Il lança un signe de la main au chauffeur avant qu'il ne se remette en route, puis il s'adressa à Ning, qui se tenait devant la porte de la maison.
- Qu'est-ce qui s'est passé? demanda-t-il, dominant la fillette du haut de son mètre quatre-vingt-dix.
Ning leva sa main bandée.
- Ah, je vois. Descends en vitesse et évite de traîner dans mes pattes. J'attends de la visite.
Ning pénétra dans la maison. En l'absence des employées, Léo avait laissé la porte de sa chambre ouverte. Elle ralentit le pas pour y jeter un œil. C'était un véritable dépotoir où toute surface plane était jonchée de cendriers débordant de mégots et de canettes de bière vides. Une large télévision LCD trônait au milieu de ce capharnaüm. Des personnages de jeux vidéo étaient figés sur l'écran barré du mot pause.
- Dans ta chambre, gronda Léo. Si j'entends un seul bruit, tu auras affaire à moi.
En dévalant les marches de l'escalier, Ning s'efforça d'échafauder une stratégie. Toutes les ouvertures du rez-de-chaussée étant condamnées, restaient la porte donnant sur le jardin, à l'arrière de la maison, et la fenêtre de la cuisine, dont elle devrait briser une vitre pour recouvrer la liberté.
Mais ses collègues ne seraient pas de retour avant une douzaine d'heures, et il lui semblait préférable de préparer son évasion dans les moindres détails. Elle possédait toujours une petite fortune en dollars, mais il lui fallait impérativement se procurer des livres britanniques pour acheter de la nourriture et assurer ses déplacements. En outre, elle tenait absolument à savoir précisément où elle se trouvait avant de se mettre en route.
Les employées qui, comme Mei, n'avaient pas réglé leur dette envers les trafiquants devaient rester cloîtrées dans le bâtiment. Seules deux femmes, libres de tout engagement financier, pouvaient profiter à loisir de leurs jours de congé, pourvu que Léo leur en donne l'autorisation. Elles appartenaient à la bande qui l'avait chassée de la salle de bain, le matin même. Ning décida de fouiller leur chambre afin de se procurer tout ce qui pourrait lui être utile, argent, horaires de bus ou courrier personnel indiquant l'adresse de la maison. Avec un peu de chance, elle ferait main basse sur un téléphone portable qui lui permettrait de prendre des nouvelles de Dan.
Ning choisit des vêtements propres, s'empara d'une serviette et d'une savonnette, puis gravit l'escalier menant au premier étage. En se glissant prudemment sur le palier du rez-de-chaussée, elle constata avec soulagement que la porte de la chambre de Léo était close et que la télévision était poussée à plein volume.
Parvenue à l'étage supérieur, elle foula le carrelage trempé de la salle de bain. L'air empestait le tabac froid. Les parois du bac de douche étaient recouvertes d'une épaisse couche de crasse, le trou d'évacuation bouché par un agglomérat de cheveux et de poils. Souhaitant garder son bandage sec, elle ôta l'emballage plastique d'un rouleau de papier toilette et le plaça autour de sa main blessée.
En dépit de l'aspect sinistre des lieux, Ning prit un vif plaisir à sentir l'eau chaude inonder son corps. Elle se rinçait les cheveux lorsque Léo déboula dans la pièce.
- Tu es sourde, ma petite ? hurla-t-il. Qu'est-ce que je t'ai dit?
Nue comme un ver, Ning se retrancha derrière le rideau de douche.
- Je ne me souviens plus, dit-elle. Ça ne peut pas attendre une minute ?
- Je t'ai demandé de rester dans ta chambre ! C'est à croire que tu cherches les ennuis.
- Je pensais qu'il suffisait que je ne fasse pas de bruit... Un coup de sonnette retentit au rez-de-chaussée.
- Bordel de merde ! rugit Léo avant de se précipiter hors de la salle de bain.
Tandis qu'il dévalait les marches, Ning décida qu'il valait mieux ne pas traîner dans la douche. Elle se sécha rapidement, enfila une culotte, un jean et un sweat-shirt propres puis s'engagea dans le couloir. Aussitôt, une odeur fétide provenant de la cage d'escalier lui sauta aux narines, puis elle entendit les deux hommes s'exprimer en chinois.
- Et qu'est-ce que je suis censé faire d'elles ? demanda Léo d'une voix étranglée.
- Les préparer puis attendre que quelqu'un vienne les chercher.
En jetant un œil par-dessus la rambarde du palier, Ning aperçut un individu râblé, et deux filles aux cheveux bruns effondrées contre le mur de l'entrée. Elle progressa en silence jusqu'à la chambre des quatre pestes.
- Bon sang, Ben, qu'est-ce qui leur est arrivé? demanda Léo.
- L'un de nos camions a disparu, il y a une semaine, expliqua son interlocuteur. La nuit dernière, j'ai reçu un appel anonyme m'indiquant où il se trouvait.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? Qui a bien pu t'appeler ?
- Les Russes. Ces salauds tentent de prendre le contrôle de nos opérations. Nous ignorons s'ils ont liquidé le chauffeur polonais ou s'ils se sont contentés de lui flanquer la trouille. Ce qui est certain, c'est que le camion s'est volatilisé pendant six jours. Les filles n'avaient plus rien à boire.
- Et pourquoi ça tombe sur moi ? demanda Léo.
- Parce que tu n'étais pas loin et que cette baraque est inoccupée jusqu'à demain matin. Tout sera terminé quand les ouvrières rentreront du boulot.
- Il y a une fille dans la maison.
- Bordel, tu m'as pourtant assuré que tu étais seul ! gronda Ben.
- Elle s'est pointée après ton appel. Elle s'est esquinté la main.
- Et c'est maintenant que tu penses à m'avertir ? Où est- elle ?
- Au premier. Elle prend une douche.
- Va la chercher.
Dès qu'elle entendit les pas résonner dans l'escalier, Ning entra dans la chambre des quatre femmes. Elle sauta sur l'un des lits, attrapa un magazine de mots fléchés et fit mine de le feuilleter.
- Qu'est-ce que tu fous là ? gronda Léo.
Ning réalisa qu'elle avait abandonné sa serviette et ses vêtements sales près de la porte, laissant soupçonner qu'elle s'était tenue là pour écouter ses échanges avec son supérieur.
- Je t'ai répété cent fois de rester au sous-sol. C'est pour ton bien, tu comprends ?
- Qu'est-ce qui se passe, là-haut ? cria Ben depuis l'entrée. Descends-la immédiatement.
- Tu as entendu, ma mignonne ? gronda Léo. Lève-toi en vitesse.
La tête basse, Ning quitta la chambre puis s'engagea dans l'escalier.
- Mais voyez-vous ça ? gloussa Ben lorsqu'il l'aperçut. Quel joli brin de fille.
Léo la poussa en avant pour la forcer à descendre. La puanteur, plus forte que jamais, évoquait celle qu'elle avait dû affronter, dissimulée dans la poubelle de Bichkek. Son regard se posa sur la montre en or et les avant-bras tatoués de Ben. Puis elle se tourna vers les filles aux cheveux bruns qu'elle avait cru apercevoir depuis le palier du premier étage et découvrit deux corps sans vie emballés dans des sacs-poubelles.