Pesant de tout son poids sur la rampe afin de soulager son orteil blessé, Ning éprouva toutes les peines du monde à descendre l'escalier. La cour était plongée dans la pénombre, mais on entendait distinctement le morceau diffusé par la sono du night-club. Un groupe de fêtards chahutait dans l'étroit passage menant à l'entrée de l'établissement.
Ning boita jusqu'à la clôture et constata qu'elle s'élevait à près de trois mètres. Elle la secoua pour en éprouver la solidité puis rechercha sans succès une brèche par laquelle se glisser. Elle rebroussa chemin pour examiner les poubelles, des cylindres d'aluminium de deux mètres de hauteur équipés de roulettes et de poignées. Sourde à la douleur que lui causaient son pied brisé et son ventre ébouillanté, elle poussa l'une d'elles jusqu'au portail.
Elle se hissa à la force des bras de façon à poser un pied sur la poignée, puis elle glissa un genou au sommet du container et se tint en équilibre précaire au-dessus des ordures. Elle en inspecta le contenu et estima qu'il était plein aux deux tiers. Lorsqu'elle posa un pied à l'intérieur pour s'assurer que les déchets étaient stables, elle dérangea un rat qui furetait parmi les sacs en plastique. Elle y posa l'autre jambe et se maintint en équilibre, le bord de la poubelle au niveau des genoux.
Il ne lui restait plus qu'à s'agripper au sommet de la clôture, à exercer une traction sur ses bras puis à se laisser tomber de l'autre côté de l'obstacle. Soudain, des pas précipités résonnèrent dans l'escalier de secours.
Ning tourna la tête. L'adolescent dévalait les marches. Dans une tentative désespérée d'échapper à son poursuivant, elle plongea vers le grillage, mais un objet pointu frôla son ventre brûlé, provoquant un spasme si douloureux qu'elle tomba en arrière parmi les déchets. Alors, Leonid Aramov apparut à son tour au sommet de l'escalier.
Jugeant sa situation désespérée, elle ne renouvela pas sa tentative. Même si elle parvenait à passer derrière la clôture, elle n'était pas en état de courir.
Le garçon se mit à gesticuler et à jacasser en russe en en kirghiz. Leonid lança des ordres puis les grilles s'ouvrirent. De cet échange, Ning ne retint qu'un mot : dollars.
D'innombrables bruits de pas se firent entendre, signe qu'une meute de gangsters venait de franchir le portail. Ning comprit alors que Leonid avait promis une forte prime à celui qui parviendrait à la capturer. Mais l'adolescent, qui avait rejoint la cour le premier, l'avait forcément vue tomber dans la poubelle.
Elle demeura dans sa cachette pendant quelques minutes, puis le container se mit en mouvement. Lorsqu'il s'immobilisa contre un mur, Ning vit des doigts épais se refermer au bord du cylindre, au-dessus de sa tête. Enfin, le visage rond du garçon apparut. Persuadée qu'elle allait être tirée sans ménagement hors de la poubelle, elle plaça ses mains devant son visage dans un geste défensif, mais l'adolescent posa un doigt sur ses lèvres :
- Chut ! Je leur ai dit que je t'ai vue sauter par-dessus la clôture et courir vers le sommet de la colline.
- Merci, chuchota-t-elle.
- Je reviendrai te chercher, mais il faudra être patiente, d'accord ?
De retour à la villa de l'équipe, Amy soumit Ryan à un débriefing complet. Il dut détailler les informations lâchées par Ethan et ce qu'il avait appris au sujet de Gillian Kitsell. Il insista sur son homosexualité, principale cause du conflit qui l'opposait aux autres membres de sa famille, sur la manière dont son fils avait été conçu et sur la présence d'une salle forte au sous-sol de son domicile. Amy rédigea une note détaillée qu'elle adressa par e-mail sécurisé au quartier général de l'ULFT, à Dallas. Elle y joignit les clichés de la porte.
Un analyste travaillerait toute la nuit sur ces informations. À son réveil, Ryan trouverait dans sa boîte de réception Internet un rapport estimant la pertinence des indices et indiquant des pistes à creuser lors de ses prochaines rencontres avec Ethan.
- Il paraît que tu n'as pas chômé, hier, lança Ted lorsque le garçon entra dans la cuisine.
- C'est vrai, confirma Ryan en se frottant les yeux. Mais c'était absolument épuisant. Pas physiquement, mais sur le plan intellectuel. Toute la journée, j'ai dû faire semblant d'être détendu tout en me concentrant sur les questions que je pouvais poser et celles qu'il me fallait écarter pour ne pas éveiller les soupçons.
- Mais on dirait qu'Ethan est moins timide qu'on ne le supposait.
La taille ceinte d'un tablier, Ted se trémoussait au son d'une chanson de Phil Collins diffusée par les enceintes incrustées dans le plafond. Il saisit le manche de la poêle où rissolaient des lamelles de bœuf et de poivron, puis il la secoua vigoureusement.
- Ethan est un peu lent au démarrage, mais après, on ne peut plus l'arrêter. Dis donc, ça sent drôlement bon, ton truc mexicain. En revanche, je ne suis pas sûr de partager tes goûts musicaux.
- Ne dis pas de mal de ce bon vieux Phil, grogna Ted. Il faut le voir sur scène ! La seule chose qui me ferait manquer l'un de ses concerts, c'est un match de play-off des Texas A & M.
- Base-ball ? hasarda Ryan.
Ted lui lança un gant de cuisine ignifugé au visage.
- Football, mon garçon ! Tu t'intéresses au sport ?
- En Angleterre, on a le rugby, répondit Ryan. C'est assez proche du football américain, mais nous, on n'a besoin ni de casque ni de protections, parce qu'on est des hommes, des vrais
- Eh, un ton en dessous, jeune homme, si tu ne veux pas que je te colle mon pied où je pense, ricana Ted. Bon, j'ai presque terminé. Il y a du guacamole et de la crème aigre au frigo. Pourrais-tu mettre la table, s'il te plaît ? Nous serons quatre.
- Quatre ?
- Amy ne t'a rien dit ? Nous recevons la patronne. Elle devrait déjà être ici, mais elle est sûrement coincée dans les embouteillages.
Ryan lâcha un profond soupir puis il ouvrit le tiroir contenant les couverts.
- On dirait que tu n'aimes pas beaucoup le docteur D, fit observer Ted.
- Je ne l'ai rencontrée que deux fois, mais elle m'énerve, avec sa voix aiguë et ses grands gestes des bras. Bonjour, je me prénomme Denise, mais vous devrez m'appeler docteur D.
Ted lâcha un éclat de rire.
- Tu imites son accent à la perfection. Je sais qu'elle est un peu bizarre, mais elle connaît son boulot, tu peux me croire. Et puis elle est à la tête de l'ULFT, ne l'oublie pas. Amy et moi sommes ses subordonnés. Alors essaye d'être gentil avec elle, si ça ne te fait rien.
- Ne t'inquiète pas, je sais me tenir, dit Ryan en plongeant le petit doigt dans le pot de guacamole. Elle va rester longtemps ?
- Quelques jours. Si quelqu'un te pose des questions, c'est ta grand-mère maternelle.
- OK, c'est enregistré.
Un coup de sonnette retentit. Ted enfonça le bouton commandant l'ouverture de la porte principale. Quelques instants plus tard, le docteur D entra dans la cuisine, déposa sur la table une grande boîte dorée et embrassa Ryan sur les deux joues.
- J'ai lu le rapport qu'Amy a adressé à l'analyste du quartier général, déclara-1-elle. Mon garçon, voilà ce que j'appelle faire avancer une mission. Ça méritait bien un petit cadeau.
Ryan souleva le couvercle de la boîte. Il découvrit un bonsaï et un galet parfaitement poli.
- C'est pour décorer ta chambre, ajouta le docteur D.
Ce n'était pas exactement le genre de cadeau auquel on pouvait s'attendre de la part d'un haut responsable des services secrets américains. Ryan le trouvait absolument ridicule, mais les recommandations de Ted résonnaient encore à ses oreilles.
- C'est... euh... très mignon. J'ai toujours adoré les arbres miniatures.
- C'est un kit feng shui, expliqua le docteur D. Quand j'ai vu ta chambre, la dernière fois, avec les toilettes et la cabine de douche orientées vers le lit, j'ai tout de suite su qu'elle dégageait des ondes négatives. Tu installeras le bonsaï sur le rebord de ta fenêtre et la pierre sur l'étagère de la salle de bain. Le chi de la pièce sera rééquilibré et, dès demain, tu te réveilleras chargé d'énergie positive.
- Ryan en a bien besoin, gloussa Amy en entrant dans la cuisine. Il est d'une humeur massacrante, au réveil.
Ryan s'empara d'une pile d'assiettes dans le placard.
- Estime-toi heureux, chuchota Ted à son oreille. Un jour, elle m'a offert un T-shirt violet énergisant.
Le docteur D s'assit sur une chaise pendant que Ryan disposait les couverts sur la table.
- L'idéal serait de trouver une nouvelle compagne à Gillian Kitsell, dit-elle. Ryan, il nous faudra connaître ses goûts en la matière. La prochaine fois que tu te trouveras chez elle, tâche de jeter un œil aux photos de ses ex.
- Je ne comprends pas comment l'ULFT a pu passer à côté d'un détail aussi important, fit observer Ryan. Les collègues de Gillian doivent être au courant. Et comme elle voyage beaucoup, il aurait suffi d'éplucher les registres des compagnies aériennes pour constater qu'elle était toujours accompagnée de femmes.
Le docteur D se raidit.
- Jeune homme, nous avons effectué des recherches approfondies. Mais notre cible dirige une société spécialisée dans la sécurité informatique. Elle est extrêmement prudente, et ses employés sont soumis à de strictes règles de confidentialité. Pour le moment, elle ignore qu'elle fait l'objet d'une investigation, et elle reste convaincue que personne ne connaît ses liens avec la famille Aramov. Mais si elle apprend qu'un utilisateur anonyme a cherché son nom sur la base de données de United Airlines, ou si l'une de ses ex l'informe qu'on lui a posé des questions à son sujet, elle pourrait s'exiler au Kirghizstan, où nous perdrons sa trace à jamais.