CHAPITRE 39
A
VION

 

 

Amy s'était offert une chambre à l'hôtel Balmoral, un établissement cinq étoiles situé à proximité de la gare. Ragaillardie par huit heures de sommeil dans un lit à baldaquin, elle dégustait un copieux petit déjeuner commandé auprès du room service lorsque son téléphone sonna.

- Lucy Pogue à l'appareil. J'ai bien reçu votre message, mais j'ai le regret de vous apprendre que la procédure d'expulsion de Fu Ning a été plus rapide que prévu. Elle a quitté le centre cette nuit, un peu après quatre heures.

Amy manqua de s'étrangler.

- Comment cela a-t-il pu se produire ? bredouilla-t-elle. Bon sang, j'ai fait le voyage depuis Dallas pour la rencontrer !

- Hier après-midi, la détenue s'est livrée à un acte de vandalisme qui nous a conduits à anticiper son départ. Je suis navrée, mais avec tout ce qui s'est passé, votre visite m'est complètement sortie de l'esprit.

- Savez-vous sur quel vol elle a embarqué ?

- Il n'y a qu'un avion par jour reliant Edimbourg à Pékin, expliqua Lucy.  Mais j'ignore à quelle heure il est censé décoller.

Amy effectua un rapide calcul mental. Sa montre indiquait sept heures quarante et une. Le centre de rétention de Kirkcaldy se trouvait à un peu plus d'une heure de route d'Edimbourg, ce qui signifiait que Ning avait rejoint l'aéroport international aux alentours de cinq heures trente. Considérant que les formalités exigeaient que les passagers se présentent deux heures avant l'embarquement, l'avion avait peut-être déjà décollé.

- Merci de m'avoir recontactée, dit-elle, la gorge serrée par l'anxiété. Je vais essayer de l'intercepter avant son départ.

Elle ouvrit une fenêtre Google sur le navigateur et composa les mots Edimbourg aéroport départs. L'appareil fonctionnant sur le réseau 3G, elle dut attendre près d'une minute avant que la page d'accueil n'apparaisse entièrement à l'écran. Elle accéda à la page des départs et identifia aussitôt le vol de Ning:

 

CI208 PÉKIN 7:50 EMBARQUEMENT IMMÉDIAT

 

Amy repoussa son plateau, sauta littéralement dans son jean, décrocha le téléphone fixe placé sur la table de nuit et composa le numéro des services d'urgence.

- Passez-moi le poste de sécurité de l'aéroport d'Edimbourg, bégaya-t-elle.

- Pourriez-vous  m'indiquer la  nature  exacte  de votre requête ? répondit l'opératrice.

- J'appartiens aux services de renseignement américains. Je dois impérativement m'entretenir avec une passagère qui se trouve dans un avion sur le point de décoller. Il faut que je parle au responsable de la sécurité de l'aéroport.

Son interlocutrice semblait décontenancée.

- Les services de renseignement américains ? répéta-t-elle.

- Oui, c'est ce que je viens de vous dire. Par pitié, faites ce que je demande !

- Je vais devoir en référer à ma supérieure, annonça l'opératrice. Veuillez patienter, je vous prie.

- Bon sang, grogna Amy.

Sept heures quarante-cinq. Le téléphone fixe collé à l'oreille, elle fit défiler les noms figurant dans le répertoire de son mobile jusqu'à la lettre U, comme Unicorn Tyre.

- Garage Unicorn Tyre, j'écoute ?

- Amy Collins, ancien agent, matricule 0974.

- Ewart Asker à l'appareil. Laisse tomber la procédure. Je t'écoute.

- Ewart, je dois intercepter une passagère à l'aéroport d'Edimbourg. Son nom est Fu Ning. Elle se trouva à bord du vol CI208 à destination de Pékin. L'avion est sur le point de décoller.

- On peut dire que tu t'y prends vraiment au dernier moment, mais je vais voir ce que je peux faire.

Au même instant, l'opératrice des services d'urgence la reprit en ligne.

- J'ai parlé à ma supérieure. Elle voudrait savoir si l'avion en question est directement menacé.

Comprenant qu'elle n'obtiendrait rien de l'employée et qu'Ewart faisait le nécessaire, Amy laissa éclater sa colère.

- Non, aucun risque d'attaque terroriste, si c'est ce que vous voulez savoir. Et avouez que c'est plutôt une bonne nouvelle, vu le temps que vous mettez à réagir !

 

L'avion roulait lentement sur la voie de circulation. Le film décrivant les consignes de sécurité venait de s'achever. Ning occupait un siège côté hublot. Elle regardait le soleil se lever au-dessus du tarmac et se demandait si c'était la dernière image qu'elle garderait de l'Angleterre. Joan posa une main sur son genou.

La voix d'une femme à l'accent chinois prononcé se fit entendre dans l'intercom.

- Mesdames et messieurs, l'équipage est heureux de vous accueillir à bord de ce vol China International à destination de Pékin. Nous nous poserons dans douze heures et vingt minutes. Nous avons quitté le terminal avec un peu de retard, mais cela n'affectera pas la suite de notre voyage.

Ning avait pris l'avion un nombre incalculable de fois, mais elle avait toujours ressenti une légère appréhension dans les instants précédant le décollage. L'Airbus se tourna lentement dans l'axe de la piste.

 

Amy n'avait même pas eu le temps de passer un soutien-gorge et d'enfiler des chaussettes. Sac de voyage à l'épaule et téléphone mobile à la main, elle déboula dans le hall de l'hôtel Balmoral vêtue d'un simple T-shirt, d'un jean et d'une paire de baskets. Elle franchit la porte à tambour puis se précipita vers la station de taxis.

- Désolé, il y a urgence, s'excusa-1-elle en sautant dans le véhicule qu'un couple de retraités s'apprêtait à emprunter.

- Où allez-vous ? demanda le chauffeur.

- À l'aéroport. Ça prendra combien de temps ?

- Entre vingt et quarante minutes. Tout dépend de la circulation.

Par chance, il était encore tôt et le véhicule put filer librement sur la voie rapide. Amy contacta le quartier général de l'ULFT et demanda à l'officier de permanence s'il existait un moyen de forcer l'avion à se poser lorsqu'il aurait pris les airs.

- C'est absolument impossible, répondit son collègue. À moins que tu n'aies les preuves que l'appareil est menacé d'une attaque terroriste, ça déclencherait un énorme incident diplomatique. Il ne te reste plus qu'à demander officiellement aux autorités chinoises la permission de te rendre en Chine afin d'interroger Fu Ning.

- C'est ce que je craignais. Je dois à tout prix l'intercepter avant le décollage.

Lorsqu'elle interrompit la communication, elle découvrit un avis d'appel en absence sur l'écran de son mobile. Ewart lui avait laissé un message vocal.

- Amy, c'est Ewart. Les douanes m'ont confirmé que Fu Ning se trouve à bord. Les contrôleurs ont reçu l'ordre de retenir l'avion, mais j'ai bien peur que la décision n'ait été prise trop tard.

Amy sélectionna la fonction rappel, mais la ligne était occupée. Elle bascula sur le navigateur et réactualisa la page des départs.

 

CI208 PÉKIN 7:50 EMBARQUEMENT TERMINÉ

 

Le taxi franchit un portail surmonté d'un panneau jaune et noir portant l'inscription Bienvenue à l'aéroport international d'Edimbourg. Il était huit heures et quart. Amy n'avait plus aucune raison de paniquer : soit l'avion avait décollé, soit son équipage avait reçu l'ordre de demeurer sur le tarmac. Courir jusqu'au terminal ne changerait rien à la situation.

Elle remit au chauffeur un billet de vingt livres.

- Merci beaucoup, dit-elle en descendant du véhicule. Vous pouvez garder la monnaie.

- Eh, attendez, dit l'homme.

Amy fit volte-face, supposant qu'elle avait oublié quelque chose sur la banquette.

- Je sais que vous êtes pressée, mademoiselle, mais il est de mon devoir que vous avertir que vous avez un truc bizarre au bout du nez.

Amy passa une main sur son visage puis contempla les résidus de porridge dont ses doigts étaient maculés.

- Oh. J'ai fini mon petit déjeuner de façon un peu... précipitée. Merci pour le tuyau.

Elle franchit les portes automatiques du terminal puis trottina en direction de la zone d'embarquement. Elle leva les yeux vers l'immense panneau d'affichage et ce qu'elle y vit lui redonna du baume au cœur.

 

CI208 PÉKIN 7:50 PAS D'INFORMATION

 

Ignorant où se trouvait le service de sécurité de l'aéroport, elle se présenta au guichet d'accueil. À cet instant précis, son mobile sonna. L'homme à l'autre bout du fil s'exprimait avec un fort accent écossais.

- Miss Collins ?

- Elle-même.

- Dès que vous serez à l'aéroport, retrouvez-moi au poste de contrôle du fret, à gauche du terminal, en entrant.

Amy leva la tête et aperçut un policier qui tenait un mobile contre son oreille, à une vingtaine de mètres. Elle se porta aussitôt à sa rencontre.

- Vous avez pu retenir l'avion ?

 

Le pilote informa les passagers que le contrôle aérien avait ordonné que l'appareil regagne le terminal pour des raisons techniques. Dix minutes plus tard, l'avion atteignit la portion de tarmac qui lui avait été assignée. Là, des officiers de police déployèrent une passerelle motorisée au niveau de la porte avant gauche.

- Il se passe quelque chose d'inhabituel, dit Joan Higgins.

Les passagers commencèrent à échanger des théories sur les raisons de cette intervention. Quatre officiers gravirent les marches. Le chef du détachement s'engagea dans la travée centrale d'un pas décidé, le regard rivé sur la signalétique indiquant le numéro des sièges, puis il s'immobilisa devant Joan et Ning.

- Fu Ning? demanda-t-il. J'ai reçu l'ordre de vous faire descendre de cet avion.

- Qu'est-ce qui se passe? demanda Joan en exhibant sa carte  des services d'immigration.  Je suis  chargée  de la conduire à Pékin.

- Désolé, mais nous avons des instructions très strictes. Vous allez devoir nous accompagner.

Les passagers observaient la scène avec des yeux ronds.

«Mesdames et messieurs, annonça la voix dans l'intercom, comme vous pouvez le constater, nous avons dû regagner le terminal afin de permettre le débarquement de deux personnes. Malheureusement, j'ai le regret de vous informer que la réglementation ne nous autorise pas à décoller tant que leurs bagages se trouvent en soute. Nous attendons l'intervention imminente d'une équipe de l'aéroport. »

S'ils ignoraient les motifs précis de l'opération, les policiers chargés de la sécurité du terminal semblaient ravis d'intervenir dans le cadre d'une affaire importante. Outre les quatre officiers qui étaient entrés dans l'appareil, deux de leurs collègues montaient la garde au pied de la passerelle, et le reste des effectifs avait formé une véritable haie d'honneur dans le hall d'arrivée.

- Est-ce que quelqu'un peut me dire de quoi il s'agit? demanda Joan en sortant son Blackberry de la poche de sa veste.

Elle ne reçut aucune réponse. Une jeune femme vêtue d'un jean et d'un T-shirt vint à sa rencontre, l'ignora souverainement et serra chaleureusement la main de Ning.

- Eh bien, on peut dire qu'on a eu chaud, haleta Amy, le visage éclairé d'un large sourire.